Dans l'introduction d'un ouvrage fondamental et fondateur publié en 1939, "Essais d'iconologie. Les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance", le grand théoricien allemand Erwin Panofsky, né à Hanovre en 1892, Professeur d'Histoire de l'Art à Hambourg et mort en 1968 à Princeton, aux États-Unis où il s'était expatrié trente cinq ans plus tôt après avoir été radié de l'Université par les Nazis, détermine, dans une réflexion forte, magistrale et remarquablement étayée, les niveaux de l'interprétation de toute oeuvre d'art qu'il synthétise en trois parties dans un tableau, p. 31 :
* le niveau "primaire", qu'il nomme "Description pré-iconographique et qui porte sur le "motif artistique", le sujet de l'oeuvre ;
* le niveau "secondaire", qu'il appelle "Analyse iconographique", et qui envisage la thématique exprimée, le concept développé ;
* et, troisième niveau, l' "Interprétation iconologique", soit le "contenu, constituant l'univers des valeurs symboliques".
C'est, toutes proportions gardées évidemment, quelque peu dans cet esprit que nous nous sommes penchés vous et moi, amis visiteurs, non seulement sur les cuillères dites "à la nageuse" plus d'un mois durant et, depuis la semaine dernière, sur deux autres, définies "thériomorphes", au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre aux fins, après vous les avoir décrites, d'en envisager aujourd'hui toute la symbolique.
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Je t'apporte l'oryx abattu à la Place d'exécution. L'ennemi de l'oeil est sous ton couteau, tu le vois massacré et tu te réjouis de son anéantissement.
Discours du roi à Horus
(Inscription au temple d'Edfou)
dans Philippe DERCHAIN
Le sacrifice de l'oryx
Rites égyptiens I
Bruxelles, F.E.R.E., 1962
p. 44
Si, au sein de l'art égyptien, il nous faut concevoir la représentation d'animaux sauvages capturés, c'est simplement parce que bouquetins, ibex, gazelles et autres oryx des confins désertiques du pays constituèrent eux aussi aux temps les plus anciens un gibier recherché qu'il devint intéressant non seulement de chasser mais également d'engraisser pour bénéficier d'un apport de nourriture non négligeable quand, d'aventure, une battue n'offrait pas le butin initialement escompté.
Souvent associé à l'antilope, alors qu'il ne fait pas véritablement partie de sa famille, l'oryx fut donc, dès l'époque archaïque, prisé à la Cour ainsi que par les classes privilégiées en tant que ressource alimentaire de premier ordre tout à la fois pour les repas ici-bas mais également pour ceux de l'Au-delà, de manière à nourrir le défunt.
C'est évidemment sous cet angle particulier qu'il vous faut considérer les tableaux peints dans les chapelles funéraires de maints mastabas de l'Ancien Empire de serviteurs menant semblable troupeau au propriétaire décédé, notamment, souvenez-vous, dans celui de Metchetchi dont le Louvre possède moult fragments exposés dans la vitrine 4 ² de la salle 5 :
Mais peut-être aussi sous un autre. En effet, les plus fidèles d'entre vous n'ignorent plus que maints détails représentés sur les parois des tombes font référence à la régénération du mort, à la reconstitution de son intégrité corporelle pour l'éternité.
Ainsi, ces animaux furent très souvent associés à Anoukis, la déesse d'Assouan, à laquelle il n'était point rare d'attribuer les mêmes fonctionnalités que celles détenues par Hathor, à savoir : présider à la naissance et à la renaissance en favorisant la sexualité post mortem du défunt dans un but de fertilité.
Dès lors, en plus d'une finalité alimentaire évidente, leur présence sur les parois des tombeaux se conçoit aisément dans cet esprit d'apporter certitude aux propriétaires de recouvrer toutes les capacités physiques qui furent leurs ici-bas.
Mais pour quelle raison, sur les deux cuillères qui nous occupent, représenter pattes ligotées ces agiles herbivores ?
Exactement la même, si j'en crois les exemples de ce que les égyptologues nomment "scènes de boucherie", que pour les boeufs, les veaux, voire certaines volailles puisque là aussi, l'on aperçoit l'animal maintenu renversé sur le sol de manière à être rapidement entravé.
Ceci posé, concernant plus spécifiquement notre bel oryx, ce qui n'était aux premiers temps de la civilisation égyptienne qu'un geste ressortissant au seul domaine de la cynégétique visant à approvisionner la table prit, par la suite, dès le Nouvel Empire et plus largement encore à l'Époque tardive, dans certains temples gréco-romains d'Égypte, une connotation liturgique, cérémonielle, rituelle.
Rappelez-vous : à plusieurs reprises lors de nos rendez-vous, j'eus l'opportunité d'insister sur l'ambiguë dualité des rapports des Égyptiens avec les animaux, les adorant quand il s'agissait de voir en eux un compagnon, un dieu ou le gibier apprécié de leurs papilles gustatives, les abhorrant quand ils les soupçonnaient de pouvoirs maléfiques. Ainsi en fut-il par exemple de l'oie du Nil et du canard, mais aussi de l'antilope et de l'oryx.
