Parmi les plaisirs accordés à un retraité, outre celui, essentiel parce que roboratif, de s'occuper certains jours de ses petits-enfants, existe celui, dès les volets ouverts sur un paysage bucolique, de choisir, dans la même soif d'esthétisme, l'auteur qui, après douche et petit-déjeuner, comblera votre journée.
Plus personne, ici, n'ignore mon besoin de continuer à apprendre de mes lectures, mon besoin aussi, consubstantiel, de me prélasser dans une belle langue : Proust, vous le savez, amis visiteurs, ainsi que Chateaubriand figurent parmi ces sauveurs de mes vieux jours.
Aujourd'hui, dans la droite ligne de mes rééditions des semaines précédentes, j'ai un court instant délaissé ces deux immenses littérateurs pour me tourner - revenir, préciserais-je - vers Jean-François Champollion qui, je vous l'ai souvent répété, semble animé dans certaines de ses descriptions de ce souffle romantique particulièrement cher à Chateaubriand,
Pour la troisième fois consécutive, j'ai choisi de vous proposer l'une des missives datées du 1er janvier 1829, alors que le Figeacois séjourne à Ouady-Halfa, à l'extrême sud de la Nubie.
Si les deux précédentes, relatant sa vision de Philae et d'Abou Simbel, constituaient des remises en lumière d'anciennes contributions au sein d'ÉgyptoMusée, vous aurez compris que le présent document, cadeau qu'il me sied de vous procurer, se révèle pour sa part tout à fait inédit sur ce blog.
Les plus fidèles d'entre vous se souviendront certainement d'une Lettre à Monsieur Dacier, document capital dont j'avais donné à lire un extrait le 28 septembre dernier en introduction à un article intitulé Figeac, Grenoble, Paris : se battre pour des idées : il y exposait, rappelez-vous, les principes des hiéroglyphes égyptiens devant les membres de l'Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres dont, précisément, Bon-Joseph Dacier était le Secrétaire perpétuel.
C'est donc à cette même personne que Champollion adresse le courrier ci-après :
Ouady-Halfa, le 1er janvier 1829
Monsieur,
Quoique séparé de vous par les déserts et par toute l'étendue de la Méditerranée, je sens le besoin de me joindre, au moins par la pensée, et de tout coeur, à ceux qui vous offrent leurs voeux au renouvellement de l'année. Partant du fond de la Nubie, les miens n'en sont ni moins ardents, ni moins sincères ; je vous prie de les agréer comme un témoignage du souvenir reconnaissant que je garderai toujours de vos bontés et de cette affection toute paternelle dont vous voulez bien nous honorer, mon frère et moi.
Je suis fier maintenant que, ayant suivi le cours du Nil depuis son embouchure jusques à la seconde cataracte, j'ai le droit de vous annoncer qu'il n'y a rien à modifier dans notre Lettre sur l'alphabet des hiéroglyphes. Notre alphabet est bon : il s'applique avec un égal succès, d'abord aux monuments égyptiens du temps des Romains et des Lagides, et ensuite, ce qui devient d'un bien plus grand intérêt, aux inscriptions de tous les temples, palais et tombeaux des époques pharaoniques. Tout légitime donc les encouragements que vous avez bien voulu donner à mes travaux hiéroglyphiques, dans un temps où l'on n'était nullement disposé à leur prêter faveur.
Me voici au point extrême de ma navigation vers le midi. La seconde cataracte m'arrête, d'abord par l'impossibilité de la faire franchir par mon escadre composée de sept voiles et, en second lieu, parce que la famine m'attend au-delà, et qu'elle terminerait promptement une pointe imprudente tentée sur l'Éthiopie. Ce n'est pas à moi de recommencer Cambyse : je suis, d'ailleurs, un peu plus attaché à mes compagnons de voyage qu'il ne l'était probablement aux siens. Je tourne donc dès aujourd'hui ma proue du côté de l'Égypte pour redescendre le Nil, en étudiant successivement à fond les monuments de ses deux rives : je prendrai tous les détails dignes de quelque intérêt, et, d'après l'idée générale que je m'en suis formée en montant, la moisson sera des plus riches et des plus abondantes.
Vers le milieu de février, je serai à Thèbes, car je dois au moins donner quinze jours au magnifique temple d'Ibsamboul l'une des merveilles de la Nubie, créée par la puissance colossale de Rhamsès-Sésostris (sic), et un mois me suffira ensuite pour les monuments existants entre la première et la deuxième cataracte. Philae a été à peu près épuisée pendant les dix jours que nous y avons passés en remontant le Nil, et les templs d'Ombos, d'Edfou et d'Esné, si vantés par la Commission d'Égypte au détriment de ceux de Thèbes, que ces messieurs n'ont pas sentis, m'arrêteront peu de temps, parce que je les ai déjà classés, et que je trouve, sur des monuments plus anciens et d'un meilleur style, les détails mythologiques et religieux que je ne veux puiser qu'à des sources pures. Je me bornerai à recueillir quelques inscriptions historiques et certains détails de costume qui sentent la décadence. Malgré cela, il est utile de les avoir.
Mes portefeuilles sont déjà bien riches : je me fais d'avance un plaisir de vous mettre successivement sous les yeux toute la vieille Égypte, religion, histoire, arts et métiers, moeurs et usages.
Une grande partie de mes dessins sont coloriés, et je ne crains pas d'annoncer qu'ils ne ressemblent en rien à ceux de notre ami Jomard, parce qu'ils reproduisent le véritable style des originaux avec une scrupuleuse fidélité.
(...)
Je vous prie, monsieur, d'agréer la nouvelle assurance de mon très respectueux attachement,
J.-F. Champollion Le Jeune
P.S. Rosellini et Duchesne me chargent de vous présenter leurs très respectueux hommages.
Jean-François CHAMPOLLION
Lettre à son frère
dans Lettres et journaux écrits pendant le voyage d'Égypte
Paris, Christian Bourgois éditeur, 1987,
pp. 181-3
Remarque.
Je ne détiens évidemment pas l'ouvrage original de Champollion.
Si toutefois je me suis autorisé à "signer" le cliché au bas de sa page introductive ci-dessus, c'est parce que je l'ai effectué à partir de ce que je possède, à savoir la reprographie en plusieurs volumes de l'édition originale qu'en ont réalisée les Éditions de Belles-Lettres, à Genève, en 1973.