À Maurice Maeterlinck qui m'a appris à regarder avec sérénité la Vie et la Mort, et à ne me troubler que devant la Beauté.
Son admirateur et son ami de tout cœur
E.G.C.
Enrique GOMEZ CARRILLO
Le Sourire du Sphinx - Sensations d'Égypte
(Traduction de Jacques CHAUMIÉ)
Paris, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle Éditeur, 1918
À quelques kilomètres de Genève, c'est dans le hall de la Fondation Martin Bodmer, à Cologny, souvenez-vous amis visiteurs, que nous avons entamé de conserve la semaine dernière la lecture de l'introduction de ce que les égyptologues sont convenus d'appeler la formule d'offrande funéraire, ici gravée sur le linteau de toute beauté d'un certain Kaâper, dignitaire royal ayant vécu au début de la Vème dynastie.
Après la formulation d'usage en guise de prémices : Offrande que donne le roi et (que donne) Anubis qui préside à la chapelle divine et à la nécropole ; après quelques souhaits personnels : qu'il soit enterré dans la nécropole en tant que détenteur de privilèges, qu'il atteigne une très belle vieillesse auprès du grand dieu, les besoins alimentaires du défunt peuvent enfin s'énoncer :
que l'on invoque pour lui (des offrandes consistant en) pain, bière, viande, volaille.
La phrase commence par ce que les Égyptiens rendaient par "prt xrw", - que je vous invite à prononcer "péret kérou" : ce sont devant vous, de haut en bas, les trois premiers hiéroglyphes de droite, et qui littéralement signifient "sortie à la voix" et que les philologues traduisent habituellement par "offrande verbale" ou, comme ici, par " ... que l'on invoque pour lui ". Ce "pour lui" étant figuré par les deux signes en dessous ("n.f " ), celui de l'ondulation, symbolisant l'eau, surmontant le céraste pour lequel, au passage, je vous convie à admirer le rendu des écailles.
Permettez-moi de réitérer un propos précédemment tenu : la concision extrême de la formule d'offrande de Nakht-Hor-Heb sur sa ronde-bosse en salle 2 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre était telle que les denrées officielles, classiques, énumérées ci-dessus, toujours de haut en bas et de droite à gauche : pain, jarre de bière, tête de bœuf et de volaille, n'étaient nullement précisées.
Chez Kaâper, - à l'instar de bien d'autres -, la prolixité s'invite à la table puisque suivent maintenant les désignations des moments où le défunt escompte recevoir ces aliments essentiels :
(lors de) la fête-ouag, la fête de Thot,
le premier de l'an, le Nouvel An,
la fête de la sortie de Min, la fête-sadj,
la fête du feu
le premier du mois, chaque fête, chaque jour.
Et la longue inscription si esthétiquement gravée de se terminer par l'énonciation de certains titres officiels du défunt :
le chambellan royal,
le prêtre de Heqet
le magistrat et administrateur ;
puis, évidemment, par son prénom : Kaâper.
Sur le titre, curieux, et rare, de prêtre de Heqet, "hem netjer Heket" comme le prononcent les égyptologues, il me siérait à présent d'ouvrir une parenthèse pour introduire quelques considérations générales.
Heqet était dans la langue égyptienne un nom théophore, - comprenez qui porte le nom d'une divinité -, celui d'une déesse présentant l'aspect soit d'une femme à tête de grenouille, soit plus simplement comme ici, de la grenouille elle-même.
Dès le début de l'année prochaine, quand après être entrés dans la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, nous nous tournerons vers la deuxième des vitrines qui la meublent, nous nous attarderons sur ces petits batraciens et découvrirons qu'ils étaient empreints d'une valeur sémantique bien définie dans la mesure où, parce qu’issus des eaux, - donc éventuellement du mythique océan primordial, le Noun -, ils furent dès l’époque archaïque liés à l’apparition de la vie, partant, à la procréation.
