Quatrième Partie :
"J'AI VU VENIR À MOI LE PEUPLE DES STATUES"
Avec cet alexandrin que j'ai choisi en guise d'exergue à notre présent rendez-vous, extrait de Les Charités d'Alcippe, poème peu connu je pense, datant de 1929, et seulement publié dans un recueil éponyme un quart de siècle plus tard, en 1956, à Liège, aux éditions "La Flûte enchantée", puis heureusement sorti d'un certain oubli en 1984 par les éditions Gallimard, Marguerite Yourcenar exprimait déjà la passion qui fut sienne, sa vie durant, pour l'Antiquité gréco-romaine, pour l'art de sa statuaire, - tout autant, d'ailleurs, que pour celui de la Renaissance italienne -, qui, faut-il encore le préciser, amis visiteurs, habite ce chef-d'oeuvre de la littérature mondiale du XXème siècle qu'est Mémoires d'Hadrien.
En l'occurrence, si depuis le mardi 6 septembre vous m'avez suivi au sein des quelques pages que j'avais distinguées dans cette biographie fictive en guise de prémices à un "dossier-enquête", tant archéologique qu'égyptologique, que j'escompte mener à bien jusqu'au prochain congé de Toussaint, dont Antinoüs constitue l'humain canevas, vous devez avoir compris que l'empereur profondément esthète délégua, notamment aux ciseaux de ses sculpteurs, - approximativement une centaine de "portraits" sont actuellement répertoriés dont deux, seulement, nommément identifiés -, mais aussi aux talents de maints autres artistes mandés pour créer médaillons, intailles et pièces de monnaie, le pouvoir suprême d'infirmer le décès du jeune homme devenu déité dans son esprit et ainsi, de façon crâne, de proclamer à la face du monde, grâce à son effigie juvénile démultipliée à l'envi, l'ineffable bonheur de le vouloir toujours vivant, toujours présent.
Une trentaine de cités grecques battirent ainsi monnaie en l'honneur du favori, qu'elles soient courantes ou monnaies-médailles, uniquement en bronze, l'argent demeurant toutefois l'apanage des membres de la domus impériale !
L'art en tant que parangon d'un incontournable travail de deuil, parangon de la toute puissante volonté d'un homme de rendre vie à ce que la Camarde lui a pourtant ravi.
Ces oeuvres abondent, et vont de l'incomparable au médiocre, concède la romancière dans ses Carnets de notes où, entre autres notions, elle évoque la survivance immobile des statues : si certaines d'entre elles sont toujours in situ, à la Villa Hadriana ; si d'autres se sont égaillées depuis dans différents grands musées internationaux, - ce site internet en répertorie un certain nombre -, quelques-unes, devant lesquelles la petite Marguerite, dès son plus jeune âge, dut probablement s'extasier, se trouvent au Musée du Louvre, à Paris, ville où son père s'était installé avec elle juste avant qu'éclate la Première Guerre mondiale. En effet, veuf dix jours après la naissance de sa fille, il avait quitté l'avenue Louise, à Bruxelles où elle était née quelque neuf ans plus tôt, avait vécu et voyagé avec elle de Lille au Midi, puis, avait un temps choisi la capitale française où, grâce à son instutrice qui, deux fois la semaine, l'emmenait dans les salles de peintures et de sculptures du Louvre, elle découvrit l'Art et prit conscience de cette lueur vers laquelle j'allais sans le savoir, affirme-t-elle dans Quoi ? L'éternité.
Là, elle allait naître à la Beauté.
Même si j'ai appris, en lisant le catalogue de l'exposition de Bavay à laquelle j'ai fait allusion dans mon premier article de septembre, que ce fut au British Museum alors qu'elle n'avait que douze ans que la petite Marguerite, - qui n'était point encore "Yourcenar" -, croisa pour la première fois l'empereur philhellène, le viril et presque brutal Hadrien de bronze vers la quarantième année, repêché dans la Tamise au XIXème siècle, ainsi qu'elle le confie à Matthieu Galey, dans Les yeux ouverts ; même si je me suis avisé, grâce au même catalogue, que la première mention d'Antinoüs dans son oeuvre figurait dans un sonnet intitulé "L'Apparition", écrit à l'adolescence, j'aime à jouissivement imaginer que ce fut au Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre où, adulte, elle reviendra souvent, qu'entre neuf et onze ans, elle fut précocement fascinée par les statues et les bustes du bel éphèbe qu'elle y rencontrait et, probablement par l'un d'eux, l'Antinoüs au némès ... qu'il vous est encore loisible d'admirer jusqu'au 20 novembre prochain puisque, comme je l'ai rappelé lors de notre précédent rendez-vous, il fait partie des oeuvres prêtées à Arnaud Quertinmont, Conservateur du Département Égypte/Proche-Orient au Musée royal de Mariemont. à Morlanwelz, en province de Hainaut belge, pour son exposition Dieux, Génies et Démons en Égypte ancienne.
