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25 avril 2017 2 25 /04 /avril /2017 00:00

 

 
     Parmi les nombreuses appréciations positives reçues à la suite de la publication de mon article de la semaine dernière dédié au décodage de la récurrente scène de chasse dans les marais nilotiques dans lequel j'avais "osé" mettre en évidence la symbolique érotique qui la sous-tend, j'en reçus un, unique, à charge : c'était le 19 avril dernier sur un des sites Facebook qui me font l'honneur d'accepter mes publications.
 
     Ce lecteur qui ne s'était auparavant jamais manifesté, m'écrivait :
 
 
     "ridicule"
     "juste consternant"
    "reflet tout a fait non démontrable d'une époque centré sur la sexualite brandie comme étendard et voulant s'immicer partout , je repette , affligeant"  
 

(Seuls les italiques et les guillemets constituent un ajout qui m'est personnel)

 

 

***
 
 
     Il est évident que feu les égyptologues belges que j'ai appelés à la barre n'étaient en rien des excités du bulbe, ni des pervers pépères gotlib...idineux. Et que leurs recherches en la matière, - que j'ai voulu synthétiser pour vous, - étaient étayées par une iconographie bien présente dans le corpus des peintures et des sculptures ; mais aussi par des textes consignés dans la papyrologie égyptienne ; ce domaine précis faisant l'objet de notre rencontre de ce matin, avant que je reprenne la semaine prochaine seulement le fil de mes projets originels : vous initier à la symbolique celée dans les scènes de pêche.
 
     Cet excursus imprévu me semble s'imposer aujourd'hui, -  digression incontestable celle-là, je présume -, qui vous emmènera au sein même de la littérature "classique" des rives du Nil antique avec, dans un premier temps, un extrait significatif du célèbre Conte des Deux  Frères", datant du Nouvel Empire, de la XIXème dynastie exactement ; puis, dans un second temps, avec quelques vers d'un poème d'amour, deux oeuvres que, dans un très vieil article, - 15 août 2008, cinq mois après la création de mon blog -, j'avais proposées à mes lecteurs d'alors aux fins de les persuader du sens, évidemment caché, qu'exprime la coiffure des dames dans le domaine de l'érotisme.
 
DE LA CONNOTATION ÉROTIQUE DE CERTAINES PEINTURES PARIÉTALES ÉGYPTIENNES : 2. PARENTHÈSE LITTÉRAIRE

 


     Mon premier exemple reprend donc un passage d’un conte à portée psychologique, oeuvre majeure dans le corpus littéraire égyptien, mettant en scène une femme mariée amoureuse du jeune frère de son époux, - rien que de très banal, parfois -, qui, dépitée par le fait qu’il dédaigne ses avances, décide de bassement le calomnier aux yeux de son mari.


     Certains d’entre vous reconnaîtront peut-être dans cette trame, à des degrés divers, autant l’épisode de Joseph et de l’épouse de Putiphar dans la Bible (Genèse) que l’histoire de Bellérophon et d’Anteia chez Homère (Iliade), ou celle de la relation entre Hippolyte et sa belle-mère Phèdre, narrée par Euripide.


     En égyptologie, il est convenu, je viens de le souligner, de donner à ce texte le titre de Conte des deux frères.


     L'histoire, dans la première partie tout au moins, se révèle finalement très simple : Anoupou, - que les Grecs, plus tard, traduiront par Anubis -, est ici un paysan propriétaire de sa terre. Il est marié. Le couple héberge Bata, jeune frère d’Anoupou. Nourri et logé, Bata aide vigoureusement son frère aîné dans les travaux des champs, tout en s'occupant également de conduire les bêtes au pâturage et, à l’occasion, de tisser des étoffes.


     Par ses désirs d’adultère inassouvis débouchant sur d’éhontés mensonges, l’épouse insatisfaite provoque l’inévitable discorde entre les deux hommes. A la fin de la première partie du conte, la vérité étant rétablie, elle sera tuée par son époux et jetée aux chiens.


     C’est sur un papyrus de 19 pages, rédigé en écriture hiératique, que l’on trouve la version la plus complète de ce Conte des deux frères : il est désormais convenu de le nommer "Papyrus Orbiney", en référence à Madame Elisabeth Orbiney, riche Londonienne qui, avec d’autres pièces, l'acquit lors d’un voyage en Égypte ; puis décida de le mettre en vente. Le Musée du Louvre se déclarant incapable de l'acquérir, - dans la mesure où le prix demandé dépassait ses ressources de l’époque -, le document devint en 1857 la propriété du British Museum où il est désormais consigné sous le numéro d’inventaire BM 10 183.

(Pour une version hiéroglyphique de ce papyrus, accompagnée de la traduction française de la première partie du conte, je convie mes amis intéressés à consulter le lien suivant : 
http://egycontes.free.fr/2freres.pdf).

  

     Découvrons à présent l’extrait visant à étayer la thèse défendue par feu l’égyptologue belge Philippe Derchain à laquelle je faisais allusion mardi dernier, à savoir : la connotation érotique accordée par les Égyptiens à la chevelure, ainsi qu'au port de la perruque.

 

 
     
Or quelques jours plus tard, alors qu’ils étaient au champ et qu’ils manquaient de semences, l’aîné envoya son jeune frère en lui disant : " Va vite, et rapporte-nous des semences de la ferme". Il trouva la femme de son frère aîné en train de se faire coiffer et lui dit : "Lève-toi et donne-moi des semences. Je dois vite retourner au champ car mon frère m’attend. Ne traîne pas".

     Elle lui répondit : "Vas-y toi-même; ouvre le grenier et prends ce que tu veux. Ne sois pas cause que ma coiffure reste en plan".

     Le jeune homme entra donc dans son étable pour y prendre une grande jarre car il voulait emporter beaucoup de semences. Il l’emplit d’orge et de blé et sortit avec sa charge. Elle lui demanda : " Quel est le poids de ce que tu as sur les épaules ?" Il répondit : " Trois sacs de froment, deux d’orge, en tout cinq sacs."  (1) Voilà ce que j’ai sur les épaules". (...) 

     Ce qui fit dire à la dame : " Que de force il y a en toi ! Chaque jour j’admire ta vigueur." Elle eut envie de le connaître comme on connaît un homme, se leva, le saisit et lui dit : " Viens, allons passer une heure au lit. Ce te sera profitable, car je te ferai de beaux vêtements."

     Alors le jeune homme devint comme un léopard qui entre en rage, à cause des vilains propos qu’elle lui avait tenus


     Dans la version qu’elle donne de la scène à son époux, la dame affirme :  


     "Lorsque ton frère est venu chercher des semences, il m’a trouvée seule et m’a dit : "Allons passer une heure au lit. Mets ta perruque."

 


(1) Ce que les égyptologues traduisent par "sac" était à l'époque une mesure de capacité  qui équivalait à plus ou moins 56 kilogrammes. Bata, si l'on en croit le texte, porterait donc ici une charge de quelque 280 kilogrammes sur ses épaules. Détail supplémentaire de force qui naturellement émoustille les sens de la dame disposée à être infidèle. 


