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18 octobre 2021 1 18 /10 /octobre /2021 05:45

 

     " Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre : percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité ; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes ; découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie ; en un mot, descendre dans l’intraduisible, en éprouver la secousse sans jamais l’amortir, jusqu’à ce qu’en nous tout l’Occident s’ébranle et que vacillent les droits de la langue paternelle, celle qui nous vient de nos pères et qui nous fait à notre tour, pères et propriétaires d’une culture que précisément l’histoire transforme en « nature »."

 

 

Roland BARTHES,

"L'empire des signes",

Paris, Éditions du Seuil, Points Essais 536, 2014,

p. 15.

 

 

***

 

     Différents personnages auliques nommés Kaaper peuplent l'histoire de l'antique Égypte. Ce lundi matin, amis visiteurs, aussi bizarre que cela vous paraîtra de prime abord, je souhaiterais porter le regard sur un de ces notables dont plusieurs reliefs issus du pillage de sa chapelle funéraire ont été acquis par divers musées du monde : l'un d'eux, de quelque trois mètres de long, fait actuellement partie des Aegyptiaca qui assoient durablement la richesse et la renommée de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny, commune du canton de Genève.

 

     J'ai la chance de virtuellement connaître une Genevoise passionnée d'égyptologie qui jadis m'offrit un certain nombre de photos de cette merveille qu'elle avait prises à mon intention

 

     (Grand merci à toi, immense lectrice qui te reconnaîtras et à laquelle je dédie très amicalement mon présent article.)

 

     Un de ses clichés personnels va me permettre d'attirer votre attention sur les premiers termes du texte si bellement gravé sur le linteau du mastaba du chambellan royal, haut magistrat et administrateur, Kaaper, provenant de la nécropole d'Abousir, que nous lirons, comme de tradition, en partant de la droite et en nous dirigeant vers la gauche, et qui reprend la sempiternelle et classique formule égyptienne d'offrandes funéraires :

 

     " Offrande que donne le roi et (que donne) Anubis "

      KAAPER 01. Offrande que donne le roi et Anubis

 


     Avec "Htp di nsw.t" - prononçons "hétep di nésout" -, "Offrande que donne le roi ", nous sommes donc bien en présence du début obligé de cette formule verbale : les deux premières figurations, le roseau des marais (1) et la galette de pain (2) symbolisent le roi de Haute-Égypte : ensemble, elles se traduisent littéralement par : "Celui qui appartient au roseau", dans la mesure où cette plante figure l’emblème du sud du pays.

 

     Le troisième signe, représentation d'un pain sur une natte, matérialise le concept de l'offrande.

Le quatrième, le triangle, correspond à une des formes conjuguées du verbe "donner".

 

     En toute logique, je devrais donc traduire cette suite par "Le roi (1-2) offrande (3donne (4) ".

 

     Mais la première place qu'occupent ici les hiéroglyphes personnifiant le monarque constitue ce que, dans le milieu égyptologique, nous sommes convenus de nommer soit une métathèse de respect, soit une antéposition honorifique, comprenez une inversion sémantique par rapport à la logique grammaticale de manière à mettre la personne royale en exergue, en position première.

 

     Quant à l'animal gravé avec une queue très longue auquel j'ai attribué le numéro 5, il concrétise le fait qu'aux premiers temps, - à tout le moins au début de la Vème dynastie, date de ce bas-relief, -, ces souhaits étaient subordonnés aux consentements conjoints du souverain, directeur séculier de la nécropole et d'un dieu, en l'occurrence ici Anubis, divinité protectrice de ce vaste cimetière royal, sous la forme du chacal couché.

 

     Ces quelques premiers mots, - " Offrande que donne le roi " -, dont la récurrence est avérée dans toutes les formules d'offrandes funéraires du "Double Pays", pourraient d'évidence, par définition, porter le titre d' incipit, à l'instar de ceux qui font florès dans notre littérature française contemporaine, chez Sartre, Camus ou tant d'autres ; et, bien évidemment, chez Marcel Proust.

