"Tout autant qu'il travaille la présentation formelle de ses tableaux-dans-le-tableau, Vermeer en manipule la fonction symbolique. En économisant à l'extrême les moyens de la représentation, il en renforce l'effet visuel au sein de la toile. Ses tableaux-dans-le tableau ont une présence manifeste, parfois plus insistante que chez ses contemporains, et la force de cette présence accentue le sentiment du sens moral ou "emblématique" dont ils investissent la toile. Mais ce sens demeure souvent incertain, insaisissable. Tout se passe comme si Vermeer faisait jouer le motif courant du tableau-dans-le-tableau de façon à la fois à faire entendre qu'il y a "du sens" et à interdire toute prise claire et distincte de ce sens."
Daniel ARASSE
L'ambition de Vermeer
Paris, Éditions Klincksieck, 2016
p. 50
La semaine dernière, amis visiteurs, je vous avais annoncé définitivement clos le dossier des cuillères dites "à la nageuse".
Puis, ces derniers jours, plongé tout à la fois dans le superbe catalogue de l'exposition Vermeer et les Maîtres de la peinture de genre qui vient de fermer ses portes à Paris, ainsi que, en parallèle, dans l'excellent ouvrage que l'historien de l'art Daniel Arasse avait voici un quart de siècle précisément consacré au "Sphinx de Delft", et dont sciemment j'ai repris ce matin en guise d'exergue un extrait, je me suis souvenu d'un article paru à l'automne 2011 dans la revue trimestrielle Égypte, Afrique & Orient, n° 63, publiée alors par le Centre d'égyptologie avignonnais, auquel sur mon blog j'ai déjà fait allusion, et dans lequel l'égyptologue belge Nadine Cherpion proposait une très intéressante réflexion sur La danseuse de Deir el-Médîna et les prétendus "lits clos" du village, au sein de laquelle, magistralement, elle décode quelques-uns des symboles sexuels ou érotiques qui font florès, vous ne l'ignorez plus maintenant je l'espère, dans l'art de l'Égypte antique.
Et pour ce faire, d'y avancer de pénétrants développements comparatifs avec des peintures d'artistes de ce qu'il est convenu d'appeler l' "École du Nord", notamment Johannes Vermeer et ses jeunes femmes jouant du virginal.
(Permettez-moi de rappeler qu'il vous suffit de cliquer sur les termes écrits en rouge pour, dans mes articles, être toujours dirigés soit vers un texte plus ancien, soit vers une explication ou vers une illustration qui s'y réfère, - comme ce sera fréquemment le cas aujourd'hui avec les tableaux des peintres que nous aborderons.)
Parmi de nombreux et divers documents présents dans l'art égyptien évoqués par Madame Cherpion aux fins d'étayer son propos, vous ne serez nullement étonné que l'un d'eux retienne plus spécifiquement mon attention ce matin puisqu'il s'agit d'une cuillère dite "à la nageuse" que j'avais eu l'heur d'admirer à Paris, au printemps 1993, à l'exposition dédiée à Aménophis III, le Pharaon-Soleil, aux Galeries Nationales du Grand Palais : la superbe provenait du Musée Pouchkine de Moscou où elle y porte le numéro d'inventaire I. 1a 3627 et où mon ami Alain Guilleux l'a désormais immortalisée.
En ivoire peint et en ébène, d'une longueur de 19, 5 cm, cette belle "naïade" porte pour seuls "vêtements", caractéristique non-anodine, un collier, une ceinture de hanches et une perruque arrondie.
Outre la particularité de soutenir une fleur de lotus en guise de cuilleron muni d'un couvercle, elle présente, comme vous le constaterez plus spécifiquement ci-après grâce à un effet de miroir, celle, originale, d'exhiber sur chaque jambe une petite représentation stylisée peinte du nain Bès, génie ventripotent aux longs bras, favori de la déesse Hathor, censé d'une part protéger les parturientes ainsi que les nouveau-nés et d'autre part, notamment quand il joue d'un instrument de musique, considéré comme dieu du libertinage ; ce qui l'autorisa par ailleurs à lui aussi orner certaines cuillères exhumées de divers mobiliers funéraires.