     Pour mieux comprendre encore la connotation érotique qui se cache derrière le port de la perruque, je vous invite à maintenant découvrir, amis visiteurs, un second texte, un chant d’amour extrait du Papyrus Harris 500,
datant lui aussi de la XIXème dynastie.

 

     Pour la petite histoire, je préciserai simplement que ce papyrus fait partie de la collection que détenait l’amateur et marchand d’antiquités anglais Anthony Charles Harris (1790-1869) et que sa fille adoptive mit en vente en 1871. Ce fut le Bristish Museum qui en acquit l’ensemble, contenant ce que les égyptologues appellent le Papyrus Harris I (ou Grand Papyrus Harris); le Papyrus Harris II; le Papyrus Harris 500 qui contient deux contes et de la poésie ; et le Papyrus Harris 501 sur lequel a été copié un texte magique.

 

     "Écoutons" à présent la voix de l’Aimée ...

 

Mon coeur est une fois de plus envahi de ton amour
Alors que la moitié de la tempe seulement est tressée.
Je cours te retrouver.
Hélas, je suis dénouée.
Bah ! Je vais mettre une perruque et serai prête à tout moment.

 

 

     Il est aussi indéniable, à la lecture de ce très court poème que si la coiffure parfaite représente un véritable moyen de séduction, la perruque, toujours prête en cas de besoin, constitue le signe de l’amplification des désirs et de la totale et immédiate disponibilité amoureuse.


     On comprend par ces quelques vers que la jeune femme, prise d’un violent désir amoureux, ne peut en aucun cas se présenter à son amant, ses soins de coiffure non terminés. Fougueuse, elle n’hésite donc pas à se parer d’une perruque.

 


     Voilà bien la preuve, si besoin en était encore ce matin, qu’une coiffure impeccable, voire une perruque soignée, font également partie de la toilette d’une amante qui font manifestement office de signes de connivence : ils constituent un code invitant à l’amour. Ce sont donc, comme le port de certains vêtements et/ou de certains bijoux, tels que nous l'avons ensemble vu la semaine dernière, amis visiteurs, des détails à connotation érotique d'importance non négligeable.

 

 

 

ADDENDUM

(14, 45 H. )

 

 

     Il m'est plus qu'agréable, amis visiteurs, de vous donner à découvrir ce mardi après-midi, une version bien plus poétique que la traduction littérale que je m'étais contenté de proposer de l'extrait du poème égyptien qui clôturait mes propos de ce matin.

 

     Au sein d'échanges de commentaires que vous pourrez lire ci-dessous tout à l'heure, elle m'est, - elle vous est -, offerte par un très ancien et fidèle lecteur, Alain Yvars, l'auteur de l'excellent blog "Si l'art m'était conté".

 

     La voici :

 

 

Que faire ! Seule la moitié de ma tempe est tressée. 
Une fois de plus, mon coeur est envahi de ton amour.
Je cours te retrouver. Hélas ! je suis dénouée.
Bah ! Je vais mettre une perruque et serai à toi pour toujours.

 

 

Merci Alain.

Ton cadeau m'honore.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 


DERCHAIN Philippe, La perruque et le cristal, SAK 2, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 1975, passim. 

 

 

LEFEBVRE Gustave, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris, Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonnneuve, 1988, pp. 144-6.

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21 février 2017 2 21 /02 /février /2017 01:00

 

 

     Près de Tahoser, c'est le nom de la jeune Égyptienne, se tenait agenouillée, une jambe repliée sous la cuisse et l'autre formant un angle obtus, dans cette attitude que les peintres aiment à reproduire aux murs des hypogées, une joueuse de harpe posée sur une espèce de socle bas, destiné sans doute à augmenter la résonance de l'instrument. Un morceau d'étoffe rayé de bandes de couleur, et dont les bouts rejetés en arrière flottaient en barbes cannelées, contenait ses cheveux et encadrait sa figure souriante et mystérieuse comme un masque de sphinx. Une étroite robe, ou, pour mieux dire, un fourreau de gaze transparente, moulait exactement les contours juvéniles de son corps élégant et frêle ; cette robe, coupée au-dessous du sein, laissait les épaules, la poitrine et les bras libres dans leur chaste nudité.

 

      Un support, fiché dans le socle sur lequel était placée la musicienne, et traversé d’une cheville en forme de clef, servait de point d’appui à la harpe, dont, sans cela, le poids eût pesé tout entier sur l’épaule de la jeune femme. Cette harpe, terminée par une sorte de table d’harmonie, arrondie en conque et coloriée de peintures ornementales, portait, à son extrémité supérieure, une tête sculptée d’Hathor surmontée d’une plume d’autruche ; les cordes, au nombre de neuf, se tendaient diagonalement et frémissaient sous les doigts longs et menus de la harpiste, qui souvent, pour atteindre les notes graves, se penchait, avec un mouvement gracieux comme si elle eût voulu nager sur les ondes sonores de la musique, et accompagner l’harmonie qui s’éloignait.

 

 

 

Théophile GAUTIER

Le Roman de la momie

 

pp. 32-3

DE LA MUSIQUE ÉGYPTIENNE ANTIQUE - 6. TROIS HARPISTES ET UN ENTERREMENT ...

 

     Faisant suite aux quelques rendez-vous que nous avons, vous et moi, amis visiteurs, consacrés à la musique et aux musiciens égyptiens en général, les 17 et 24 janvier derniers, ainsi qu'à l'évolution typologique de la harpe en particulier, les mardis 31 janvier, 7 et 14 février, j'ai choisi ce matin de vous donner rendez-vous devant la grande vitrine 4 ² du mur nord de la salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, souvenez-vous, celle qui nous avait longuement permis voici près d'un lustre déjà, de découvrir quelque quarante-trois fragments provenant du mastaba d'un certain Metchetchi, à Saqqarah, fonctionnaire royal de l'époque d'Ounas, dernier souverain de la Vème dynastie, à l'Ancien Empire.

 

Vitrine 4², vue de gauche - © Cliché SAS, à laquelle je réitère mes remerciements.

Vitrine 4², vue de gauche - © Cliché SAS, à laquelle je réitère mes remerciements.

 

     Et en vue d'apposer un point final à cette thématique particulière à laquelle j'avais associé quelques extraits de l'oeuvre de Marcel Proust, il m'a également semblé intéressant ce matin de donner la parole à un autre écrivain français, polygraphe d'une prolixité inouïe et pourtant à mon sens fort oublié, son "Capitaine Fracasse" excepté, qui personnellement marqua ma prime adolescence : Théophile Gautier (1811-1872), auteur également du Roman de la momie, ode à la Beauté s'il en est, puisé tout à la fois à la culture iconographique et livresque qui était sienne de l'égyptologie en pleine expansion à son époque, mais aussi à une indissociable égyptomanie, frénétiquement présente : "L'Égypte, je ne l'ai pas encore visitée, mais je l'ai vue", aimait-il à répondre à ceux qui, tellement admiratifs des descriptions qu'ils avaient découvertes dans le roman s'inquiétaient de savoir quand il avait foulé le sol égyptien.

