" 1 juin à 12:03
Cher Monsieur,
Nous accusons réception de votre demande, et nous vous répondrons dès que possible.
Bien à vous
Musée du Louvre "
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Est-il besoin d'ajouter, amis visiteurs, qu'à réception de ce courriel qui m'est parvenu dans la demi-heure par rapport à celui que j'avais envoyé à propos des trois questions qui clôturaient mon article du 29 mai, j'ai cru un instant que la promesse écrite serait tenue ?
Parmi maints sites explorés sur le territoire égyptien depuis deux siècles, celui d'Assiout, chef-lieu du 13ème nome de Haute-Égypte et dont la nécropole date du Moyen Empire sera ce matin mis à l'honneur.
C'est là, du temps déjà de la Campagne d'Égypte à l'extrême fin du XVIIIème siècle, que Jean-Baptiste Prosper Jollois et Édouard de Villiers du Terrage, deux ingénieurs français des Ponts et Chaussées, membres de la "Commission des Sciences et des Arts" instituée en mars 1798 grâce à celui qui n'était encore que le "petit" général Bonaparte, furent par lui mandés pour effectuer le relevé des plans des hypogées des gouverneurs de la province durant la XIIème dynastie.
Ce ne fut toutefois qu'au tout début du siècle dernier que, sous le patronage d'Émile Chassinat et de Charles Palanque, furent engagées, au nom de l'Institut français d'archéologie orientale (I.F.A.O.), des fouilles dans une série de tombes rupestres situées quelque peu en dessous et ayant appartenu à des notables de la dynastie précédente, la XIème.
En cliquant ici sur le terme rapport, vous pourrez prendre connaissance du mémoire publié en 1911 par É. Chassinat dont, voici peu de jours, j'ai considéré la lecture absolument passionnante et les quarante planches reléguées en fin de volume d'un intérêt égyptologique certain, même si, - et cela est inhérent à l'époque -, trois seulement ne sont pas monochromes.
J'y ai ainsi appris que sur les vingt-six tombes mises au jour entre le 27 février 1903 et la fin du mois de mai qui suivit, il fut avéré que vingt-et-une d'entre elles eurent l'heur de ne jamais subir les outrages de pillards.
De l'une d'elles, déterminée quatorzième par Chassinat et attribuée à un certain Oupouaoutmhat, fut exhumée une maquette d'embarcation, inventoriée E 11993/E 11994 par le Louvre, la première sur les deux qui, dans la vitrine 2 de la salle 3, sont adornées d'un œil-oudjat peint à l'avant.
C'est sur ces deux barques funéraires particulières qu'il me siérait ce matin, amis visiteurs, de monopoliser vos regards.
Vous aurez déjà remarqué que ce modèle en bois peint d'une longueur de 89 centimètres et d'une hauteur de 28,50 porte bizarrement deux numéros d'inventaire. Nulle part, je n'en trouvai la raison officielle.
Toutefois, le catalogue de l'exposition initiée par l'égyptologue français Jean Vercoutter célébrant le centenaire de l'I.F.A.O., dont il était alors le Directeur, et qui s'était tenue de mai à octobre 1981, au Palais de Tokyo, à Paris, indique pudiquement, p. 118, qu'avant leur dépôt au Musée du Louvre, beaucoup de composants des bateaux provenant d'Assiout furent "quelque peu mélangés", ajoutant qu'on alla parfois même jusqu'à emprunter à un autre, l'une quelconque pièce manquant à celui choisi pour figurer "sous les feux de la rampe" ; aux fins, je présume, d'ainsi pouvoir recomposer un artefact plus ou moins conforme aux peintures murales de certaines tombes connues.
De sorte que, dans la foulée, je suppute, - tout à fait gratuitement, j'insiste ! -, qu'ici, les deux numéros d'inventaire associés (E 11993 et E 11994) font référence à des éléments disparates ayant peut-être appartenu à deux bateaux distincts provenant d'autres tombeaux de la nécropole d'Assiout ...
Quoi qu'il en soit, au Louvre aussi, vous ne pouvez plus l'ignorer si vous m'avez suivi ces derniers temps, d'incontestables manipulations sont intervenues depuis une dizaine d'années au moins : ainsi, opposez la photo de cette barque E 11993/E 11994 ci-dessus qu'a prise Claude Field, un de mes amis parisiens, le 31 janvier dernier à celle réalisée jadis par Christian Décamps ci-après, par ailleurs toujours sempiternellement exposée sur le site Internet officiel du Musée.