À défaut, tout au long de mes trois premiers articles de septembre, aurez-vous eu le loisir d'à votre aise le considérer grâce à une photo que j'avais réalisée en mai denier, et parfois librement "retravaillée". Aujourd'hui, vous retrouvez ce buste remarquablement magnifié, sous un angle quelque peu rapproché, grâce à l'objectif de mon ami Alain Guilleux, qu'une fois encore il me sied de chaleureusement remercier pour avoir accepté de me, - de nous -, l'offrir ici, de manière à parfaire l'image d'Antinoüs.
À une petite trentaine de kilomètres de Rome, au 1, Largo Marguerite Yourcenar, - je n'invente évidemment pas cet hommage clin d'oeil de la municipalité italienne de Tivoli, l'ancienne Tibur, à l'immense romancière ! -, vous pouvez encore de nos jours à cette adresse contemporaine visiter ce qu'il subsiste de la Villa Hadriana, imposante résidence estivale dont Hadrien, en connaisseur raffiné des cultures égyptienne, grecque et romaine, avait ordonné la construction au deuxième siècle de notre ère.
Maquette de la villa d'Hadrien réalisée par Italo Gismondi - Photo © Guilhem Dulous (Guilhem06), déposée sur Wikipedia Français en juin 2006.
C'est dans ce complexe impérial que fut exhumé par le peintre, marchand d'art et archéologue écossais Gavin Hamilton, en 1769, ce buste de marbre de 76 centimètres de hauteur ou, pour être plus précis : que furent retrouvés la majeure partie de la tête, le cou et un fragment de l'épaule et du sein gauches ; le tout ayant été complété par la suite, comme le signale Daniel Roger, Conservateur en chef du Patrimoine, Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre qui signe la notice qu'il lui consacre à la page 248 du catalogue de l'actuelle exposition de Mariemont Dieux, Génies et Démons en Égypte ancienne.
Ou, pour le dire d'une autre manière, en me référant cette fois au site internet officiel du Louvre : nez, bouche, partie gauche du visage et buste sont modernes.
Et d'ajouter, - n'ayant pas l'opportunité de me rendre à Paris, je me contenterai d'entériner, sans possibilité de vérification aucune -, que ce monument est visible au premier étage de l'aile Denon, dans la salle 5 de la Grande Galerie, soit en un espace consacré à la peinture toscane et celle de l'Italie du Nord aux XVème et XVIème siècles.
Ce qui signifie, sauf erreur d'interprétation de ma part, que le buste, comme nous serions en droit de l'y chercher, ne figurerait pas au sein de son propre département, juste en dessous, au rez-de-chaussée de cette même aile Denon, celui donc des Antiquités étrusques, grecques et romaines.
Ah ! si l'un ou l'autre Parisien pouvait confirmer ou infirmer mon propos ...
Quoi qu'il en soit de son emplacement exact, dans l'inventaire du musée, il porte le numéro MR 16, la note étant toutefois assortie d'une précision , - rien n'est simple, décidément ! -, attestant que le numéro usuel est Ma 433.
Et tant qu'à fouiner dans cartels et notes muséales, permettez-moi de tutoyer l'exhaustivité en précisant que la pièce fit partie de l'ancienne "Collection Albani", du nom de ce cardinal mécène italien Alessandro Albani (1692-1779) qui en fit l'acquisition, avec d'autres figurations d'Antinoüs. Cette collection fut saisie par le Directoire en 1797 en accord avec le célèbre Traité de Tolentino, signé entre autres par le Général Bonaparte, qui astreignit la Papauté à notamment restituer Avignon et le Comtat Venaissin à la France et, de surcroît, à lui concéder un imposant corpus d'oeuvres d'art ... demeurées au Louvre.
Indépendamment de l'appellation officielle donnée à l'oeuvre, - Antinoüs au némès -, vous aviez d'évidence remarqué, amis visiteurs, que le jeune homme, pourtant originaire de Bithynie, en Asie mineure je le rappelle, pourtant favori d'un empereur qui, bien que romain, fut profondément admiratif de la Grèce, porte ici deux attributs typiquement égyptiens : le némès et l'uraeus. Et qu'en outre, parmi les inscriptions gravées sur le socle, figure le nom du dieu égyptien Osiris.
Quand, entre autres, vous vous rappellerez qu'à juste raison Marguerite Yourcenar explique qu'Antinoüs fut retrouvé mort noyé dans le Nil, alors qu'il séjournait en Égypte avec Hadrien et sa suite ; quand, entre autres, vous vous rappellerez qu'elle indique que l'empereur, en parfait évergète, fit créer une ville - Antinoé ou, en grec, Antinoopolis -, et qu'il y imposa un culte en l'honneur de son favori ; quand, entre autres, vous vous rappellerez que j'ai précisé que le second volet à venir de cette série d'articles vous emmènerait sur les chemins de l'archéologie et de l'épigraphie égyptiennes, que l'auguste souverain souhaitât pour son protégé que fussent réalisées des oeuvres à forte influence égyptienne ne vous étonnera nullement. Sur ce buste, comme sur d'autres, la présence d'un némès et de l'uraeus le surmontant ; sur ce buste encore, celle du nom d'Osiris gravé ; sur des statues, par exemple, celle d'un pagne à l'égyptienne, et j'en oublie certainement ... ; bref, tous ces détails géographiquement connotés ne devraient dès lors point vous surprendre.