 

     Après un certain nombre de "célébrités" du XIXème siècle, après le poète Gérard de Nerval, après le photographe écrivain Maxime Du Camp -, celui-là même qui, le 6 juin 1853, à son "cher Théophile", dédia "Le Nil", le récit du voyage qu'il y entreprit avec son ami Gustave Flaubert -, Gautier parce que mandé par le Journal officiel pour couvrir les cérémonies liées à l'inauguration du Canal de Suez, en novembre 1869, - douze ans donc après la publication de son roman "égyptien" -, débarque pour la première fois sur la terre qui tant l'inspira, voit Alexandrie et Le Caire mais ne remonte nullement le Nil jusqu'à cette Thèbes qu'il avait pourtant superbement décrite dans son oeuvre romanesque ...

 

     "Apposer le point final", certes, mais aussi, grâce à une scène précise exposée dans cette longue et si intéressante vitrine de la salle 5, je souhaiterais avec vous évoquer aujourd'hui les raisons pour lesquelles parmi celles si souvent représentées sur les murs des chapelles funéraires de grands fonctionnaires royaux, figuraient ces "orchestres" antiques, musiciennes et musiciens, chanteurs, chironomes pour la plupart, danseuses et danseurs aussi, parfois : il s'agit de la figuration peinte sur un fragment de mouna relativement abîmé, (E 25515), de trois harpistes assises,       

 

 

 

 

Joueuses de harpe. Fragment E 25515 (2009)

 

 

face au propriétaire de la tombe, - sujet regardant auquel on présente un objet regardé, ainsi que l'écrit mon ami Dimitri Laboury à propos de Nakht ; attitude que l'on sait récurrente dans le programme iconographique des tombes égyptiennes antiques -, véritablement absorbé à se délecter des travaux des champs et de tous les beaux divertissements, comme l'expliquent les hiéroglyphes inscrits devant lui dans une colonne qui le sépare de différents registres superposés. 

 

 

DE LA MUSIQUE ÉGYPTIENNE ANTIQUE - 6. TROIS HARPISTES ET UN ENTERREMENT ...

 

     Si vous portez votre regard sur la partie inférieure de ce morceau de paroi murale en commençant par le bas, le sol en fait, matérialisé par la bande rouge, épaisse, qu'encadrent deux traits noirs, vous noterez que les trois musiciennes se trouvent à l'extrême gauche du deuxième de ces niveaux superposés, juste après le boucher emportant sur ses épaules la patte d'un boeuf, considérée, souvenez-vous, comme morceau de choix destiné à l'alimentation post mortem du défunt ;

DE LA MUSIQUE ÉGYPTIENNE ANTIQUE - 6. TROIS HARPISTES ET UN ENTERREMENT ...

 

le premier registre, en dessous, proposant pour sa part deux scènes que j'ai aussi jadis abondamment commentées : le vêlage et la traite d'une vache.

 

     La proximité de ce concert avec ces tranches de "vie quotidienne", moins poétiques, n'est aucunement fortuite : toutes ces activités relèvent du domaine des offrandes, participant donc du rituel de la future régénération du défunt propriétaire de la tombe.

     De sorte que, bien que s'inspirant d'une réalité terrestre ressortissant, dans le cadre de réjouissances privées, au domaine du divertissement plus ou moins mondain, ce petit concert de harpe offert par trois jeunes femmes à Metchetchi porte l'empreinte d'une tout autre finalité : il s'inscrit en réalité dans un processus rituel censé lui garantir la renaissance et la survie dans l'Au-delà. 

     Aucun doute donc qu'il vous faille comprendre ces jeunes instrumentistes, amis visiteurs, comme des exécutantes parmi d'autres d'un rite funéraire parmi d'autres.

 

     Il est quasiment avéré que si nous avions pu bénéficier, in situ, d'une vision globale et non détériorée de la scène, nous aurions lu, - ainsi qu'on le découvre dans d'autres sépultures de la même époque -, une mention stipulant que cet ensemble instrumental joue chaque jour pour le Ka du défunt, censé contempler ce qui réjouit (son) coeur.

 

 

     Certains parmi vous auront assurément noté deux détails : le premier, pour le moins hors du commun, concerne la coiffure de ces demoiselles, plus spécifiquement visible chez la dernière d'entre elles :

 

 

Fragment-E-25515---Troisieme-musicienne--2011-.jpg

 

 

il s'agit, vraisemblablement ajoutée à l'arrière de la chevelure (ou de la perruque) courte, de ce que les égyptologues appellent tresse, assortissant le terme d'un point d'interrogation exprimant leur indétermination. 

 

      Vous aurez également remarqué que la particularité de cette "tresse" réside dans le pompon qui en garnit l'extrémité, que les mêmes savants nomment simplement boule et qui, selon eux, permettrait sans doute, - la nuance d'incertitude m'apparaît importante -, d'amplifier le mouvement d'une chorégraphie.

 

     Chorégraphie ?

 

     Il faut en effet savoir que l'on ne constate habituellement ce type d'accessoire capillaire que chez des jeunes femmes s'adonnant à différents pas de danse, avec la restriction dont il vous faut également être conscients que toutes les danseuses égyptiennes n'en portent pas nécessairement : il serait vraisemblablement l'apanage de celles qui figurent au sein d'un ballet en l'honneur de la déesse Hathor, dans le cadre d'un rituel funéraire ; les autres présentant les mêmes cheveux courts que les hommes évoluant à leurs côtés.

 

     Et c'est ici que vous vous posez LA question pertinente : pourquoi les trois musiciennes représentées dans la tombe de Metchetchi sont-elles affublées de ces "tresses" habituellement réservées à certaines danseuses ?

 

     Dans la mesure où l'argument précédemment prôné de l'accentuation des effets de figures chorégraphiques me paraît dénué de bon sens, longue réflexion faite, j'envisage deux possibilités de réponses à vous proposer : ou ces jeunes femmes sont à la fois danseuses et musiciennes, - ce qui n'aurait rien d'incongru, - et soit, viennent d'exécuter quelques pas avant de jouer de la harpe, soit vont s'y atteler immédiatement après leur prestation musicale.

     Ou, seconde interprétation, elles arborent cette coiffure particulière pour attester qu'elles aussi sont partie prenante du rituel de régénérescence du défunt, évoqué à l'instant.  

 

     Le second détail, - que relèveront plus probablement les musicophiles parmi vous -, concerne la position des mains des harpistes.

 

     Les égyptologues qui ont longuement étudié les représentations de concerts figurant dans les tombes en ont essentiellement déterminé deux distinctes : ils ont appelé jeu à une main celui qui consiste à placer les deux mains au même endroit d'une seule corde ; et jeu à deux mains celui dans lequel, à l'instar de nos trois interprètes, les mains évoluent à deux endroits différents du plan des cordes.

 

 

     Mais qui sont-elles en définitive, seriez-vous légitimement en droit de me demander maintenant, ces jeunes artistes assises en cercle pour nous offrir quelques notes de musique grâce à leur grande harpe cintrée ? 

 

      Oui, vous avez parfaitement compris, amis visiteurs : "assises en cercle". C'est ainsi que, selon une des conventions de l'art égyptien, il vous faut imaginer ce qui, ici, ressemble à un alignement d'instrumentistes.