Derechef, une constatation s'impose : des rames ont été placées dans les mains de certains personnages.
Par respect de la déontologie, permettez-moi d'ajouter qu'Émile Chassinat précise à la note 3 de la page 51 de son rapport qu'à l'instar de tous les bateaux exhumés des tombes d'Assiout : les rames n'étaient pas aux mains des rameurs. Elles reposaient en tas sur le pont de la barque.
Foin de l'itération de ces "détails" !
Et poursuivons, voulez-vous, notre examen de cette belle pièce si simple, tant au niveau des couleurs, dominées par différentes ocres, que de l'équipage composé de dix personnages : quatre groupes de deux hommes, torse nu et pagne blanc, les uns installés à bâbord, les autres à tribord, avec pour tâche de pourvoir aux manœuvres.
Comme dans la barque E 284, également dans cette vitrine, un homme se tient debout à la proue mais cette fois, la gaffe avec laquelle il était censé sonder la profondeur du Nil a disparu.
Quant au dixième membre d'équipage, il est appuyé à l'arrière contre deux piquets face à ses "hommes", assis comme eux en tailleur.
Grâce au modèle vers lequel nous allons maintenant nous tourner, grâce à des détails plus précis, je vous propose de mieux appréhender la scène.
Fort semblable, toutefois d'une facture supérieure, c'est du caveau d'une autre sépulture d'Assiout, la numéro 7, ayant appartenu à un Commandant des Navires, le Chancelier Nakhti et qui se révéla particulièrement riche en pièces superbes, - je pense à la statue de ce notable, exposée un peu plus avant, toujours au rez-de-chaussée, dans la vitrine 3 de la salle 17, ou 320 selon la nouvelle numérotation ; je pense également à ses remarquables cercueils gigognes de bois sculpté et peint, intérieur comme extérieur que vous pourrez apprécier si, après notre entretien, vous décidez de vous rendre en cette salle 17 -, que provient un second modèle d'embarcation, E 12027, également ornée d'un un œil-oudjat de chaque côté de la proue que, pour l'heure, je vous invite à admirer ... et dont les formes au loin frissonnent dans l'azur, comme à son propos aurait pu l'écrire Baudelaire (131), d'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur (23), un de ces grands ciels qui font rêver d'éternité (86).
D'une longueur de 81 centimètres pour 38,50 de hauteur, cette maquette en bois stuqué découverte au fond du puits 1 de la tombe 7, à 5,60 mètres de profondeur, a partiellement conservé d'autres couleurs d'origine que la précédente, notamment un vert assez foncé pour la coque, - choix que vous comprendrez aisément dans la mesure où, comme pour les barques solaires de Rê que j'ai déjà évoquées, la forme que l'artiste donna à ses deux extrémités évoque incontestablement l'ombelle d'une plante de papyrus.
Partiellement, viens-je de souligner car vous aurez inévitablement remarqué que la peinture s'est à maints endroits écaillée.
Vous retrouvez également l'ocre brun-rouge de la carnation des corps pour lesquels, m'autorisant à nouveau un vers baudelairien, je dirais que les soleils marins teignaient de mille feux (12) ; le blanc pour leur pagne court et les rubans enserrant sur le front leur perruque noire ; du sombre également, noir ou bleu, pour la représentation de l’œil-oudjat se détachant sur fond blanc.
Que les égyptophiles avertis qui d'aventure me liraient m'autorisent un aparté aux fins de rapidement expliquer ce qu'il faut par là comprendre.
Cette image particulière, au demeurant bien connue, combine en réalité l’œil humain et le larmier de celui d'un faucon pour exprimer symboliquement le concept d'intégrité physique, - celle que tout défunt entend recouvrer dans sa seconde vie -, oudja signifiant, en égyptien ancien, être sain, être vigoureux.
Ce symbole en appelle au mythe d'Horus dont l’œil sain (oudjat) fut déchiqueté par le jugé vilain dieu Seth puis, par miracle, reconstitué grâce au jugé sage dieu Thot.
Il vous faut aussi savoir que dans la pensée égyptienne, les deux yeux d'Horus étaient assimilés à ces astres cardinaux que sont le soleil et la lune. De sorte qu'y attenter signifie aussi déstabiliser le cycle cosmologique de l'éternel mouvement des astres, à l'origine, ne l'oubliez jamais, du retour de la crue, du retour des saisons, du retour du temps des semailles puis de celui des récoltes ; bref, d'une certaine manière, de l'éternel retour de ce qui, chaque année, assure la vie du pays et de ses habitants.