Considéré comme le réceptacle des forces du mal, ce dernier se devait d'être annihilé pour permettre au défunt de jouir pleinement de sa vie post mortem, si la scène était représentée dans une tombe ou, si elle était gravée sur les parois d'un temple, pour contrecarrer ce qui risquait de menacer l'ordre, partant, la bonne marche de la société : le notable harponnant le poisson et celui lançant son bâton vers un vol de canards que nous avons croisés dans les figurations de chasse et de pêche dans les marais nilotiques n'avaient nulle autre raison d'être que celle de mettre hors d'état de nuire les puissances néfastes susceptibles d'entraver le déroulement harmonieux de la vie dans l'Au-delà.
Mais qu'avait-elle donc bien pu faire, cette si élégante gazelle blanche, pour encourir sort aussi peu amène, pour mériter, comme représenté ci-après sur la façade est du temple d'Esna, un sacrifice ritualisé à connotation franchement mythologique ? De quel acte punissable fut-elle donc accusée ?
Tout comme le porc, il vint un temps à partir duquel ce bel oryx fut identifié à Seth, le dieu fratricide, le meurtrier d'Osiris, celui qui un jour ravit l'oeil lunaire d'Horus !
Contrairement à ce qu'avancaient certains de ses collègues, feu l'égyptologue belge d'origine verviétoise Philippe Derchain, s'appuyant essentiellement sur les textes pariétaux des temples d'Edfou, de Denderah et de Philae, affirmait que ce n'est que tardivement que certains mythes assimilèrent l'oryx à ce dieu hostile ; donc pas dès l'Ancien Empire !
De sorte qu'on ne peut décemment imputer à l'aristocratique animal l'origine des souffrances oculaires infligées à Horus. Partant, on ne peut lui attribuer la bien grande responsabilité de mettre en péril l'ordre cosmique jadis institué par les dieux.
Nonobstant, il est pourtant certain qu'on le sacrifia déjà rituellement à l'Ancien Empire : certains passages des Textes des Pyramides en attestent.
Mais alors, quelle en fut la raison ?
J'ai tué l'oryx avec mon couteau, pour que son corps soit transformé en vêtement pour toi tandis qu'ils fabriquent la barque de Sokaris, peut-on lire dans le temple d'Edfou.
Admettez que voilà une assertion bien intéressante, amis visiteurs, qui nous éclaire sur deux points : dès les temps les plus anciens, ce sacrifice codifié permettait de bénéficier de la peau et de consacrer l'animal à Sokaris.
Pour ce qui concerne l'utilisation de son cuir au niveau vestimentaire, je pense obvies les raisons et de ce fait n'avoir nul besoin de m'étendre davantage. En revanche, l'allusion à une liturgie inhérente à l'élaboration d'embarcations sacrées mérite que j'y consacre un court instant.
Que la confection d'une barque henou pour Sokaris - dieu des morts à Memphis, à tout le moins avant qu'Osiris l'eût remplacé dans cette fonction -, nécessitât un cérémonial précis au cours duquel l'oryx était décapité aux fins de récupérer sa tête et d'en orner la proue de la barge divine ne fait plus aucun doute.
Quoi qu'il en soit, même si ne s'explique guère la présence de ce trophée de chasse ornant une étrave, - sauf à comparer avec la coutume de diverses peuplades primitives dans le monde d'exhiber là crâne réel d'animal compris en tant que fétiche protecteur -, le rite du sacrifice de l'oryx, les textes le prouvent, fut un de ceux auxquels les rois égyptiens s'adonnèrent en vue d'honorer un de leurs dieux.
Concluons maintenant, voulez-vous, et faisons pour l'occasion preuve d'un nécessaire esprit de synthèse.
Dès l'époque préhistorique, prédynastique, l'animal, comme tant d'autres vivant aux confins désertiques de l'Égypte, fut piégé, capturé, maintenu un temps en captivité, domestiqué, engraissé au besoin, puis finalement sacrifié, prisé qu'il était pour sa chair et son cuir.
À l'Ancien Empire, à tout le moins dès la VIème dynastie puisque les premiers Textes des Pyramides en font état, son sacrifice devint l'objet d'un premier rituel : sa tête devait orner la proue de la barque du dieu Sokaris.
Par la suite, au Nouvel Empire assurément, mais peut-être un peu avant, il fut assimilé au malveillant Seth et ainsi accusé d'avoir attenté à l'oeil d'Horus, mettant de ce fait l'équilibre du pays en danger. Dès lors, et jusqu'aux époques grecque et romaine, l'oryx fut sacrifié par les souverains non plus pour une raison liturgique mais dans le but de sauver la société égyptienne du mal qui la menaçait.
(Immense merci à Martine, conceptrice du blog djeserdjeserou et par ailleurs Présidente de l'Association Papyrus de Lille, de m'avoir permis avec grande aménité d'exporter les deux clichés ci-avant qu'elle a réalisés au temple d'Esna.)
BIBLIOGRAPHIE
DERCHAIN Philippe, Le sacrifice de l'oryx, Bruxelles, Rites égyptiens I, F.E.R.E., 1962, passim.
PANOFSKY Erwin, Essais d'iconologie. Les thèmes humanistes dans l'art de la Renaissance", Paris, NRF, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, pp. 13-31.
WARMENBOL Eugène, Ombres d'Égypte, le peuple de Pharaon, Guides archéologiques du Malgré-Tout, Treignes, Éditions du Cédarc, 1999, p. 120.
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