 

     Si nous ne pouvons nous baser sur d'éventuelles annotations précises telles celles que j'ai délivrées ce matin, il subsiste néanmoins sur ce fragment-ci quelques hiéroglyphes qui nous permettent de découvrir, certes d'une manière lacunaire, que nous sommes en présence de trois des enfants de Metchetchi : Jouer de la harpe par sa fille, avait jadis indiqué le "scribe des contours" au-dessus de chacune d'elles, poussant la délicatesse jusqu'à noter leur prénom à toutes ; Mereret, celui de la deuxième harpiste, étant le seul que nous puissions encore aujourd'hui sans conteste déchiffrer.

 

     Quelle importance pensez-vous que ces précisions revêtent ?

 

     Sachant qu'à l'Ancien Empire, - et jusqu'au Nouvel Empire à partir duquel la tendance s'inverse -, dans ce type de scène, la gent féminine était franchement minoritaire par rapport à la masculine ; sachant que la harpe constitue un instrument de luxe dont l'apprentissage, dans les écoles du Palais, était relativement long, il appert que les rares femmes que l'on voit en jouer non seulement faisaient partie d'une certaine classe aisée de la société d'alors, mais qu'en outre, elles relevaient de ce que, après Hans Hickmann, je définirais comme étant de l'amateurisme musical.

 

     Dans un premier temps, nous pouvons donc en déduire que ce trio n'est nullement constitué d'artistes professionnelles attachées à la concession funéraire accordée par le souverain, -  Ounas, ici en l'occurrence -, à un de ses fonctionnaires privilégiés. En tant que propres filles du défunt, elles jouent donc pour lui, en privé, et pourront dès lors, comme l'expriment les textes, à sa meilleure convenance, le divertir parfaitement chaque jour de sa vie éternelle.

 

     Dans un second temps - et cela me paraît plus important encore -, à la différence de leurs consoeurs et confrères rémunérés par l'État évoluant anonymement dans maints autres mastabas, celles-ci auront au moins la certitude que leur patronyme traversera les siècles puisque, prononcé par leur père, il leur permettra, - en fonction de cette croyance égyptienne sur laquelle j'ai à plusieurs reprises déjà insisté -, de rester vivantes, toujours et à jamais.

 

     Soyez assurés, amis visiteurs, que de tant les avoir citées aujourd'hui, nous aurons nous aussi contribué à assurer la pérennité de ces élégantes harpistes.

 

     Quelle plus belle célébrité, dites-moi, pouvaient-elles espérer ?

 

 * * * 

 

     Le congé de carnaval en Belgique commençant cette toute prochaine fin de semaine, ÉgyptoMusée et moi-même vous donnons rendez-vous le mardi 7 mars.

 

Excellents moments de détente à ceux qui, parmi vous, s'adonneront aux festivités masquées ; et à tous mes autres visiteurs aussi, bien évidemment ...

 

 

     Richard

      

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

CARREDU  Giorgio,  L'art musical dans l'Égypte antique, CdE 66, Fasc. 131-32, Bruxelles, F.E.R.E., 1991, pp. 39-59.

 

 

EMERIT  SibylleLes musiciens de l'Ancien Empire : sources et interprétations, dans Égypte, Afrique et Orient n° 40,  Avignon, Centre d'Égyptologie./Saluces, Décembre 2005, pp. 3-16.

 

 

HICKMANN  Hans, Musicologie pharaonique. Etudes sur l'évolution de l'art musical dans l'Egypte ancienne, Baden-Baden, Editions Valentin Koerner, 1987, 107..

 

 

LABOURY  Dimitri, Une relecture de la tombe de Nakht, dans Tefnin R. (s/d) La peinture égyptienne ancienne. Un monde de signes à préserver, Monumenta Aegyptiaca 7, (Imago 1), Bruxelles, F.E.R.E., 1997, 54. 

 

 

VANDIER  Jacques Manuel d'archéologie égyptienne, Tome IV, Bas-reliefs et peintures - Scènes de la vie quotidienne * , Paris, Picard, 1964, 392.
 

 

VILLARINO  Céline, La danse en Egypte ancienne, Egypte, Afrique & Orient n° 40, Avignon, Centre d'égyptologie/Saluces, 2005, p. 30.  

 

 

WARMENBOL  Eugène, Feydeau et la momie, Pharaon et Du Camp - Aux sources du Roman de la Momie de Théophile Gautier, dans Le Roman de la momie - Les amours d'une princesse égyptienne, Catalogue d'exposition édité par l'A.S.B.L. Abbaye Saint-Gérard de Brogne, Namur, 1997, pp. 20-1.

 

 

ZIEGLER  Christiane, Le Louvre : Les Antiquités égyptiennes, Paris, Editions Scala/Réunion des musées nationaux, 1990, p. 129.

 

 

 

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14 février 2017 2 14 /02 /février /2017 01:00

 

 

     Ainsi, à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

 

     D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d'un coup, au point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une pause d'un instant, brusquement elle changeait de direction, et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait avec elle, vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui, il eut besoin d'elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement  s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.

 

 

 

 

Marcel  PROUST

Un amour de Swann

 

dans A la recherche du temps perdu

Tome I, Du côté de chez Swann,

Paris, Gallimard,

pp. 250-1 de mon édition de 1967

 

 

 

 

 

     Que j'eusse aimé participer en tant qu'auditeur au colloque organisé trois jours durant à l'automne 2016, à Paris, à la Fondation Singer-Polignac et consacré à "Proust et la musique". Fort heureusement, - superbe cadeau ! -, comme vous l'aurez remarqué amis visiteurs, si vous avez cliqué sur le titre donné à ces rencontres en rouge ci-dessus, les nombreux intervenants ont été filmés et leurs propos accessibles sur le site de la Fondation.

 

     Parmi ceux que j'ai fort appréciés, permettez-moi de subjectivement épingler les passionnantes interventions du 27 octobre évoquant les deux systèmes sémiotiques différents que sont la musique et la littérature, tellement imbriquées au sein de l'oeuvre proustienne : 

 

* celle de Jean-Yves Tadié : Comment raconter une sonate ?

 

* celle d'Arthur Morisseau : À l'écoute de la "petite phrase de Vinteuil"

 

* et enfin, celle, époustouflante, de Stéphane Chaudier : Les descriptions musicales chez Proust qui, avec le souffle de la conviction, convoquant Verlaine et son "Art poétique", démontre que dans "La Recherche ...", Proust propose en réalité une réflexion phénoménologique non pas de la musique mais du plaisir ressenti quand on en écoute.

 

 

 

     Après ce petit excursus, je vous propose maintenant de retrouver le coeur même de notre thématique actuelle, à savoir : la musique égyptienne; et, plus spécifiquement ce matin, ainsi que je vous l'avais promis la semaine dernière, les harpes angulaires.    

