Toute cuisine révèle un corps en même temps qu'un style, sinon un monde : lorsque enfant il m'a fallu comprendre ce qu'étaient la pauvreté et les fins de mois de mes parents, ce sont les oeufs ou les pommes de terre qui me l'ont signifié. Ou le manque de viande ...
Michel ONFRAY
Le ventre des philosophes.
Critique de la raison diététique
Paris, Ed. Grasset & Fasquelle,
Le Livre de Poche, Biblio Essais, n° 4122
p. 9 de mon édition de 1997
La toute récente exposition du Louvre-Lens, cette salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, ou la découverte que beaucoup d'entre vous, amis visiteurs, ont déjà probablement faite soit des mastabas datant essentiellement de l'Ancien Empire situés sur le plateau de Guizeh soit des hypogées du Nouvel Empire enfouis dans la montagne thébaine vous ont sans conteste appris que la figuration d'animaux et des produits alimentaires dont ils sont à l'origine constitue un topos des scènes peintes et/ou gravées sur les parois des tombeaux égyptiens antiques.
Mais tout ce bétail, symbole premier d'une importance économique réelle dans le chef de ceux qui s'en prévalurent, quel rôle joua-t-il dans le théâtre de la réalité factuelle du peuple égyptien, pour ce qui concerne plus spécifiquement les repas quotidiens ?
C'est à tenter de répondre à cette question mais également à d'autres qui lui sont apparentées que nous nous attelons vous et moi depuis peu.
Vous rappelez-vous ce morceau de viande réel mais desséché (E 14551) que vous avez vu, la semaine dernière, sur la petite étagère vitrée, tout en haut, à droite de ce côté de la vitrine 6 de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes ?
Grâce à lui, en guise de première approche, vous aviez pu prendre connaissance de l'existence de l'intéressante documentation que nous ont léguée les ouvriers et artisans du désormais célèbre village de Deir el-Médineh, au Nouvel Empire.
Cela fait de très nombreuses années maintenant que les égyptologues se sont penchés sur elle et nous ont transmis leurs conclusions à propos de la quotidienneté des habitants en général, et de leurs ressources nutritives en particulier.
Mais, in fine, la question que nous nous posions résidait dans le fait de savoir si oui ou non cette communauté était véritablement représentative de la classe populaire égyptienne.
Aux fins de poursuivre cette petite enquête alimentaire, je vous propose ce matin de profiter de la présence, aux côtés du volatile grillé, d'un petit bas-relief de l'Ancien Empire (E 25281), mesurant 14,5 centimètres de hauteur et 21 de longueur.
Il fut légué au Louvre en 1952 par Georges-Henri Rivière (1897-1985), célèbre muséologue français qui, en 1937, fonda et dirigea trente années durant le Musée national des Arts et Traditions populaires, musée d'ethnologie dont les collections sont, depuis 2010, transférées à Marseille.
La scène du registre principal qu'il donne à voir, - "de boucherie", comme aiment à la définir les égyptologues -, parfait exemple du traitement raffiné qu'imprimaient les artistes de l'époque à leurs gravures, les plus fidèles d'entre vous, amis visiteurs, la reconnaîtront : il s'agit de l'ablation de la patte antérieure droite d'un boeuf, - le khepesh tant souhaité -, dont les membres postérieurs ont préalablement été entravés.
Au registre inférieur, dans le même ordre d'idées, - ce qui est loin d'être anodin -, l'artiste a représenté un homme portant sur ses épaules une gazelle ou un oryx, dont vous n'ignorez plus à présent qu'un même sort, un même rituel lie entre eux tous ces animaux !
Bien au-delà de l'acte sacrificiel, lui-même donnant lieu à une offrande carnée de premier choix pour un défunt, avec tout ce que cela signifie quant à son alimentation post mortem, la symbolique de ces gestes se veut rappel constamment asséné de la prééminence du bon ordre social, du bon ordre universel, Maât, en fait ici personnifiée par celui qui tranche la patte, sur Isefet, le chaos, toujours susceptible de s'imposer, personnifié quant à lui par la bête qu'il faut sacrifier, assimilée dans ce cas de figure aux ennemis de l'Égypte !
Si, comme je l'ai indiqué voici quelques instants, les travaux de l'égyptologue français Bernard Bruyère à Deir el-Médineh datent considérablement, d'autres recherches, beaucoup plus récentes et menées notamment sur des sites de l'époque pré-dynastique dans le Delta - je pense ainsi à ceux de Bouto, de Minshat Abu Omar, de Tell Ibrahim Awad ou de Maadi -, vont nous permettre d'affiner nos connaissances, c'est sur celui de Kom el-Hisn qu'aujourd'hui, amis visiteurs, je vous invite à m'accompagner.
Nous sommes à l'ouest du Delta du Nil, entre une ancienne branche de ce fleuve et le désert libyque, à quelque 115 kilomètres au nord-ouest de Memphis. Le site, capitale du 3ème nome de Basse-Egypte, portant à l'Ancien Empire le nom de Ymaou, fut entre autres placé sous la protection de la déesse-vache Hathor ; ce qui ne vous étonnera pas si vous prenez en considération le fait que des cultes dédiés aux bovidés étaient fort répandus dans le Delta, au point que plusieurs des entités de la région portèrent un nom en relation avec cette famille animale.
Si les fouilles de Kom el-Hisn entamées dès l'aube de l'archéologie égyptienne par l'Anglais Francis Llewellyn Griffith (1862-1934), puis William Matthew Flinders Petrie (1853-1942) révélèrent que des monuments datant de l'époque de Ramsès II ou encore, à la XXIIème dynastie, de Chechonq, furent mis au jour, c'est sur celles entreprises avec une visée archéozoologique, en 1984, 1986 et 1988, par Robert J. Wenke que j'aimerais maintenant asseoir mon propos.