(Merci à toi pour l'immense cadeau que tu nous fais, Alain, à mes lecteurs et à moi-même, en acceptant de m'adresser tes clichés en vue d'illustrer ma présente intervention.)
Arrivés à ce point de mon exposé, vous ne manquerez certainement pas de vous interroger sur la raison pour laquelle, alors que j'avais affirmé la semaine dernière avoir apposé le point final à ce dossier des cuillères dites "à la nageuse", je décide tout de go de bouleverser mes intentions premières et de vous convier à un rendez-vous supplémentaire.
A la page 303 du catalogue de l'exposition Aménophis III mentionné il y a quelques instants, Arielle P. Kozloff, Conservatrice au Cleveland Museum of Art, analysant cette "nageuse au lotus", comme elle la nomme, propose, à l'instar de toutes les autres cuillères d'offrande de ce type iconographique précis, d'y voir tout naturellement une figuration de la déesse-mère Nout, personnification de la voûte céleste, évoluant sur les eaux primordiales du Noun éternel, ainsi que je vous l'ai dernièrement expliqué.
Et Madame Kozloff de conclure ses propos en indiquant que si cette cuillère lui paraît être unique en son genre, d'autres Égyptiennes, - l'une peinte dans la TT 341 de Nakhtamon, une autre sur une coupe en faïence bleue exposée au Rijksmuseum de Leyde, aux Pays-Bas, une autre encore servant de manche à un miroir dans les collections du Musée de Khartoum, au Soudan, d'autres enfin, très colorées, décorant les murs de certaines maisons de Deir el-Médineh, celles qu'évoquent Nadine Cherpion dans l'article précité -, manifestement toutes danseuses et/ou musiciennes jouant de la flûte ou de la lyre, toutes figurées nues mais arborant toutes collier, ceinture de taille et perruque -, portent étrangement une effigie stylisée de Bès sur chacune de leurs cuisses.
Vraisemblablement toutes aussi, si j'accrédite la thèse avancée par Madame Cherpion, à cause de leur nudité, de ce tatouage, du style de leur perruque et des bijoux dont elles sont parées, étant si pas des prostituées, - entérinant de la sorte l'impression qui était déjà celle de l'égyptologue française Madame Jeanne Vandier d'Abbadie en 1938 ; impression qui devint par la suite vérité première chez maints de ses consoeurs et confrères -, à tout le moins des courtisanes, des "demi-mondaines", des libertines ou des femmes qui visiblement voulaient faire comprendre qu'elles étaient "disponibles" pour un mari, certes, mais aussi pour un amant, voire un client ...
Et d'insister également sur le fait qu'à l'Antiquité déjà, un rapport étroit exista entre instruments de musique et érotisme : rappelez-vous ce que je vous ai d'ailleurs tout récemment expliqué concernant la déesse Hathor, divinité suprême de la danse, partant, de la musique, notamment du jeu de harpes.
Mais, m'interrogerez-vous certainement : quel est le rapport avec Vermeer de Delft et d'autres artistes hollandais de son époque ?
Aux fins de vous répondre, je propose de nous tourner vers certains de ces tableaux avec scène musicale vus à la récente exposition du Louvre, notamment "Femme assise à son virginal", de la National Gallery de Londres. Mais aussi "Le Concert", provenant du Musée Isabella Stewart Gardner de Boston qui, très probablement eût pu venir à Paris s'il n'avait été dérobé en 1990 et jamais retrouvé depuis : y remarquez-vous, sur le mur du fond, un tableau-dans-le-tableau, à savoir : "L'Entremetteuse", que Vermeer a copié de son compatriote Dirck van Baburen ?