 

 

     En parcourant les volumes de l'importantissime ouvrage Monuments de l'Égypte et de la Nubie, d'après les dessins exécutés sur les lieux sous la direction de Champollion-le-Jeune, et les descriptions autographes qu'il en a rédigées, monumentale somme publiée en 1835 chez Firmin-Didot Frères, à Paris et dont j'ai la chance de posséder une reprographie proposée en 1969 par le Centre de documentation du monde oriental, Éditions de Belles-Lettres à Genève, dans un format plus maniable que les in-folios originaux, l'on rencontre, au tome 1, à la planche LI (2), oeuvre d'un des cinq dessinateurs de l'équipe dirigée par Jean-François Champollion en personne lors de ses deux années passées en Égypte (1828-1830), la représentation, sur une des parois du pronaos du temple de Thot, à Dakka, d'un Hercule barbu, selon les indications de l'égyptologue figeacois, assis, jouant de la harpe angulaire.

 

 

 

Bès harpiste (Champollion)

 

 

     C'est toujours de Champollion et de ce même instrument qu'il s'agira, un vrai cette fois, avec un superbe spécimen, - également appelé "trigone" -, que je soumets ce matin à votre admiration, amis visiteurs, déposé dans le grand meuble vitré du centre de la salle 10 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre devant lequel j'ai pris l'habitude, depuis quelques mardis, d'établir nos quartiers d'hiver hebdomadaires.

 

 

Salle 10 - Vitrine 1 (Juin 2009)

 

     À l'extrémité de la longue table basse posée à même le sol de la première partie de cette vitrine 1, après les deux harpes portatives naviformes que nous y avons rencontrées la semaine dernière, succédant à un luth, a été rangée une troisième et dernière harpe, par sa forme triangulaire complètement différente des deux premiers instruments arqués déjà évoqués qui, si j'accrédite les propos de feu Madame Christiane Desroches Noblecourt dans sa préface à l'ouvrage de Christiane Ziegler dédié aux instruments de musique exposés ici, fut prise en mains par Champollion.

 

 

Salle-10---Vitrine-1---Trigone.jpg

 

 

     Provenant en effet de la collection Salt acquise pour le Louvre de Charles X par le savant déchiffreur qu'une ordonnance royale avait nouvellement promu responsable de la division des monuments égyptiens, - comme je vous l'avais expliqué dès la création de ce blog en mars 2008 -, ce trigone de toute beauté, quasiment intact si j'en excepte les cordes réfectionnées au XIXème siècle, constitue véritablement la fierté des Conservateurs, surtout depuis que celui du Musée de Berlin, fort semblable, a bizarrement disparu de ses collections.

 

     Déjà connue au deuxième millénaire avant notre ère sur les rives entre Tigre et Euphrate, exportée et représentée sur les monuments de celles du Nil dès le Nouvel Empire, - ce serait peinte dans la tombe (TT 367) d'un certain Paser, à l'époque d'Amenhotep II, qu'elle apparaîtrait pour la première fois -, la harpe angulaire fut elle aussi très prisée par les musiciens égyptiens.

 

     Selon le cartel du musée, elle daterait de Basse Époque, - sans plus de précision ! -, et mesurerait 110 centimètres de hauteur. Elle fut réalisée en bois rares - pin maritime pour le cordier et cèdre pour la baguette de suspension -, et gainée de cuir vert aux laçages que dissimulent des pièces de cuir polychrome.

 

 

HARPE TRIGONE - Louvre N 1411 (C. Décamps)

 

     Le cordier cylindrique de quelque 70 centimètres de longueur pénètre dans la partie basse et amincie de la caisse de résonance trapézoïdale en bois massif ; ses cordes se terminent par des franges à mèches, semblables à celles qui pendaient au bout des cordonnets enserrant jadis les tentures des fenêtres de la maison de ma grand-mère maternelle.

 

     Quant à sa partie supérieure, plate, en forme de triangle isocèle dont une des pointes est arrondie, l'artiste l'a notamment décorée de motifs floraux provenant des marais nilotiques, - des lotus, en l'occurrence -, découpés dans du cuir vert et qu'il a apposés sur un fond de cuir rose soutenu. 

 

 

Dessus-harpe-trigone-N-1441--Louvre---cliche-C.-Decamps-.jpg

 


     Selon les musicologues, ce type de trigone égyptien d'époque gréco-romaine, évidemment revisité par la suite, serait à l'origine de la harpe celtique médiévale et de ses consoeurs occidentales que nous connaissons aujourd'hui, tandis que la harpe cintrée apparue dès les premières dynasties aurait, quant à elle, poursuivi son développement sur le continent africain essentiellement ...

 

 

     Après ces quelques considérations typologiques évoquées au long de nos trois dernières rencontres, celles du 31 janvier et du 7 février, à propos des harpes cintrées, et celle de ce matin, j'aimerais, avant de nous quitter, amis visiteurs, vous donner à entendre quelques tentatives parmi d'autres disponibles sur Internet qui se veulent une reconstitution des sons de l'Égypte antique, et notamment de la harpe de l'Ancien Empire.


     Ne disposant nullement des compétences qui me permettraient de poser un jugement de valeur, je vous laisse le soin de vous faire votre propre opinion après avoir cliqué sur chacun des liens ci-dessous :

 

 

http://www.youtube.com/watch?v=rIIeXgy827A&feature=player_embedded#!

 

http://www.youtube.com/watch?v=nBmWXmn11YE&feature=related

 

http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=pBHqYhYYSsk

 

 

    

    Excellente écoute à tous ...

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

ZIEGLER Christiane, Les instruments de musique égyptiens au Musée du Louvre, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1979, pp.8, 105-7 et 113. 

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7 février 2017 2 07 /02 /février /2017 01:00

 

 

     Mais depuis plus d'une année que, lui révélant à lui-même la richesse de son âme, l'amour de la musique était, pour quelque temps au moins, né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d'un autre monde, d'un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l'intelligence, mais qui n'en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification.    

 

     Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d'un parfum, d'une caresse elle le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu compte que c'était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre elles qu'était due cette impression de douceur rétractée et frileuse ; mais en réalité, il savait qu'il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même, mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu'il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n'est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement ça et là, séparées par d'épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu'un univers d'un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu'ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l'un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu'elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l'avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l'intelligence.     

 

 

 

 

 

Marcel  PROUST

Un amour de Swann

 

dans A la recherche du temps perdu

Tome I, Du côté de chez Swann

 

Paris, Gallimard,

pp. 417-18 de mon édition de 1967

 

 

 

 

 

     Le Beau, la Beauté !

     Souvenez-vous, amis visiteurs, je vous avais annoncé ces maîtres-mots dans mon article de rentrée, le 10 janvier dernier comme constituant les fils conducteurs de la nouvelle thématique d'ÉgyptoMusée.

 

     Le Beau, la Beauté. Subjectivité souveraine puisque nul n'ignore plus qu'une chose, qu'elle soit oeuvre de l'homme ou de la nature, n'est belle que dans les yeux de ceux qui la regardent, de ceux qui l'admirent, prônait en substance Oscar Wilde.

 

     Indéniablement, je pense qu'avec l'univers musical des habitants des rives du Nil que j'évoque actuellement, avec surtout, vous le constaterez plus encore ce matin, certains des instruments qui furent créés et utilisés en ces temps anciens, nous évoluons véritablement en terrain déjà conquis. 

