Neuvième (et dernière) Partie :
DES VÉRITABLES RAISONS
DE LA DIVINISATION ET DE LA ROYAUTÉ
ACCORDÉES À ANTINOÜS ?
" De nature divine, donc, Antinoüs, vous l'aurez compris ! Mais royale ? "
C'est par ce propos conduisant à une question que, la semaine dernière amis visiteurs, nous mettions fin à notre pénultième entretien.
Vous souvenez-vous que, lors de la rencontre du 11 octobre, je vous avais succinctement présenté les différentes faces de l'obélisque Barberini, sur le mont Pincio, à Rome ? Et notamment les tableaux qui chapeautaient chacune des deux colonnes de hiéroglyphes dont trois d'entre eux donnaient à voir Antinoüs, lui l'ancien esclave étranger d'un empereur romain philhellène, présenté "à l'égyptienne", c'est-à-dire vêtu du traditionnel pagne réservé aux souverains et coiffé, comme eux, du némès orné de l'uraeus royal.
En outre, - et le détail me semble d'importance ! -, à chaque fois, le jeune homme se tient debout devant un dieu assis ; privilège, je le souligne, accordé aux seuls monarques égyptiens.
J'ajouterai enfin que, sur la face sud où le texte hiéroglyphique fait état de la nature divine d'Antinoüs, les mots qui le terminent proclament nettement que : "c'est la semence d'un dieu qui se manifeste réellement dans son corps", puis, après un passage mutilé, évoque : "le ventre intact de sa mère".
Indéniablement, Hadrien,
- puisque je vous rappelle qu'il dicta ou à tout le moins suggéra au hiérogrammate mandé pour composer les textes de l'obélisque le contenu de ce qui devait y être gravé -, voulut faire comprendre au monde que son favori divinisé après son décès était né d'un dieu qui avait fécondé, non pas une déesse, mais une femme vierge ou n'ayant pas encore enfanté ; "ventre intact", précise le texte.
Certains d'entre vous auraient raison de penser que cette assertion leur rappelle quelque chose ...
En effet, dans les croyances égyptiennes dont Hadrien semblait imprégné, il fut admis, depuis la Vème dynastie déjà, à l'Ancien Empire donc, que le souverain était le fruit d'une relation charnelle entre Rê, le dieu soleil, qui s'était pour l'occasion substitué au roi en titre, et la reine ; ce que les égyptologues nomment habituellement théogamie.
C'est la raison pour laquelle, - j'eus quelques fois l'opportunité de le signaler -, devant le second des deux cartouches qui encadrent le prénom et le nom de chaque dynaste, devant son nom de naissance en fait, vous lirez cette formulation récurrente, la dernière des cinq de la titulature royale complète : "Sa-Rê", "Fils de Rê " ; le hiéroglyphe du canard signifiant Fils de, et celui du soleil personnifiant ici le dieu Rê.
Le berceau prétendument royal d'Antinoüs ainsi dévoilé aux yeux de tous, vous l'aurez compris, contribua de manière essentielle à asseoir la nature divine du disparu, à l'origine de l'apothéose à laquelle nous avons vous et moi accordé notre attention la semaine dernière.
"De manière essentielle", viens-je d'avancer.
Et si elle était plutôt spéculative ?
Et si d'autres raisons que les sempiternels sentiments unissant l'empereur à son favori prônés par les historiens antiques, explication quelque peu simpliste en définitive, probablement motivée par des considérations vaguement moralisatrices ou franchement réprobatrices, étaient à prendre en compte ?
Et si Hadrien, en homme de pouvoir avisé, en pacificateur convaincu avait compris tout le bénéfice politique qu'il pourrait retirer et du décès inopiné d'Antinoüs à l'entame de son voyage en terres d'Égypte commencé à Alexandrie, et des funérailles tout imprégnées de rituels typiquement autochtones, momification comprise, et de l'élévation du jeune homme au statut de dieu égyptien mais aussi de lui offrir des origines royales, pour impérialement peser sur le cours de l'Histoire ? La grande Histoire, celle qui, en 130 de notre ère et depuis le siècle précédent déjà, secouait Alexandrie, tout en ayant des répercussions sur le reste de l'Égypte, voire dans le bassin méditerranéen oriental tout entier.
C'est en ce sens que s'engage la réflexion de feu l'égyptologue français Jean-Claude Grenier que, parmi d'autres sources, j'ai souvent sollicité pour cheminer avec vous dans ce "dossier-enquête".
Résumons les grandes lignes de cet important épisode de l'histoire commune des Égyptiens, des Grecs et des Juifs en appelant à la barre Joseph Mélèze-Modrzejewski, Professeur émérite d'Histoire ancienne à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne et, entre autres titres, Professeur d'Histoire du judaïsme à l'Université libre de Bruxelles.