Convenez-en, l'oeuvre n'est certes pas placée à cet endroit pour d'une manière totalement gratuite décorer un intérieur cossu. Non, considérez-là en tant qu'une sorte de message de compréhension permettant de nûment connoter les deux toiles au domaine de l'érotisme.
Et il en est de même avec la présence d'une figuration d'un Cupidon, nullement anodine dans cet univers dédié à la musique, notamment dans "Femme debout devant son virginal", appartenant à la National Gallery de Londres.
Ces tableaux-dans-le-tableau, comme les appelle Daniel Arasse, choisis par Vermeer possèdent un sens réel, manifeste, souhaité, et pas vraiment celé.
En outre, si vous prêtez un attention soutenue aux élégantes jeunes femmes, qu'elles soient assises ou debout devant leur instrument, vous me concéderez que jamais elles ne le regardent en le jouant mais, les yeux délibérément tournés vers vous et moi, elles donnent plutôt le sentiment soit d'attendre l'arrivée de quelqu'un, soit d'accueillir celui qui déjà vient d'entrer, - mari, amant ou client ; en tout cas, partenaire amoureux espéré -, avec un regard "insistant et même coquin", affirme Nadine Cherpion.
D'ailleurs, dans d'autres tableaux ressortissant à la même thématique musicale, un personnage masculin se tient déjà parfois proche de l'instrument, ce qui renforce une impression d'intimité au sein de ce couple, une impression de moment de séduction ...
Daniel Arasse indique même, p. 114 de son étude référencée dans ma bibliographie ci-dessous, que tout homme présent notamment dans les scènes musicales, - personnage masculin qu'il nomme "figure d'intrusion" -, constitue autant de variations sur un motif à résonance érotique : le galant interrompant une musicienne.
Indéniablement, même si ces toiles peuvent faire l'objet, - et l'ont d'ailleurs fait -, d'analyses polysémiques, elles imposent une estampille particulièrement sensuelle qui n'est certes pas à balayer d'un revers de main.
J'ajouterai enfin que certains contemporains de Vermeer s'exprimèrent plus ouvertement encore en nous offrant leur propre vision de scènes musicales : ainsi, Eglon van der Neer et "Le luth accordé", prêté au Louvre par l'Alte Pinakothek de Munich ou Frans van Mieris et sa "Joueuse de théorbe", par la National Gallery of Scotland d'Édimbourg qui, selon la notice de la page 147 du catalogue, rédigée par Adriaan E. Waiboer, Conservateur en chef de la National Gallery of Ireland de Dublin et par ailleurs un des Commissaires de l'exposition, donnent à voir, je cite : "l'image artificielle d'une prostituée sexuellement aguichante, vêtue à la mode hollandaise du début des années 1660 et assise dans un intérieur luxueux", dans une attitude, ajoute-t-il un peu plus loin, "lascive".
Personnellement, je prends bonne note de ces intéressantes interprétations. Mais vous, amis visiteurs, comment vous positionnez-vous sur ce point précis : cette jeune beauté tatouée ornant le manche de la cuillère du Musée Pouchkine de Moscou fut-elle à vos yeux une femme aux moeurs légères, une filles de joie, comme l'écrit en toutes lettres Madame Cherpion, à l'image des musiciennes croisées chez certains peintres hollandais ou, plus prosaïquement, personnifia-t-elle comme toutes les autres la déesse Nout, ainsi que l'affirme Arielle P. Kozloff ?
A vos claviers ! Le débat est ouvert ...
BIBLIOGRAPHIE
ARASSE Daniel, L'ambition de Vermeer, Paris, Éditions Klincksieck, 2016, passim.
CHERPION Nadine, La danseuse de Deir el-Médîna et les prétendus "lits clos" du village, Égypte, Afrique & Orient n° 63, Avignon, Centre d'égyptologie, 2011, pp. 55-72.
KOZLOFF Arielle P., Instruments rituels, dans Aménophis III : le Pharaon-Soleil, Paris, Catalogue de l'Exposition au Grand Palais, Éditions RMN, 1993, p. 303.
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