 

     Mais vous me connaissez, je ne puis, quand possibilité m'est offerte, me priver d'associer le mot au dessin, - ce ne sont certes pas les Égyptiens de l'Antiquité qui m'auraient contredit ! -, car la beauté d'une certaine littérature fait aussi partie de mon univers. Raison pour laquelle, pour la deuxième semaine consécutive, c'est vers Marcel Proust que je me suis tourné pour insister sur l'importance qu'à la musique il accorda dans sa vie et dans son oeuvre, notamment au travers du personnage de Charles Swann et de la dilection que celui-ci manifestait pour la "Sonate de Vinteuil", - pièce fictive vraisemblablement inspirée à Proust par les compositions de Camille Saint-Saëns, de Gabriel Fauré et du compositeur liégeois César Franck. 

     Je vous en souhaite une excellente et pénétrante lecture.  

 

 

    Avec les siècles succédant à l'Ancien Empire, d'autres harpes cintrées que celle que vous avez découverte sur la paroi nord de l'intérieur de la chapelle du mastaba d'Akhethetep, au Louvre, archétype que nous avons détaillé la semaine dernière, enrichiront le corpus des cordophones : elles se distingueront par leur taille, par leurs formes mais également par un développement toujours plus sophistiqué de leur décoration.

 

     Nonobstant ces transformations, tout au long de la civilisation égyptienne subsisteront deux caractéristiques essentielles, communes quels que soient les modèles : les cordes seront toujours placées vers l'avant d'un manche qui fait corps avec le musicien et la caisse de résonance se trouvera toujours dans la partie inférieure de l'instrument.

 

     Pour évoquer le Moyen Empire et la présence de plus en plus fréquente d'éléments décoratifs, j'ai choisi de vous proposer une peinture d'une tombe initialement prévue pour une femme (TT 60) - extrêmement rare à cette époque ! -, dans laquelle il est très abondamment mentionné un certain Intef-Iker (Antefoker) dont on ignore tout du lien de parenté avec elle - (était-elle sa mère ? son épouse ? ...) -, mais dont on sait qu'il fut, lui, au début de la XIIème dynastie, vizir d'Amenemhat Ier, puis de son fils Sésostris Ier, souverains que, rappelez-vous, nous apprit à mieux connaître l'auteur anonyme de ce Roman de Sinouhé longuement parcouru de conserve à l'été 2011.

  

     Suivez-moi, voulez-vous, dans la chapelle proprement dite et immédiatement à droite en entrant,- c'est-à-dire, sur le mur est -, élevez votre regard vers ce qui subsiste d'une scène jadis richement colorée encore discernable sur sa partie nord :

 

 

Harpistes Antefoker (peinture originale)

 

vous y distinguerez deux musiciens, une femme et un homme, accroupis dans la même position, un genou sur le sol et l'autre relevé, jouant d'une harpe cintrée à 5 cordes qu'ils maintiennent contre leur épaule.

 

     Un dessin réalisé pour le site OsirisNet d'où j'ai exporté ces deux documents - (Merci Thierry !) -, vous permettra de mieux visualiser mes propos.

 

 

Harpistes Antefoker - Dessin

 

 

     Si le manche de la harpe de l'homme est surmonté d'une tête de faucon, représentation zoomorphe d'un dieu des harpistes et des chanteurs s'accompagnant de ce type d'instrument, celui de la jeune femme, plus élaboré, est décoré d'une tête féminine et de motifs en damier, rouges et bleus. 


   Ai-je déjà précisé que, consubstantiellement à d'autres modèles que vous découvrirez aujourd'hui et mardi prochain, la forme arquée des harpes de l'Ancien Empire, perdura peu ou prou tout au long de la civilisation égyptienne ?

 

 

     C'est à nouveau vers le meuble vitré que vous connaissez déjà au centre de la salle 10 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre que j'escompte à présent vous inviter à me suivre aux fins d'aborder le Nouvel Empire :

 

 

Salle 10 - Vitrine 1 (Juin 2009)

 

 

là n'attendent qu'à nous surprendre deux harpes cintrées particulières.

 

     Dépourvues toutefois d'un quelconque décor, elles retiendront néanmoins notre attention par leur taille, leur aspect et, surtout, la manière de les tenir, partant, d'en jouer.

 

     Sur votre gauche, la première et la plus grande d'entre elles, E 116 (également inventoriée sous le N 1440 A), façonnée dans une seule pièce de bois, - que le site officiel du musée ne précise pas -,  mesure 137,3 centimètres de hauteur.

 

 

HARPE-cintree-d-Imenmes--musicien-d-Amon--18e-Dyn.----Lo.jpg

(Louvre © C. Décamps)

 

 

     Elle appartint à un certain Imenmès, musicien à la XVIIIème dynastie, qui y fit inciser une longue inscription hiéroglyphique, originellement agrémentée de dorure, si j'en crois quelques ultimes traces apparentes, donnant à lire une formule d'offrande et un petit texte hymnique en l'honneur d'Amon. 

 

     De l'extrémité supérieure émergent les crochets de suspension dorsaux, non pivotants, fortement insérés, - parfois collés dans certains autres exemplaires ! -, destinés à la fixation des cordes en vue de les empêcher de glisser le long du manche et non, je le rappelle au passage, à un quelconque accordage comme c'est le cas avec les chevilles de nos instruments modernes qui, elles, tout au contraire, peuvent tourner et sont judicieusement perforées de manière qu'y puissent passer les cordes.

 

     Quant à l'extrémité inférieure de ce manche, elle est gainée de cuir brun-rouge qui, au départ, fut manifestement cousu.

    

    Dans son prolongement, la caisse de résonance d'un ovale allongé porte extérieurement quelques vestiges de peinture noire.         

 

     La seconde de ces harpes exposées côte à côte, N 1440 B, date également de la XVIIIème dynastie et fut elle aussi taillée d'une seule pièce dans un morceau de bois, - pas plus nommé que le précédent ; elle ne mesure que 101,5 centimètres de haut.

 

 

HARPE---Louvre-N-1440-B--Ch.-Decamps-.jpg

(Louvre © C. Décamps)

 

 

       Deux des quatre barrettes traditionnelles fichées dans le manche du côté opposé aux cordes subsistent d'origine, les deux autres étant rapportées.

 

     Semblable à son voisin, hauteur mise à part, cet instrument a été photographié sous un angle qui vous permet de mieux détailler la baguette de suspension à section triangulaire dans laquelle quatre entailles ont été réalisées pour y accrocher les cordes.

 

     Ces deux harpes cintrées sont aussi nommées "épaulées" par les égyptologues dans la mesure où, portatives, l'artiste d'évidence en jouait en les plaçant non pas verticalement contre lui, mais sur l'épaule, caisse de résonance en avant, cordes vers le haut. Leur morphologie autorise également de les classer au sein de la catégorie des "naviformes" dans la mesure où cette partie précise évoque une embarcation ...

 

    

     Si vous avez un jour l'opportunité de visiter l'hypogée (TT 52) de Nakht, à Cheik abd-el Gournah, vous pourrez y admirer, au registre inférieur de la paroi ouest de la salle transversale, un autre très bel exemple de harpe cintrée naviforme.