C'est essentiellement après la conquête de l'Égypte et la création de la ville d'Alexandrie par le roi de Macédoine Alexandre le Grand, en 331, avant notre ère, - souvenez-vous, j'en avais expliqué la genèse lors de notre visite de l'exposition au Musée royal de Mariemont, en avril 2013 -, que dans ce maelström de peuples et de structures politiques et religieuses si différents, pour la première fois, Grecs et Juifs d'Égypte cohabitent harmonieusement au point que l'on peut parler d'une acculturation éminemment réussie pour ces derniers, auxquels les souverains Ptolémées, successeurs d'Alexandre, avaient assuré d'un entier respect de leur identité et de leurs coutumes, conduisant à ce qu'approximativement un tiers de la population de la ville, - 180.000 habitants sur 5 à 600.000 -, soit juive.
Au point aussi que le judaïsme, comme l'explique le Professeur Mélèze-Modrzejewski, dans un article de 1996 référencé dans ma bibliographie infrapaginale, constituera une composante fondamentale de la civilisation hellénistique.
Malheureusement, dès que l'Égypte devint province romaine, à partir de 30 avant notre ère, la situation se dégrada progressivement pour les Juifs : si l'année 66 de notre ère voit déjà le dramatique écrasement d'une rébellion menée à Alexandrie, de 115 à 117, après un soulèvement des Juifs de Cyrénaïque, dégénérant en guerre implacable ravageant jusqu'à l'Égypte entière, la répression fut totale : ce seront massacres de populations et destructions de bâtiments de culte, - comme la synagogue d'Alexandrie -, sans compter l'anéantissement pur et simple du judaïsme hellénisé sur le sol égyptien.
Et c'est dans ce climat pour le moins délétère qu'Hadrien débarque en 130 de notre ère au sein d'une ville cosmopolite administrée par Rome, je le rappelle, pansant à peine ses plaies, et que très peu de temps après décède Antinoüs.
L'empereur, souvenez-vous, sacrifiera donc immédiatement aux rites égyptiens locaux pour procéder aux funérailles de son protégé !
Égyptophilie exacerbée dans le chef du monarque ?
Je ne pense pas, non !
À l'instar du Professeur Grenier, j'y verrais plus certainement une volonté délibérée prise aux fins de contrer les avancées d'une secte en développement, aux prétentions universelles, dans laquelle une religion et son chef, lui aussi proclamé "homme-dieu", - un certain Jésus de Nazareth -, prétendument faiseur de miracles, essayaient de s'imposer dans les milieux judéo-chrétiens d'Alexandrie ; ce qui ne plut guère ni aux Grecs, ni aux Romains, ni aux Égyptiens de souche qui y vivaient.
Comme évidemment ne plurent pas davantage aux Chrétiens eux-mêmes la nature et les pouvoirs jugés concurrents, partant rivaux, accordés à Antinoüs, suite à la prise de position impériale de l'élever tout à la fois au rang d'un roi et à celui d'un dieu, guérisseur et sauveur ; pouvoirs, en revanche, bien accueillis par Grecs, Romains et Égyptiens qui voyaient en eux le coup de pied décisif porté dans la fourmilière judéo-chrétienne viscéralement ennemie, non seulement d'Alexandrie mais également du pays tout entier
Ceci posé, je me dois à la vérité d'ajouter que quand le christianisme finit par s'imposer, quand l'Empire romain devint donc définitivement chrétien, au IVème siècle de notre ère, les édits de Théodose Ier, à l'extrême fin du siècle, proscrivirent les dieux égyptiens tels Osiris et Isis, par exemple. Officiellement bannis, évidemment stigmatisés qu'ils furent en tant que "païens", décision fut prise de détruire leurs lieux de culte : à Alexandrie notamment, ce fut le Sérapéum, à Canope, divers temples, alors qu'ailleurs en Égypte, de nombreux sanctuaires sacrés furent mués en églises : le polythéisme se devait de faire place au christianisme devenu par décision impériale seule religion d'État !
Pour revenir à Hadrien, posons-nous la question de savoir si spéculatives furent la divinisation et la royauté prodiguées à Antinoüs, après son décès prématuré ; si elles relevèrent d'une habile stratégie politique dans le chef de l'empereur que le hasard et les circonstances permirent ...
À l'heure de clore définitivement ce "dossier-enquête", je le crois profondément.
BIBLIOGRAPHIE
GRENIER Jean-Claude, L'Osiris Antinoos, dans Cahiers de l'ENIM (CENIM) I, Montpellier, Université Paul-Valéry, (Montpellier III), 2008, pp. 59-73.
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MALAISE Michel, Un panorama des cultes isiaques, recension de l'ouvrage de BRICAULT Laurent, Les cultes isiaques dans le monde gréco-romain, dans Chronique d'Égypte (CdE) XCI, Fascicule 181, Bruxelles, A.E..R. E ., 2016, pp. 145-65.
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MÉLÈZE-MODRZEJEWSKI Joseph, Les Juifs d'Égypte, de Ramsès II à Hadrien, Paris, P.U.F., Quadrige, 1997.