Avec le désir de vous présenter mes voeux, je ne pouvais évidemment pas vous quitter au terme de cette particulièrement pénible année 2020 sans évoquer conjointement mes deux sujets majeurs de dilection intellectuelle : l'Égyptologie et Marcel Proust.
Nouveaux lecteurs ou fidèles de plus de 13 ans qui, grâce à l'une de ces deux miennes passions, m'emboîtez chaque semaine le pas dans cette superbe aventure d' "Ouvreur de chemins" que constitua déjà ma vie d'Enseignant, j'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de vous avoir proposé la présente intervention "spéciale" en ce dernier lundi de 2020.
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" À vrai dire je n'attachais aucun prix à cette possibilité d'entendre la Berma qui, quelques années auparavant, m'avait causé tant d'agitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie que je constatai mon indifférence à ce que jadis j'avais préféré à la santé, au repos. Ce n'est pas que fût moins passionné qu'alors mon désir de pouvoir contempler de près les parcelles précieuses de réalité qu'entrevoyait mon imagination. Mais celle-ci ne les situait plus maintenant dans la diction d'une grande actrice ; depuis mes visites chez Elstir, c'est sur certaines tapisseries, sur certains tableaux modernes, que j'avais reporté la foi intérieure que j'avais eue jadis en ce jeu, en cet art tragique de la Berma ; ma foi, mon désir ne venant plus rendre à la diction et aux attitudes de la Berma un culte incessant, le « double » que je possédais d'eux, dans mon coeur, avait dépéri peu à peu comme ces autres « doubles » des trépassés de l'ancienne Égypte qu'il fallait constamment nourrir pour entretenir leur vie."
Marcel PROUST,
"Le côté de Guermantes",
dans "À la recherche du temps perdu",
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade², II, 1988,
p. 336.
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Nonobstant le fait qu'il soit indéniable que ses études entreprises au Lycée Condorcet firent la part belle, je l'ai précédemment déjà souligné, à l'histoire et à la mythologie des civilisations antiques, grecque et romaine essentiellement, délaissant bizarrement celles de l'Égypte pharaonique, Marcel Proust, toujours avide pourtant de connaissances dans de nombreux domaines, évoqua avec une incontestable parcimonie le mode de vie et les moeurs des anciens habitants des rives du Nil : il est vrai qu'au sein de ses cours, - et le Professeur Luc Fraisse l'a magistralement démontré dans le premier chapitre de son puissant volume "L'éclectisme philosophique de Marcel Proust", (voir référence bibliographique infrapaginale n°1) -, ce ne furent ni ceux d'Histoire ni ceux de Littérature qui retinrent la prime attention du jeune homme mais bien ceux de philosophie. J'aurai très probablement un jour l'opportunité de m'étendre sur ce point "capitalissime" éclairant son oeuvre maîtresse.
Il n'en demeure pas moins vrai que sa correspondance, - je pense notamment à une lettre de décembre 1906 à Marie Nordlinger (référence bibliograhique n° 2) -, mais également un passage de son roman "À l'ombre des jeunes filles en fleurs", (référence bibliographique n° 3), dans lequel le héros masculin évoque "un livre de Maspero", le corroborent : Proust a, peu ou prou, pris connaissance de l'ouvrage "Au temps de Ramsès et d'Assourbanipal" du grand égyptologue français Gaston Maspero (1846-1916).
Seriez-vous surpris si je vous avouais que quelques (trop) rares fois dans son oeuvre, l'une ou l'autre allusion à l'Égypte me réjouit néanmoins pleinement ? Ce fut le cas la semaine dernière quand, relisant la relation qu'il fit d'une soirée que son héros s'apprêtait à vivre à l'Opéra de Paris, je "croisai" la notion très particulière, très pointue, très spécifique de "double" qui, dans la conception que se faisaient jadis les Égyptiens de la personne humaine, recouvre une importance majeure.