 

     Car c'est précisément à propos de l'entame de son premier roman que je souhaiterais à présent vous entretenir. Maints parmi vous, pensant et citant la prestigieuse BnF, Bibliothèque nationale de France, à Paris, en tant qu'unique dépositaire de ces précieux trésors bornant le parcours de l'oeuvre proustienne, ignorent probablement qu'en Suisse, à la Fondation Bodmer, près de Genève où vous venez de découvrir le début de la formule d'offrandes funéraires ciselée sur l'architrave du tombeau de Kaaper, sont conservées les premières épreuves de "Du côté de chez Swann", - pas moins ! -, imprimées par Grasset aux frais de l'écrivain, en 1913 et, pour certaines, corrigées de sa main.

 

      Il faut savoir qu'après son décès en novembre 1922, tous les papiers de l'écrivain revinrent à son frère, le Docteur Robert Proust. À la mort de ce dernier en 1935, Martha, son épouse, s'en départit en vendant notamment certains d'entre eux à leur ami Jacques Guérin, important industriel de la parfumerie. Après la disparition de ce mécène parisien bien connu, - certains d'entre vous ont croisé son patronyme en lisant "Le manteau de Proust", le remarquable ouvrage-enquête de Madame Lorenza Foschini -, un jeu d'épreuves de "Du côté de chez Swann" retrouvé à son domicile fut mis aux enchères chez Christie's, à Londres, et s'emporta, le 7 juin 2000, à hauteur de 663.750 livres sterling, soit quelque 780.000 € actuels. Et ce fut le Musée de Cologny, qui porte le nom de son fondateur, le millionnaire zurichois Martin Bodmer (1889-1971), qui l'acquit grâce au Professeur français Charles Mela, enseignant alors à l'Université de Genève qui, soutenu par plusieurs mécènes, proposa par téléphone l'ultime enchère pour les "épreuves Grasset".

 

     Que nous faut-il exactement entendre par "épreuves Grasset", nommées aussi "placards Bodmer" et que Proust, de temps à autre, appelait simplement "planches" ?

 

    Lisons-le les évoquer dans une lettre à son éditeur Bernard Grasset, peu après la mi-mai 1913. (Kolb, "Correspondance", tome XII, pp. 176-8) :

 

     " Je me résigne à vous renvoyer ces désolantes épreuves qui me rendent confus. Ce qui me fait espérer qu'elles ne seront pas au-dessus de la bonne volonté et de l'ingéniosité de l'imprimeur, c'est ceci : chaque fois que dans mon premier texte il y avait des corrections à la main peu lisibles, il s'en est souvent très bien tiré. En revanche quand il n'y avait aucune correction, quand le texte imprimé à la machine était entièrement net, souvent dans les épreuves il y avait des mots sautés ou changés. Malgré tout, je suis bien honteux de renvoyer cela dans cet état. 

(...)

   Je vous recommande de faire remarquer chez vous que mes épreuves sont très fragiles ; j'ai collé des papiers qui pourraient facilement se déchirer ce qui créerait des complications sans fin. Il y a des planches où il semble qu'il n'y ait que la moitié de la planche. C'est que j'ai apporté ailleurs le passage qui se trouvait là. "

 

     

     Vous aurez évidemment compris, amis visiteurs, qu'il s'agit des jeux de la dactylographie du premier ouvrage du cycle romanesque proustien, "Du côté de chez Swann", publié par les éditions Grasset en novembre 1913. Cet ensemble se compose de feuilles de très grand format, chacune contenant, sur quatre colonnes synoptiques, huit pages imprimées du roman à devenir, parsemées de ratures, de raturages et encore de raturages, d'ajouts, d'ajoutages et toujours d'ajoutages et aussi, - j'allais écrire : immanquablement -, de paperoles collées, ainsi que vous pouvez aisément l'appréhender ci-joint sur ce cliché émanant du "Fonds Bodmer", dans "leur matérialité artisanale et leur dynamisme", pour reprendre la belle expression de Madame Nathalie Mauriac Dyer dans une note de lecture du "Bulletin d'Informations proustiennes" (BIP 44 - 2004, p. 176).  

