"Midi. L'air brûle et sous la terrible lumière
Le vieux fleuve alangui roule des flots de plomb ;
Du zénith aveuglant le jour tombe d'aplomb,
Et l'implacable Phré couvre l'Égypte entière.
Les grands sphinx qui jamais n'ont baissé la paupière,
Allongés sur leur flanc que baigne un sable blond,
Poursuivent d'un regard mystérieux et long
L'élan démesuré des aiguilles de pierre."
(...)
José-Maria de HEREDIA
La vision de Khèm
dans Les Trophées, & poésies complètes
Paris, Points P. 4240, p. 129
(Librement téléchargeable sur Gallica,
dans l'édition d'Alphonse Lemerre,
Paris, 1893, p. 119)
Espérant que vous n'aurez pas trop tourné comme lion en cage, amis visiteurs,
depuis que j'ai promis d'attirer votre attention sur le Sphinx A 23 qui "trône" sous la voûte de la crypte portant désormais son nom, à l'entre-sol, exactement à l'intersection des escaliers conduisant, l'un aux antiquités égyptiennes, l'autre, aux grecques, étrusques et romaines ; crypte qui constitue également, je le souligne au passage, la première des trente salles qui, au Musée du Louvre, à Paris, composent le remarquable Département des Antiquités égyptiennes -, je me propose ce matin, - enfin !, murmureront peut-être certains -, de vous le faire plus amplement découvrir, non pas spécifiquement sous cet éclairage si particulier qui lui fut offert à l'automne 2015 par l'artiste plasticien français Claude Levêque,
mais plutôt sous un "éclairage" historico-archéologique.
En troisième position, immédiatement après les deux sphinx d'Amenhotep III se faisant face au bord de la Néva, à Saint-Pétersbourg, gigantesques puisqu'ils dépassent 540 centimètres de long et 370 de hauteur,
© Alex "Florstein" Fedorov (https://en.wikipedia.org/wiki/Quay_with_Sphinxes#/media/File:Sphinx_at_Universitetskaya_Embankment_(img1).jpg)
le Sphinx A 23 du Louvre, avec ses "seulement" 479 cm de long, 154 de large et 206 de haut constitue l'un des plus imposants parmi ceux qui, au XIXème siècle, délaissèrent leur "sable blond" aux fins d'impressionner par leur majesté plurimillénaire quelques grandes villes au septentrion de la Méditerranée qu'ils venaient de gaillardement franchir ...
"Notre" A 23 du Louvre fut taillé dans ce granit porphyroïde rose d'Assouan qu'à toutes les époques se réservèrent les souverains égyptiens, ainsi que leur entourage immédiat, dont le poids est estimé à une quinzaine de tonnes. Il fit partie d'une paire remarquée en 1825 dans les ruines du grand temple de Tanis, à l'est du Delta du Nil, lors de fouilles stipendiées par le Consul général britannique en poste au Caire, Henry Salt. Acquis par la France en 1826 grâce à l'entregent de Champollion, le monument, après avoir connu deux emplacements distincts au sein du Musée, n'a plus quitté la crypte dans laquelle nous allons aujourd'hui apprendre à mieux le connaître ...
Au passage, il me sied d'indiquer que le second sphinx de ce binôme ne constitue nullement, comme souvent on le croit et l'écrit, celui que vous pourriez admirer si vous vous rendiez en salle 11, au rez-de-chaussée de ce même département
mais un autre qui, lui, n'a jamais quitté l'Égypte car au départ déjà en bien piètre état, il voyagea simplement de Tanis au Caire pour être relégué à l'arrière du Musée, dans le jardin de l'ouest. Actuellement, plus dégradés encore, ainsi que l'atteste le cliché ci-après datant de 2014 que je dois à l'extrême amabilité de mon ami Alain Guilleux, les fragments rassemblés qui en subsistent se trouvent exposés dans le jardin de l'est, côté place Tahrir.
Est-il besoin de vous rappeler que ce type d'être hybride était composé à la fois d'un corps de lion et d'une tête humaine ? Tête qui, je le souligne, pouvait tout aussi bien être royale, que divine ... ou féminine quand il y eut nécessité de figurer une reine ; le plus ancien exhumé, les plus nombreux dans cette catégorie étant certes ceux d'Hatchepsout.
L’Égypte, pays par excellence de l’hybridation, il faut savoir que des représentations de notamment la déesse Hathor au visage humain pourvu d’oreilles de vache, ou des dieux Thot à tête d’Ibis et Montou, de faucon, peuplent moult départements d’antiquités des musées archéologiques du monde entier.
Si, comme vous l'aurez noté, ces divinités sont caractérisées par un corps humain doté d’une tête animale, les sphinx, pour leur part, font office d'exception puisqu'ils allient aspect corporel zoomorphe et faciès anthropomorphe.
Quoi qu'il en soit, l'hybridation relève d’une tentative des Égyptiens de se donner une image de l’essence divine : la forme humaine évoque l’individuation de l’être, tandis que sous la forme animale se conçoit l’espèce tout entière.
