L’individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu’il ne nous est pas matériellement utile de l’apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d’un autre homme), ce n’est pas l’individualité même que notre œil saisit, c’est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique. Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles.
Henri BERGSON
Le rire. Essai sur la signification du comique
Paris, P.U.F., Collection Quadrige, 1991,
pp. 116-7
Nous y sommes ! À l'instar de Jean de la Bruyère avançant le pied, "avec caractère", dirigeons-nous amis visiteurs, ainsi que je vous l'avais proposé la semaine dernière, enthousiasmés, vers la crypte sous la voûte de laquelle, majestueusement, LE Sphinx guette notre arrivée ; crypte, je le précise au passage, aménagée sous la Cour Carrée du Louvre aux fins de relier deux escaliers fondamentaux : à gauche, celui qui nous permettra de poursuivre à l'avenir la visite du Département des Antiquités égyptiennes et, à droite, celui offrant l'opportunité d'accéder au sein même des salles grecques.
Oserais-je soutenir l'hypothèse que d'avoir offert cet espace précis à l'imposant monument ne ressortit pas au hasard ? Car enfin, la mythologie du sphinx, figuration d'un lion androcéphale dont la terre originelle fut indubitablement l'Égypte, fit aussi partie intégrante de la civilisation grecque, certes avec d'autres attributions, avec une apparence bien distincte puisque l'égyptien est de sexe masculin quand le grec, - la sphinge, pour user du terme idoine -, est de sexe féminin ; et avec d'autres finalités dans la mesure où l'un, celui de Giza, œuvrant de manière positive se révèle être source de vie au travers de sa symbolique des trois phases de la course du soleil, tandis que l'autre, en étroite relation, souvenez-vous, avec le mythe grec œdipien et la fameuse énigme établie sur les trois phases de la vie de tout être humain, se révèle être source de mort.
Auprès de l'A 23, - j'évoque ici, vous vous en doutez, non point l'autoroute qui relie Lille et Valenciennes, mais bien évidemment le numéro d'inventaire attribué au monument, - j'y reviendrai la semaine prochaine -, nous ne pouvons qu'être admiratifs devant tant de détails anatomiques qui, quand on prend la peine non pas de simplement regarder mais plutôt de bien voir, nous prouvent, si besoin s'imposait encore, que les artistes égyptiens furent loin, très loin de conventionnellement se copier les uns les autres au fil des millénaires, partant, aux antipodes de la thèse des premiers historiens de l'Art antique qui, au dix-neuvième siècle, sans véritablement connaître celui de la civilisation des rives du Nil assénaient péremptoirement que l'art égyptien était monotone, banalement itératif ! Ces historiens avaient simplement regardé les monuments mais ne les avaient pas véritablement vus ! Ainsi est-il complètement erroné d'affirmer qu'un sphinx est identique à un autre sphinx : à bien des égards, sous bien des aspects, telle la statuaire des corps humains, celle de ces êtres hybrides présente un nombre considérable de variantes que seul appréhendera un œil qui veut véritablement les voir.
Quand des touristes vous affirmeront, amis visiteurs, qu'un sphinx, quand on en a vu un, on les a vus tous, vous pourrez désormais répondre que leur antienne se révèle totalement obsolète car il n'y a pas plus incomparables, du point de vue des variantes stylistiques, qu'un sphinx et un autre sphinx. Ainsi, et sans prétendre à une quelconque exhaustivité, pourrez-vous attirer leur attention, dans un premier temps, sur le némès, vous savez, cette coiffe si caractéristique encadrant le visage des souverains égyptiens :
son pli, stylisé ou non, ses rayures, disposées de manière perpendiculaire au visage ou absentes, ses ailes de part et d'autre tombant droites sur la poitrine ou franchement concaves, mais aussi la figuration de ce symbolique cobra dressé sur la partie supérieure de la coiffure, - que les égyptologues nomment du nom latin "uræus" -, dont la largeur de la face ventrale présente de nettes différences.
Dans un second temps, vous pourrez même leur faire remarquer d'intéressantes variations d'un point de vue purement anatomique, comme la queue, placée à droite ou à gauche et plus ou moins longue selon les artistes qui en ont rendu l'aspect, ainsi que la touffe de poils à son extrémité, plus ou moins touffue ; comme aussi l'aspect des pattes antérieures, si diversifiées qu'il serait fastidieux de vouloir en définir les variantes ; comme aussi les griffes de ces mêmes pattes que des sculpteurs ont voulues bien visibles et acérées quand d'autres ont jugé plus réaliste de ne pas les représenter puisqu'elles sont habituellement rétractées quand un lion est couché. ; comme enfin la figuration ou pas, de la veine sous-cutanée antérieure, des côtes ou des plis de peau, un sur les flancs chez certains, deux chez d'autres, ou encore l'aspect de l'épaule, celui de la cuisse, ou du jarret ...
Enfin, si vous m'avez suivi, vous pourrez aussi ajouter, que toutes ces différences anatomiques d'un sphinx à un autre, permirent - et ce fut là l'excellence de l'immense travail de recherche mené par l'égyptologue belge Nadine Cherpion dans les années '90, notamment pour déterminer l'origine du sphinx A 23 que nous découvrirons bientôt avec moult détails -, de déterminer l'origine exacte de semblables monuments découverts soit anépigraphes, soit, comme ici, gravés, martelés puis intaillés à nouveau, de différents noms de pharaons les ayant usurpés, établissant alors une confusion quant à celui des souverains, qui le premier, s'était fait représenter sous cette forme, de le replacer au sein d'un règne spécifique, partant, d'établir par la suite une histoire stylistique chronologique de la conception des sphinx dans l'antiquité égyptienne ...
BIBLIOGRAPHIE
BAUM-vom FELDE Petra, Œdipe, la sphinge et l'énigme, dans Sphinx, les gardiens de l'Égypte, Bruxelles, ING Belgique et Fonds Mercator, 2006, pp. 161-77.
CHERPION Nadine, En reconsidérant le grand sphinx du Louvre A 23, dans RdE 42, Paris, Klincksieck, 1991, pp. 25-40.
CHERPION Nadine, Conseils pour photographier un sphinx, dans Amosiadès, Mélanges offerts au Professeur Claude Vandersleyen par ses anciens étudiants, Louvain-la Neuve, 1992, pp. 61-70.