Parce que tout le monde l'a vu et revu sur les photos du "trésor" de Toutânkhamon ou sur celles de l'imposant sphinx du plateau de Guizeh, le némès constitue le couvre-chef le plus connu du grand public parmi ceux que portèrent les souverains d'Égypte : traditionnellement en lin, il se compose de plusieurs parties qu'il serait trop fastidieux de détailler dans ma présente intervention.
Toutefois, à ceux d'entre vous qui en souhaiteraient une description plus que minutieuse, je ne puis que vivement conseiller la visite du site d'un ancien étudiant de l'Université Paul-Valéry à Montpellier, Sylvain Cabaret,
Une remarque néanmoins : traditionnellement, en Égypte bien sûr mais aussi sur d'autres effigies d'Antinoüs commandées par l'empereur, comme celle-ci, au Louvre également,
Antinoüs-Osiris (MND 2167 - n° usuel Ma 4890) - Louvre, Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (© Pierre Philibert)
le némès enveloppait entièrement la tête. Il ne vous aura certes pas échappé que sur le buste d'Antinoüs exposé à Mariemont, il a été sculpté un peu plus en retrait, laissant abondamment apparaître, sur le front et encadrant le haut du visage, les primesautières ondulations du jeune homme, ses cheveux tumultueux, comme les décrivait Marguerite Yourcenar elle-même, révéla l'égyptologue français Jean-Pierre Corteggiani dans sa conférence Marguerite Yourcenar et l'Égypte, prononcée à l'Association Papyrus de Lille, le 23 mai 2015.
(Vidéo que vous pouvez découvrir grâce à ce lien.)
C'était un trait caractéristique de la statuaire grecque qui, plutôt que représenter une masse inerte de cheveux courts, les préféra plus longs et plus naturels en leur donnant du mouvement grâce à une succession de petites et grandes boucles en cascade. Mode capillaire qui, je le souligne au passage, influença par la suite celle de l'Empire romain, essentiellement d'Hadrien à Marc Aurèle.
Avec l'Osiris-Antinoüs à Mariemont jusqu'au 20 novembre, nous sommes en présence d'une oeuvre mariant le plus harmonieusement qui soit art égyptien (némès) et art grec (mèches de cheveux apparentes) ; en présence de l'exemple même d'une parfaite symbiose entre deux cultures, d'un parfait syncrétisme.
Au nombre des parties constituantes de ce némès, je l'évoquai tout à l'heure, vous trouvez la figuration d'un cobra, serpent dressé dont la dangereuse arrogance était censée refouler les forces du mal, visant ainsi à préserver le souverain d'ennemis éventuels. C'est, dans le vocabulaire égyptologique, ce qu'il est convenu d'appeler l'uraeus.
Ajouter que ce type de coiffe constituait l'apanage des seuls souverains égyptiens et qu'ils le partageaint avec certains dieux vous en dira long sur la conception que se fit Hadrien de son favori et sur l'image que, pour la postérité, il souhaita imposer au monde.
Si toutefois il vous agrée de poursuivre cette étude en ma compagnie, amis visiteurs, nous en reparlerons lors d'un nouveau rendez-vous, le mardi 4 octobre prochain ...
BIBLIOGRAPHIE
AMANDRY Michel/ KÜTER Alexia, Antinoüs, dans Marguerite Yourcenar et l'empereur Hadrien, Une réécriture de l'Antiquité, Catalogue de l'exposition au Forum antique de Bavay, musée archéologique du Département du Nord, Gand, Éditions Snoeck, 2015, pp. 80-93.
BERTHIER Philippe, "Regarder les images jusqu'à les faire bouger", dans BLANCKEMAN Bruno (s/d), Les Diagonales du Temps. Marguerite Yourcenar à Cerisy, Presses universitaires de Rennes 2007, [2016], pp. 113-24.
HALLEY Achmy, Mémoires d'Hadrien, Genèse, réception et postérité d'un chef-d'oeuvre, dans Marguerite Yourcenar et l'empereur Hadrien, Une réécriture de l'Antiquité, Catalogue de l'exposition au Forum antique de Bavay, musée archéologique du Département du Nord, Gand, Éditions Snoeck, 2015, pp. 27-37.
YOURCENAR Marguerite, Carnets de notes de Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1981, Collection "Folio" n° 921, pp. 323 et 336.
YOURCENAR Marguerite, Quoi ? L'éternité, Paris, Gallimard, 1990, Collection "Folio" n° 2161, p. 230.
YOURCENAR Marguerite, Les yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galey, Paris, Le Livre de Poche "Biblio" n° 5577, Librairie Générale Française, 2015, p. 32.