Dans le cas des sphinx, donc, l’individu en tant que tel est présent, voire identifiable, par son visage puisque, ainsi que je viens de l'indiquer, il s'agit en général de celui d'un souverain, avec sa coiffe royale, le némès et sa barbe postiche. Ce visage surmonte un corps léonin, parangon s’il en est de la force, de la puissance, de la supériorité physique ; bref, du pouvoir suprême que le monarque incarnait sur terre. C’est donc par le truchement de l’animalité que Pharaon bénéficiait de l'opportunité de transcender sa condition humaine et de participer du divin ...
Sur A 23 nous accueillant au mitan de cette crypte, des inscriptions hiéroglyphiques, in fine, des usurpations manifestes, ont été gravées à la fois sur le poitrail, les épaules et le socle :
Sphinx Louvre A 23 - (© http://svarog1965.users.photofile.ru/photo/svarog1965/200655894/xlarge/209772351.jpg)
elles mentionnent les différents rois qui se sont approprié le monument : Amenemhat II de la XIIème dynastie, Merenptah de la XIXème et Chéchonq Ier de la XXIIème.
Si je me réfère à l'étude menée par l'égyptologue belge Nadine Cherpion sur laquelle j'ai, la semaine dernière, grandement attiré votre attention, - référence à nouveau citée dans ma présente bibliographie infrapaginale -, force est de constater que les martelages subis par les inscriptions originelles, alliés à une érosion patente, les ont rendues pratiquement inexploitables.
Couché sur un socle dont la partie avant est donc fortement érodée, amputant ainsi sa patte antérieure gauche, l’animal a été sculpté dans la pose devenue traditionnelle et qui fera référence durant toute la civilisation égyptienne, période hellénistique comprise : pattes antérieures étendues à plat vers l’avant, pattes postérieures repliées et la queue s’enroulant soit sur la cuisse droite, comme ici, soit sur la gauche.
Quant à la tête du souverain, elle présente également les caractéristiques les plus classiques désormais : le port du némès dont les deux pans retombent sur les côtés du poitrail et la tresse sur le dos de l’animal. Sur le devant plastronne l’uraeus royal, déesse à l'aspect d’un cobra femelle en fureur, prête à cracher son venin brûlant et dressant sa gorge dilatée : c'est la personnification de l’œil de Rê, protecteur de la personne royale.
Quelques-unes des nombreuses caractéristiques stylistiques évoquées la semaine dernière aussi, comme le pli du némès et l'aspect concave de ses pans, la largeur, typique de l'Ancien Empire, de la face ventrale de l'uraeus, les deux plis de peau interrompus et presque parallèles sur chaque flanc de l'animal, l'absence de veine sous-cutanée antérieure, le rendu spécialement naturaliste et extrêmement sobre de la face externe de la patte antérieure, ainsi que du jarret, permettent à Madame Cherpion, - et ce, malgré les examens de maints prédécesseurs qui ne se sont jamais vraiment accordés entre eux, et dans la mesure où, pour les raisons que j'ai énoncées voici quelques instants, les inscriptions d'origine ne peuvent plus présenter aucune utilité -, de dater A 23 sans discussion possible du début de l'Ancien Empire et non plus, comme il a souvent été affirmé auparavant, du Moyen Empire.
Peut-être, dès lors, constituerait-il un portrait de Snéfrou, premier roi de la IVème dynastie, et père de Chéops, avance Nadine Cherpion dans la conclusion de son étude, réquisit qu'elle assortit prudemment de cette phrase :
"... il serait dangereux d'aller plus loin et de transformer en certitude une simple suggestion. "
Ce qui, vous en conviendrez, amis visiteurs, laisse finalement ouverte la porte à d'autres études, à d'autres "inspections" aussi peut-être, à d'autres éventuelles hypothèses d'attribution de cette première et imposante pièce balisant le chemin de notre découverte du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre de Paris ...
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(Immense merci à toi, Alain, d'avoir accepté de m'offrir, pour illustrer le présent article, un de tes clichés du sphinx des jardins du Musée du Caire.)
BIBLIOGRAPHIE
CHERPION Nadine, En reconsidérant le grand sphinx du Louvre A 23, dans RdE 42, Paris, Klincksieck, 1991, pp. 25-40.
DE PUTTER Thierry, Fauves de roches. Matériaux minéraux des sphinx pharaoniques, dans Sphinx, les gardiens de l'Égypte, Bruxelles, ING Belgique et Fonds Mercator, 2006, pp. 80-97.
MONTET Pierre, Le sphinx A 23 du Louvre, dans Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Tome 53, Paris, Presses Universitaires de France, 1963, pp. 1-8.
(Librement téléchargeable sur le site Persée).
SOUROUZIAN Hourig, Les sphinx dans les allées processionnelles, dans Sphinx, les gardiens de l'Égypte, Bruxelles, ING Belgique et Fonds Mercator, 2006, pp. 98-121.
ZIEGLER Christiane, Sphinx royal, dans Les statues égyptiennes de l'Ancien Empire, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1997, Notice 20, pp. 71-7.