Ressortissant au domaine complexe de l'anthropologie propre au "Pays des Deux-Terres", - comprenez la Basse et la Haute-Égypte réunies -, ce que les premiers philologues égyptisants du XIXème siècle traduisirent, un peu vite, par le terme "double", constituait en fait l'une des sept composantes, réelles ou fictives à nos yeux, de la personnalité de tout être humain : le Corps, l'Ombre, le Coeur, le Nom, le Ka, le Ba et l'Akh.
Remarquez que dans la liste que je viens d'évoquer, les égyptologues, aux fins d'être compris par tous et avant de déployer de plus précises explications que seules de nouvelles sources égyptiennes successivement traduites au fil des deux derniers siècles permirent d'encore affiner, préférèrent conserver les termes originels Ka, Ba et Akh, éminemment compliqués à traduire pour nos esprits cartésiens.
Traditionnellement figurée dans la langue classique du Moyen Empire égyptien, soit par un humain les bras levés, soit, comme sur la statue provenant du Musée du Caire ici présentée, par le signe hiéroglyphique des deux bras horizontalement accolés et verticalement tendus, la notion de "Ka", - car c'est bien de celle-là qu'il s'agira prioritairement ce matin -, fut, à la suite de Gaston Maspero, longtemps considérée par ses pairs et ses épigones les plus sérieux comme un "double", une sorte de "sosie" concentrant en lui les réserves d'énergie vitale de tout être humain.
Parce que son acception se révèle extrêmement complexe, l'on juge de nos jours préférable de ne plus rendre ce concept par le terme français "double", en définitive trop réducteur, et de plutôt conserver la dénomination égyptienne d'origine, "Ka", en l'assortissant, cela va de soi, pour ceux qui désirent en pénétrer plus avant la signification, d'une glose détaillée, à savoir celle aujourd'hui unanimement admise de l'égyptologue français Claude Traunecker, (référence bibliographique n° 4), à savoir : "Le "Ka" est la force vitale comprise non pas comme une puissance globale et théorique, mais comme LA vie de chacun." Et le Professeur mulhousien d'ajouter que ce "Ka" représente : " La force créatrice qui, nichée dans l'homme, construit et entretient son corps."
Désignant en définitive la personnalité d'un individu, le "Ka", "sorte de capital de vie thésaurisé pendant son existence terrestre", constitua un reflet de la vitalité et de la santé morale de tout Égyptien de l'Antiquité qui, même après sa mort physique ici-bas, - dans les textes funéraires, "aller à son Ka" signifiait mourir -, perdurait dans les constellations sociales de cet "Au-delà" auquel il croyait et dans lequel son "Ka" le protégerait. Le "Ka" forme une paire, précise l'égyptologue allemand Jan Assmann, non avec le corps, mais avec le "moi" de l'homme.
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Chers amis visiteurs,
À toutes et à tous, je souhaite la plus favorable et agréable année 2021 qu'il sera possible ou permis de vivre.
Et, si cela vous agrée de poursuivre en ma compagnie, sachez dès à présent que je vous donne rendez-vous lundi 4 janvier prochain pour de nouvelles aventures en terres proustiennes ...
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Références bibliographiques :
1. FRAISSE Luc, L'éclectisme philosophique de Marcel Proust, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2013.
2. PROUST Marcel, Correspondance, Choix de lettres et présentation par Jérôme PICON, Paris, GF Flammarion 1251, 2015, Lettre à Marie Nordlinger, p. 139.
3. PROUST Marcel, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade², I, 1991, p. 469.
4. TRAUNECKER Claude, Les dieux de l'Égypte, Paris, P.U.F., Coll. "Que sais-je ?" n° 1194, 1993, pp. 26-7.
5. ASSMANN Jan, Mort et au-delà dans l'Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, pp. 106 et 157-8.
Référence iconographique : le "Ka" du roi Aoutibrê Hor, au Musée du Caire :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Aoutibr%C3%AA_Hor
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Richard