Outre que les artefacts analysés indiquent que de nombreuses activités domestiques élémentaires s'y déployaient - je pense notamment à ces pots et bols en céramique induisant préparation, voire stockage de denrées alimentaires -, il appert que Kom el-Hisn fut, dès les premiers moments de l'Histoire égyptienne, un centre d'élevage de bovins et d'ovins mais - et c'est à mes yeux le plus intéressant -, les ossements que l'on y a retrouvés sont majoritairement ceux de capridés et de suidés.
Ce qui, en d'autres termes, signifie que ces deux dernières familles de mammifères constituaient l'essentiel de l'alimentation carnée des fermiers producteurs, et que les deux autres, là élevées, considérées probablement comme plus prestigieuses, plus nobles, l'étaient en vue d'une exportation vers les centres cultuels les plus proches, entendez : Memphis, où il était capital de nourrir les puissants et leurs féaux et/ou Guizeh, où il était absolument nécessaire de ravitailler les ouvriers aménageant les mastabas de ces mêmes notables.
Est-il besoin d'ajouter que l'abondance d'os de vaches, de veaux, de moutons et de chèvres retrouvés dans les nécropoles afférentes atteste mon propos ?
Ce n'est donc pas - mais qui en eût douté ? -, parce que le pouvoir royal imposait – dans tous les sens du terme, déjà ! -, aux fermiers des contrées avoisinantes de produire des têtes d'un bétail considéré comme de haute qualité dans le but de subvenir aux besoins de classes sociales relativement privilégiées que ces producteurs villageois, que ces membres de la classe dite populaire, bénéficièrent de la même nourriture de premier choix !
Affinons. Une étude comparative élargie à d'autres sites du Delta à cette époque - mais en a-t-il été autrement tout au long de l'histoire égyptienne ? -, révèle que la viande la plus mangée dans l'Égypte des temps anciens fut celle des porcins.
Oui, vous m'avez bien lu, amis visiteurs, les chiffres sont formels : les reliefs osseux de porcs liés à la cuisine humaine qui furent exhumés dans ces différents sites nilotiques, affirme le Professeur Youri Volokhine, Maître d'Enseignement et de Recherche en Histoire des Religions à la Faculté des Lettres de l'Université de Genève, à la page 65 de son magistral ouvrage référencé ci-après dans la bibliographie infrapaginale, s'élèvent à 62,5 % de l'ensemble des animaux habituellement ingérés.
Affinons encore. Il ressort entre autres intéressants renseignements déduits de l'analyse isotopique de tissus mous et minéralisés pratiquée par des chercheurs de l'Université Claude Bernard de Lyon à partir de momies égyptiennes appartenant au Musée des Confluences et au Musée Testut Latarjet d'Anatomie et d'Histoire naturelle médicale de la ville, - je vous invite à lire l'article détaillé grâce au lien fourni dans la référence infrapaginale, sous l'entrée "Touzeau ..." -, que les viandes les plus riches, entendez : essentiellement les bovidés, dont font état les registres peints ou gravés sur les parois des chambres sépulcrales ne furent que peu à la portée du petit peuple égyptien, probablement contraint pour diverses raisons de se contenter de chair animale plus adaptée à ses moyens personnels, comprenez : celle des porcins.
Deux importants noeuds gordiens restent maintenant à trancher.
1. Alors que grâce aux fouilles archéologiques et archéozoologiques, alors que grâce aux analyses scientifiques de momies, les unes apportant de l'eau au moulin des autres, vous venez de le voir, il appert incontestablement que la viande de porc fut largement consommée dans l'Égypte antique, comment peut-on expliquer son absence quasi totale au sein de l'iconographie des tombeaux actuellement connus ?
2. Qu'en est-il réellement en Égypte de cet "interdit" du porc dont, depuis les Grecs, l'on nous rebat séculairement les oreilles aux fins d'étayer diverses thèses, pas toujours des plus "catholiques" ?
C'est à tenter de résoudre ces questions que je m'attellerai ces prochaines semaines, amis visiteurs, en commençant par vous proposer, mardi 21 avril, un court arrêt à l'entrée de cette même salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, devant la toute première vitrine que nous y avions déjà rencontrée en septembre 2009 : une petite piqûre de rappel ne me semble pas inutile avant de progresser dans notre enquête ... pour autant, bien évidemment, que cette thématique vous intéresse !
A tout bientôt ?
BIBLIOGRAPHIE
CAGLE Anthony J.
The spatial structure of Kom el-Hisn : an Old Kingdom town in the Western Nile Delta, Egypt, Dissertation, University of Washington, 2001.
(Librement téléchargeable grâce à ce lien)
HAMONIC Fanny
Relief : scène de boucherie, dans Des animaux et des pharaons - Le règne animal dans l'Égypte ancienne, Catalogue de l'exposition au Musée du Louvre-Lens, Paris, Somogy éditions d'art, 2014, notice p. 111.
MORENO GARCIA Juan Carlos
"J'ai rempli les pâturages de vaches tachetées ..." - Bétail, économie royale et idéologie en Égypte de l'Ancien au Moyen Empire, dans RdE 50, Paris, Peeters, 1999, pp. 241-57.
TOUZEAU A./LECUYER C./FLANDROIS J.-P.
L'alimentation des anciens Égyptiens retrouvée par l'analyse isotopique des momies, Note de l'Institut antional des sciences de l'univers, CNRS, 11 avril 2014.
(Librement téléchargeable grâce à ce lien.)
VOLOKHINE Youri
Le porc en Égypte ancienne - Mythes et histoire à l'origine des interdits alimentaires, Liège, Presses universitaires de Liège, 2014.