 

     (Il n'y a d'ailleurs pas que les instruments qui, là, soient agréables à regarder !)

 

 Musiciennes (Nakht)

  

  

      (Remerciements réitérés à Thierry Benderitter, d'OsirisNet pour ce cliché.)

     Au Nouvel Empire, se multiplieront, remarquables, les différents motifs décorant l'instrument : peintures sur les manches, têtes sculptées les dominant, comme vous le montre, dans la vitrine 5 de cette même salle 10, la petite stèle du harpiste Djedkhonsouiouefankh (N 3657),

 

 

Stele-du-harpiste-Djedkhonsouiouefankh---Louvre-N-3657.jpg

 

 

et, dans l'hypogée de Rekhmirê (TT 100), la scène peinte d'un autre séduisant orchestre photographié par Tifet, qu'à nouveau, je remercie chaleureusement ;

 

 

HARPE - Rekhmirê (Tifet)

 

 

voire même arborant une tête de pharaon couronné sur le caisson, comme ci-après, dans la Vallée des Rois, la tombe de Ramsès III, plus connue d'ailleurs sous l'appellation de "Tombe des Harpistes". 

 

 

Harpistes Ramsès III - Dessin Prisse d'Avennes

 

      (Grand merci à Anne, du Forum d'égyptologie que nous fréquentons tous deux, de m'avoir jadis "offert" ces dessins scannés de la planche 140, p. 183, de la réédition de l'ouvrage d'Émile Prisse d'AvennesL'Art égyptien, Paris, L'Aventurine, 2002.)

 

     Tout ceci, remarquerez-vous avec raison, relève de l'esthétique et donc, peut-être estimeront certains d'entre-vous, du superflu. Mais qu'en fut-il de l'évolution organologique de l'instrument en soi ?

 

     Ma réponse fusera, simple : le nombre de cordes augmentera, variant de 7 à 11 au départ, pouvant atteindre 19, voire même dépasser la vingtaine, à l'époque ramesside.

 

     Mais ne vous méprenez pas ! Bien des points restent encore nébuleux aux yeux, - aux oreilles ? -, des chercheurs : je pense par exemple à la tension ou au diamètre des cordes, mais évidemment aussi aux sons que ces harpes rendaient.

     Toutefois, selon les études menées par le célèbre musicologue allemand Hans Hickmann auxquelles je me suis souvent référé pour préparer et alimenter nos rencontres, il semblerait que les harpistes égyptiens furent déjà conscients que raccourcir une corde en appuyant fortement dessus permettait d'exécuter une note d'une octave supérieure ; permettait aussi, suivant la position d'un doigt, d'obtenir une note supplémentaire qu'ils faisaient vibrer avec celui de l'autre main.

 

     Une chose toutefois est certaine : en examinant attentivement les représentations que nous en avons à travers les différentes époques, l'on peut affirmer qu'incontestablement ces musiciens, femmes ou hommes, jouaient avec leurs doigts, aucun plectre n'ayant jamais été représenté, ou retrouvé dans une tombe.     

 

 

     Ce fut également au Nouvel Empire, des terres entre Tigre et Euphrate, qu'arriva jusqu'aux rives du Nil un cordophone à l'apparence totalement différente par rapport à celle des instruments qu'aujourd'hui vous avez découverts : la harpe angulaire.

 

     C'est vers elle que je vous inviterai à nous tourner, amis visiteurs, lors de notre rendez-vous du 14 février prochain. 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

BESSADA  Fadi, Les harpes naviformes portatives du Nouvel Empire, Egypte, Afrique & Orient n° 44, Avignon, Centre vauclusien d’Egyptologie, 2006, pp. 41-8.

 

 

CARREDU  Giorgio,  L'art musical dans l'Égypte antique, CdE 66, Fasc. 131-32, Bruxelles, F.E.R.E., 1991, pp. 39-59.

 

 

DUCHESNE-GUILLEMIN  Marcelle, Sur la typologie des harpes égyptiennes, CdE 44, Fasc. 87, Bruxelles, F.E.R.E., 1969, pp. 60-8.

 

 

HICKMANN  Hans, Miscellanea Musicologica, A.S.A.E. 48, Le Caire, I.F.A.O, pp. 639-63.

 

 

VANDIER  JacquesManuel d'archéologie égyptienne, Tome IV, Bas-reliefs et peintures - Scènes de la vie quotidienne * , Paris, Picard, 1964, pp. 365 sqq.

 

 

ZIEGLER  ChristianeLes instruments de musique égyptiens au Musée du Louvre, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1979, pp. 101-5.

 

 

ZIEGLER  ChristianeLa musique égyptienne, Collection Petit Guide du Louvre n° 62, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1991, 15-9.

 

 

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31 janvier 2017 2 31 /01 /janvier /2017 01:00

 

 

     L'année précédente, dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. D'abord, il n'avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç'avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais  à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie - il ne savait lui-même - qui passait et qui lui avait ouvert largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines.

 

     Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire, sine materia. Sans doute, les notes que nous entendons alors tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu'éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son "fondu" les motifs qui, par instants, émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu'ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables - si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. 

 

 

 

 

 

Marcel  PROUST

Un amour de Swann

 

dans  À  la recherche du temps perdu

Tome I, Du côté de chez Swann

Paris, Gallimard,

pp. 249-50 de mon édition de 1967

 

 

 

 

     Après la lecture de ce si poétique passage du plus connu des romans de Marcel Proust ; après, les propos introductifs nettement plus prosaïques que j'ai tenus les mardis 17 et 24 janvier derniers, c'est, comme je vous l'avais promis amis visiteurs, tout naturellement que nous commencerons aujourd'hui par envisager les harpes cintrées de l'Ancien Empire, les premières à avoir été réalisées sur les rives du Nil.

 

 

     Les plus fidèles d'entre vous se souviendront peut-être que le 14 octobre 2008, sept mois après la naissance d'ÉgyptoMusée, je les avais emmenés découvrir l'intérieur de la chapelle funéraire d'Akhethetep, en salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Louvre ; celle-là même pour laquelle, jusqu'à aujourd'hui, 31 janvier 2017, par le truchement de la campagne "Tous mécènes ; tous archéologues ...", le musée invitait le public à faire un don pour récolter 500 000 euros aux fins de reconstituer le monument : objectif d'ailleurs déjà atteint depuis un certain temps, si j'en crois le site officiel !

 

    Sur le mur nord de cette chapelle donc, au quatrième registre en commençant par le bas, juste en dessous du siège sur lequel, en taille héroïque, est assis le propriétaire du mastaba, nous y avions rencontré un ensemble musical, scène si récurrente dans les tombeaux memphites depuis au moins la IVème dynastie.

 

 

Musiciens-chez-Akhethetep.jpg

(© Louvre - C. Décamps)

 

 

     Gravés en léger relief mais également peints, deux groupes d'hommes accroupis face à face, chacun un genou posé à même le sol, animent le banquet funéraire d'Akhethetep, propriétaire des lieux. Au-dessus d'eux, quelques hiéroglyphes se lisent soit de gauche à droite, soit de droite à gauche, selon la position du personnage dont ils définissent l'action.

