La nature forme des êtres vivants mais quelconques, l'artiste forme des êtres morts mais dotés de signification, la nature crée des êtres véritables, l'artiste des êtres d'apparence. Dans le cas d’œuvres de la nature, le spectateur doit apporter lui-même la signification, le sentiment, les pensées, l'effet et l'action sur l'âme ; dans le cas de l'œuvre d'art,il veut et doit trouver déjà tout cela dans l'œuvre. Une imitation parfaite de la nature n'est possible dans aucun sens, l'artiste est appelé uniquement à représenter la surface d'une apparence. L'extérieur, la totalité vivante qui parle à toutes nos forces spirituelles et sensibles, qui suscite notre désir, qui élève notre esprit et dont la possession nous rend heureux, qui est pleine de vie, vigoureuse, parfaitement formée et belle - c'est vers tout cela que l'artiste doit tendre.
Johann Wolfgang von GOETHE
L'Essai sur la peinture de Diderot
dans Écrits sur l'Art
Paris, GF Flammarion n° 893, 1996
pp. 194-5
"Longtemps, je me suis couché de bonne heure," a écrit l'un de vos plus grands littérateurs à qui j'emprunte cet incipit, non pas que mes yeux se fermassent aussi vite que les siens, non pas que j'aie conscience de m'assoupir en me disant : "Je m'endors", mais parce que je n'ai rien d'autre à faire dans ce sombre absolu qui m'assaille tout à coup, chaque soir, bien après que les derniers visiteurs, - si toutefois il y eut des premiers ! -, m'ont délaissé.
Rien d'autre à faire que soliloquer, et m'interroger : qui suis-je ? Ou, tout aussi grande question existentielle : que suis-je ?
Enfin Richard Lejeune vint, et, le premier en Belgique, - ou presque -, sembla s'intéresser à moi, envisageant même d'inviter ici, en salle 2 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, ses amis aux fins que je leur parle de moi.
Et parler de moi, il n'y a que cela qui m'intéresse ...
Je m'appelle Nakhthorheb.
Oh !, j'en suis conscient : c'est pour vous difficile à prononcer, à écrire, à comprendre aussi, peu habitués que vous êtes à semblables consonances et à un prénom tripartite car, oui, en réalité, il s'écrit Nakht-Hor-Heb.
Ici, au Louvre, par facilité je présume, l'on me nomme A 94. Admettez que cela ressemble plus à un glacial matricule qu'à une harmonieuse appellation ... que je ne puis contrôler ! A 94 me semble si disgracieux, ingrat, rébarbatif ! Fort peu avenant, reconnaissons-le, pour engager un éventuel dialogue. Aussi, entre nous, soyons simples, appelez-moi l'Orant.
Non seulement, du strict point de vue de la sonorité, cette dénomination s'accommodera mieux avec votre langue, elle vous paraîtra plus familière mais en outre, elle correspondra parfaitement à l'une de mes activités.
Richard Lejeune, dans son ÉgyptoMusée, vous en a rapidement touché un mot la semaine dernière. Mais j'escompte plus tard étoffer ses propos, quand je m'efforcerai de vous expliquer mes attributions à la Cour du souverain qui alors gouvernait mon pays ; de vous expliquer le "que fus-je ?"
Mais avant, commençons voulez-vous par le "qui fus-je ?"
À vous dont le prénom n'a pas vraiment de signification sauf peut-être de faire référence à un personnage célébré, devenu le plus souvent saint d'un calendrier, martyrologe ou ménologe ; à vous qui, plus que très probablement, ignorez et l'origine et la vie du personnage emblématique auquel vos parents, pour diverses raisons personnelles, ont jugé bon de vous associer par ce prénom, alors que votre nom de famille, lui, s'inscrit de plain-pied au sein d'un processus étymologique qui s'imposa dès la fin de l'époque romaine, puis au Moyen Âge en fonction de l'aspect, du métier ou de l'endroit où vécut le premier qui alors le porta de manière, dans chaque village, à le distinguer de tous les autres Jean, ou Pierre ou Marie auxquels l'évolution galopante de la démographie avaient donné naissance ; à vous, j'aimerais préciser que mon prénom, comme tant d'autres en Égypte ancienne d'ailleurs, est véritablement significatif, véritablement porteur de sens : ainsi, "nakht" se réfère-t-il à la force, à la puissance, raison pour laquelle dans le corpus hiéroglyphique est-il représenté soit par un homme armé d'un bâton qu'il tient des deux mains avec lequel il est manifestement prêt à frapper, signe A 24 de la liste de Gardiner
soit par un avant-bras dont la main tient également un bâton, signe D 40 ;
"Hor", pour sa part, représenté par un faucon, constitue l'idéogramme du dieu Horus, portant la référence G 5, dans la même liste ;
et enfin "heb", s'apparentant à la notion de festivité, figuré par l'idéogramme O 23 censé représenter la salle des fêtes de "jubilé royal".
Ces trois hiéroglyphes ici placés verticalement mais horizontalement gravés l'un à côté de l'autre à même la partie postérieure de la base sur laquelle je suis agenouillé qui, parce que malencontreusement installée trop près de la dalle grise derrière moi, n'est visible par aucun d'entre vous, ces trois pictogrammes donc proposent évidemment mon prénom, Nakht-hor-heb, (A 24, G 5 et O 23),
pour terminer la première formule d'offrandes que j'y ai fait inscrire par un lapicide de mes amis ; inscription qui, en partant de dessous mon genou gauche se lit de gauche à droite en commençant par "Offrande que donne le roi à Thot", ainsi que l'a parfaitement traduit une de mes lectrices sur sa page FB le 21 novembre dernier. (Bravo Barbara !)
Remarquez qu'à l'avant, parce que j'ai souhaité qu'une seconde formule semblable tout en n'étant pas exactement identique, se déploie une autre invocation de manière symétrique de manière à doublement assurer mon avenir dans l'Au-delà, en commençant sous mon genou droit cette fois et se lisant de droite vers la gauche :
Gros plan des inscriptions de la face antérieure du socle de Nakhthorheb que je me suis autorisé à réaliser à partir d'une photo que m'a offerte Madame Chris Subrosa.
elle aussi se clôture par mon prénom, toujours aussi invisible à l'arrière. Mais là, les signes hiéroglyphiques de l'homme armé et du faucon placés dans l'autre sens évidemment ; celui de la salle des fêtes (O 23), pour sa part, fait office de dernier idéogramme pour chacune des deux phrases.
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Sur les textes qu'il me seyait de voir incisés en creux sur ce monument à ma gloire, - oui, oui, à ma gloire !, vous m'avez bien entendu -, je vous entretiendrai prochainement, amis d'ÉgyptoMusée, estimant que notre présent rendez-vous, plus ardu que d'habitude avec Richard Lejeune, devrait suffire pour rassasier votre appétence matinale ...
À tout bientôt, mardi 5 décembre prochain ?
N'oubliez pas : en salle 2, quasiment vide, si peu attrayante, - mis à part moi, bien évidemment ! -, au-dessus de l'escalier venant de la Crypte du Sphinx ...
BIBLIOGRAPHIE
PERDU Olivier, Statue de Nakht-hor-heb, dans Les statues privées de la fin de l'Égypte pharaonique (1069 av. J.-C - 395 apr. J.-C.), Tome I - Hommes, Paris, Musée du Louvre/Éditions Khéops, 2012, pp. 272-81