J'ajouterai pour terminer que cette représentation vise, - pour un œil, ce me paraît normal ! :) -, à symboliser non seulement la pleine intégrité physique humaine mais également la cohésion du monde, de l'Égypte, pour être plus précis. Vous aurez aisément compris qu'a contrario, lui porter préjudice signifie donc mettre le pays en grand danger, c'est-à-dire à favoriser le retour d'Isefet, ce chaos toujours craint.
C'est la raison pour laquelle vous croiserez fréquemment ce symbole de l’œil-oudjat sur des stèles funéraires, sur des amulettes et, comme dans cette vitrine, sur des modèles d'embarcations.
Ce très bel exemplaire, même s'il se présente à vous avec un équipage parfaitement identique à celui que vous avez vu au début de notre rencontre, offre, grâce à quelques éléments reconstitués ou exportés d'autres barques funéraires, l'avantage "didactique" de vous permettre de mieux comprendre, de mieux virtuellement imaginer ce type de bâtiment d'antan : en effet, plusieurs agrès, - mât, espars ou vergues -, au-dessus de la tête des marins, suggèrent l'antique présence de voiles.
Il m'agréerait de clore notre présent entretien en attirant votre attention sur un détail qui pourrait vous paraître anodin, voire que vous pourriez mal interpréter, et donc qui mérite quelques mots d'explication de ma part.
Grace à ce gros plan que je me suis autorisé à partir d'une photo de C. Field, - j'espère qu'il ne m'en tiendra nulle rigueur ! -, vous apercevez une baguette en bois dans la main du personnage qui, à la poupe, fait face aux huit marins ; appelons-le "timonier" ou "barreur".
Ne vous méprenez pas : vous n'êtes absolument pas en présence d'une éventuelle cravache avec laquelle il n'eût d'ailleurs vraisemblablement atteint que les épaules des deux premiers hommes ; ni d'un élément lui permettant, tel un chef d'orchestre avant la note, d'induire une quelconque cadence à ses rameurs ... car alors, comment expliqueriez-vous son début de courbure en sa partie supérieure ?
Non ! En réalité, il s'agit d'une tige de bois qui lui permettait de manier les deux gouvernails que vous apercevez fixés aux deux mâtereaux contre lesquels il est plus ou moins assis et dont vous distinguez, dans la partie supérieure, le trou dans lequel se fichaient les baguettes courbes, aujourd'hui malheureusement incomplète pour l'une et totalement disparue pour l'autre ...
BIBLIOGRAPHIE
BAUDELAIRE Charles, La Vie antérieure, extrait de Les Fleurs du Mal, (12), dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, Collection "L'Intégrale", 1968, p. 51.
ID., La chevelure, extrait de Les Fleurs du Mal, (23), dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, Collection "L'Intégrale", 1968, p. 56.
ID., Paysages, extrait de Les Fleurs du Mal, (86), dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, Collection "L'Intégrale", 1968, p. 95.
ID., Lesbos, extrait de Les Fleurs du Mal, (131), dans Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil, Collection "L'Intégrale", 1968, p. 112.
CHASSINAT Émile/PALANQUE Charles, Une campagne de fouilles dans la nécropole d'Assiout, dans Mémoires publiés par les membres de l'Institut français d'archéologie orientale du Caire, Tome 24, Le Caire, Imprimerie de l'I.F.A.O., 1911.
VERCOUTTER Jean, Assiout - Moyen Empire, dans Un siècle de fouilles françaises en Égypte 1880-1980, Le Caire, IFAO, 1981, pp. 101-3 et 118-9.
ADDENDA
Pour clore le présent article, amis visiteurs, j'ai le plaisir de vous donner à lire ce nouveau courriel reçu ce matin même du D.A.E. du Musée du Louvre.
Cher Monsieur,
De nombreuses recherches sont actuellement faites sur les objets anciennement entrés dans nos collections, et les études récentes sur les cultures matérielles apportent des précisions à notre connaissance en particulier sur les modèles du Moyen Empire. Je vais vous envoyer par we transfer une copie de l’article rédigé pour expliquer les changements opérés sur les barques.
En ce qui concerne la photo ancienne toujours sur le site internet, vous avez raison c’est un oubli, et je vais demander son changement.
Nous vous remercions de votre intérêt pour la collection du musée du Louvre et pour votre sagacité.
Bien à vous
Musée du Louvre "