Symbole de forces vivifiantes, dispensatrice de vie, Heqet fut associée aux défunts dont elle permettait la régénération, la reviviscence dans l'Au-delà. Raison pour laquelle, dans la troisième vitrine de la future salle 3 que nous détaillerons dans quelques mois, vous en admirerez une, adorablement bleue,
négligemment posée à l'extrémité d'une branche de potamot ; et cela, sur un fragment de calcaire peint (E 26092) représentant une scène de pêche dans les marais, environnement dont vous ne pouvez décemment plus ignorer maintenant toute la symbolique en rapport avec la renaissance des trépassés.
N'oublions pas que, du têtard jusqu'à l'âge adulte, la grenouille subit d'importantes transformations, d'où sa présence tout à fait appropriée aux côtés des défunts aux fins de leur "annoncer" leur métamorphose à venir dans le royaume d'Osiris.
Pour demeurer dans le même esprit, dans la même symbolique, j'ajouterai que la grenouille fut aussi assimilée à la déesse accoucheuse, parèdre de Khnoum, dieu potier qui modèle l’enfant divin sur son tour : c’est donc elle qui était censée donner le souffle de vie en tendant le signe "ankh" en direction du visage du petit être que Khnoum créait.
Elle était également comprise comme participant à l'avènement du monde, ainsi qu'à l'apparition de la tant attendue crue du Nil : elle avait donc partie liée avec certaines des fêtes agraires mentionnées sur le linteau de Kaâper, dont celle du Nouvel An, vers le 18 ou 19 juillet, quand tout à la fois fleuve, soleil et défunts reprenaient vie.
Rare, indiquai-je à l'instant, à propos du titre de prêtre de Heqet, parce qu'il ne fut porté qu'à l'Ancien Empire et, selon les documents actuellement connus, par à peine une petite quinzaine de personnages, tous en relation étroite avec les nécropoles du nord, Saqqarah et Abousir : deux ayant vécu à la IVème dynastie, dix à la Vème, dont "notre" Kaâper, et les deux derniers à la VIème dynastie. Indéniablement très peu répandu, le titre fut apparemment circonscrit à une époque bien définie puisqu'il n'est plus attesté par la suite.
Nonobstant la disparition de cette prêtrise, il appert que les fonctions sacerdotales des différents personnages qui les effectuaient étaient en relation avec les cimetières de la région memphite.
Au-delà de ces maigres certitudes, les égyptologues s'interrogent toujours sur la fonction réelle de cet officiant au sein des rites funéraires.
Voici donc décodée pour vous, amis visiteurs, l'importante invocation de Kaâper gravée sur le long linteau provenant de son mastaba en Abousir, exposé à la Fondation Martin Bodmer de Cologny ...
Tout en espérant vous retrouver disposés à investir ensemble la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre dès le mardi 9 janvier prochain, je vous souhaite à tous de coruscantes fêtes de fin d'année et, éventuellement, d'excellentes et roboratives vacances ... pendant lesquelles une petite méditation suggérée par un ami, belge lui aussi, ne peut que vous préparer à mieux appréhender l'année 2018 qui point à notre horizon.
Richard
Alors que je l'ai précisé la semaine dernière, j'ai ici complètement oublié de remercier mon amie genevoise qui m'a offert tous les clichés qu'elle a pris de ce relief qui ont émaillé le premier article consacré au linteau de Kaâper et sous-tendent notre présent rendez-vous.
(Grand merci à toi, qui te reconnaîtras.)
BIBLIOGRAPHIE
GABOLDE Marc, Notes sur un "scarabée de coeur" conservé au Musée de Roanne, dans Bulletin du Cercle lyonnais d'égyptologie Victor Loret n° 2, Lyon, 1988, pp. 13 -20.
SERVAJEAN Frédéric, Du singulier à l'universel : le Potamogeton dans les scènes cynégétiques des marais, dans ERUV 1, Montpellier, Université Paul-Valéry, 1999, 259-63.
VUILLEUMIER Sandrine, CHAPPAZ Jean-Luc, Une offrande que donne le roi, dans "Sortir au jour" - Les aegyptiaca de la Fondation Martin Bodmer, Genève, Édition Fondation Martin Bodmer Cologny et Société d'égyptologie Genève, 2002, pp. 71-5.