  

    De ces épreuves de "Du côté de chez Swann", le "Fonds Marcel Proust" de la BnF, à Paris, peut aujourd'hui pour sa part s'enorgueillir d'en posséder deux jeux : l'un, jamais amendé, l'autre, corrigé par Proust, mais très incomplet ... puisque les 52 feuilles qui en furent jadis distraites font désormais partie des collections du Musée Bodmer de Cologny.

 

     Eu égard à la genèse de l'oeuvre proustienne, les placards de la ''Bibliotheca Bodmeriana'', vous le vérifierez aisément, sont d'un intérêt "capitalissime" : en effet, et pour la première fois, vous y lisez non seulement que le titre générique initialement choisi par Proust, à savoir "Les intermittences du coeur", s'y trouve biffé et supplanté par "À la recherche du temps perdu" ; mais aussi que le titre du premier volume, originellement "Le temps perdu" est aussi rayé et remplacé une première fois par "Charles Swann", puis une seconde pour définitivement devenir ce "Du côté de chez Swann" que désormais nous connaissons. Enfin, si vous observez le cliché avec plus d'acuité encore, vous constaterez sans peine que les trois premières lignes du roman sont elles aussi joyeusement raturées et qu'au niveau de la marge gauche, dans une sorte de phylactère s'invite le célèbre incipit "Longtemps, je me suis couché de bonne heure".

 

    Le cycle romanesque proustien peut alors réellement voir le jour : "Ça prend", ainsi que Roland Barthes titra son article du "Magazine littéraire" n° 144, en janvier 1979, pp. 26-7, judicieusement repris par Bernard Comment, à l'automne 2020, à la page 143 de son ouvrage "Roland Barthes - Marcel Proust - Mélanges". (Éditions du Seuil). 

 

 

    Et si, en guise de conclusion à notre présent rendez-vous, amis visiteurs, j'avançais que cette oeuvre remarquable de Marcel Proust qu'est "À la recherche du temps perdu" constitue, mutatis mutandis, une " Offrande que donne le roi " ... des écrivains français du XXème siècle à l'Humanité tout entière, jugeriez-vous mon propos obvie ou obtus ?

Bodmer, vous avez dit Bodmer ?
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commentaires

C
Si je vous dis, cher Richard, que c'est passionnant, vous allez sûrement le croire car la passion émane de chacune de vos phrases. La représentation d'Anubis est absolument superbe, fine et non figée, prête à jaillir, je dirais... C'est un ressenti. <br /> J'aime beaucoup le lien que vous faites entre la matière égyptologique et l'essence des écrits de Marcel Proust. Ah, j'avoue être déçue de ne pas pouvoir lire ce que vous écrivez ailleurs... <br /> J'espère que cela pourra s'arranger au fil du temps...<br /> Que j'arriverai à avoir le réseau nécessaire pour que cela soit possible dans de bonnes conditions, autrement dit que ça marche correctement, je pense que ce n'est pas trop demander à un opérateur Internet...<br /> Vous voyez, hier je suis venue, j'ai lu cet article magnifique et je me suis fait "couper" par mon super réseau avant de pouvoir déposer mon commentaire. Je l'ai donc écrit à part dans un traitement de texte, comme je le fais pour les mails que j'envoie car sinon, les mots disparaissent...<br /> Merci pour cette si riche et subtile présentation. <br /> Je me suis régalée de vos explications, MERCI<br /> Je vous envoie un mail, j'espère que vous le recevrez...<br /> Je reviendrai évidemment avec un immense plaisir sur votre blog, je vous souhaite une agréable soirée<br /> Bien amicalement,<br /> Cendrine
Répondre
R
Merci pour votre commentaire, chère Cendrine. J'ai bien reçu votre courriel et y ai répondu ce matin. <br /> Belle journéeè à vous. <br /> Respevtueusement, <br /> Richard.

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  • : D' EgyptoMusée à Marcel Proust- Le blog de Richard LEJEUNE
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