 

     À l'extrême gauche : un harpiste qui, pour l'heure, retiendra plus particulièrement notre attention.  

 

      Vous noterez au passage qu'il s'agit bien d'un homme, la harpe, comme je vous l'ai rappelé la semaine dernière, n'étant absolument pas, ainsi qu'on l'imagine trop souvent, réservée à la seule gent féminine !

 

     Même s'ils sont indiqués de droite à gauche, contrairement à mon exemple de la semaine dernière, vous remarquerez les trois derniers hiéroglyphes terminant l'inscription que je vous avais alors désignés comme correspondant à la graphie du nom de l'instrument : bnt

     Et, - à tout le moins je l'espère -, vous vous serez interrogé sur l'absence du déterminatif représentant une harpe qui, dans le vocabulaire égyptien antique, aurait dû, ici, s'ajouter en guise de quatrième élément pour permettre de comprendre dans quelle catégorie lexicologique le terme se classait.

 

      Absence ? Croyez-vous vraiment que sur une simple et succincte séquence  : "Jouer de la harpe", est-il noté -, le lapicide eût pu commettre un aussi grossier oubli, une aussi grossière "faute d'orthographe" ?

 

     En réalité, il s'y trouve bien ce déterminatif de la harpe auquel vous êtes en droit de vous attendre ! Non pas petit, ou caché par l'instrument à la fin de la scène, mais bien en grand, bien en évidence, puisque, - et nous avons déjà rencontré à quelques reprises semblables jeux scripturaux dont étaient friands les scribes égyptiens -, c'est toute la harpe sur laquelle joue le dernier musicien de gauche, celle dont la partie supérieure frôle la fin du texte, qui fait office de réel classificateur sémantique, d'imposant déterminatif, exonérant ainsi le lapicide de graver un petit hiéroglyphe supplémentaire. Aussi, cette harpe doit-elle être comprise tout à la fois comme l'image qui la représente et comme un signe d'écriture visant à compléter son identification lexicographique.

 

     Ce bas-relief d'Akhethetep permet d'emblée de constater que, dès ses premières représentations, l'instrument détenait déjà la forme cintrée, arquée qui traversa, certes consubstantiellement à d'autres modèles confectionnés pour répondre aux besoins inhérents à l'évolution musicale, toute l'histoire du pays, jusqu'à l'époque gréco-romaine, quel que soit d'ailleurs son format.

 

     Arquée, viens-je de signaler de manière presque anodinement. Mais en réalité, rien d'anodin dans ma formulation puisqu'il vous faut savoir que l'ancêtre des ancêtres de la harpe, remontant à la nuit des temps et qu'attestent un peu partout dans le monde des peintures pariétales datant de 10 à 15000 ans, fut l'arc musical, celui-là même qui se pratique toujours actuellement en Afrique noire. Tout logiquement dérivant de l'arme elle-même qu'utilisaient les nomades de la Préhistoire pour chasser le gibier, cet arc connut dans le monde antique une considérable modification, révolutionnant totalement sa finalité : l'adjonction d'une calebasse en guise de caisse de résonance.

 

     Peu me chaut que les spécialistes de l'instrument évoquant la primauté de cet ajout majeur permettant la création de la première "vraie" harpe, pointent qui, les Babyloniens, qui les Égyptiens. Je pense plus sage de considérer que deux civilisations du bassin méditerranéen ancien, chacune de son côté, chacune ignorant à cette époque primitive l'existence de l'autre, mirent au point le bel instrument que nous admirons sur le mur nord de la chapelle du mastaba d'Akhethetep.

 

     Cette scène de musique au Louvre offre en outre l'intéressante opportunité, - et cela me paraît suffisamment rare pour que je vous le signale -, de grandement détailler l'instrument : sa caisse de résonance, son cordier et ses sept chevilles, ses cordes de différentes longueurs qui, à l'encontre de celles de la lyre que les musiciens égyptiens importeront bien plus tard d'Asie mineure qui seront tendues sur des montants parallèles, sont ici bandées sur le vide ; cordes que, par réel souci de minutie, une fois n'est pas coutume, le graveur a patiemment indiquées en haut relief dans la pierre.     

 

     De taille relativement imposante, cette harpe "classique" de l'Ancien Empire était donc dotée d'un manche à peine courbé, concavité dirigée vers l'avant, que l'artiste ici accroupi, - mais il aurait tout aussi bien pu être agenouillé ou assis -, appuie contre son corps, plus précisément, contre son épaule. À mains nues, il pince les cordes, interprétant les notes que lui suggère le chironome/chanteur de la main droite grâce à la position de ses doigts ; sa main gauche étant posée sur l'oreille gauche dans un geste qui nous est devenu si familier grâce, vous vous en souvenez certaienement, Gilbert Bécaud.

     Remarquez que la position et le geste des doigts de la main droite diffèrent totalement si vous considérez celui qui guide le harpiste et celui qui est devant le flûtiste. 

 

     ("Chanter", est-il laconiquement inscrit au-dessus de chacun de ces deux hommes, tout à la fois rhapsode et "chef d'orchestre").

 

     Les cordes, de boyau ou de tendon, fixées à l'aide de boutons d'arrêt inamovibles, - et non de chevilles pivotantes comme on le croit souvent -, dont la plus longue se trouve la plus éloignée de l'artiste, étaient retenues par les incisions pratiquées dans une "baguette de suspension" ; entailles bizarrement en nombre plus souvent supérieur à celui des cordes elles-mêmes. 

 

     Parce que fixes, ces boutons d'arrêt n'avaient aucune incidence sur la manière d'accorder l'instrument ; pour ce faire, des lanières de tissu ou de papyrus étaient entremêlées à la corde : susceptibles d'être resserrées ou rendues plus lâches par le harpiste, elles en augmentaient ou en diminuaient d'autant la tension.

 

     À l'extrémité inférieure, posée sur le sol, la caisse de résonance, dans ce cas relativement petite, avait une forme vaguement triangulaire, de sorte que, vue de face, elle pouvait évoquer la silhouette d'une pelle ou d'une bêche. Parfois beaucoup plus large, elle était de toute manière transpercée par le manche. 

  

     Il est possible qu'un jour, sur certaines représentations pariétales, vous remarquiez, lui aussi sur le sol, immédiatement devant la calebasse de résonance, un butoir en forme de lion couché : il servait manifestement à  empêcher l'instrument de glisser.

 

     Ces harpes cintrées en usage à l'Ancien Empire furent rarement décorées. Nonobstant mon assertion qui se voudrait généralité, la harpe représentée dans la chapelle funéraire du mastaba d'Akhethetep, dément allègrement mon propos : en effet, avec d'excellents yeux, vous distinguerez probablement, sur la partie inférieure du caisson, à hauteur du genou droit du musicien, la présence d'un très discret oeil oudjat, symbole de protection.    

  

     Il faudra attendre les époques postérieures, les Moyen et Nouvel Empires, et même aux époques grec et romain, pour en voir apparaître de tailles différentes et, surtout, décorativement plus sophistiquées.

 

     C'est ce que, si me lire vous agrée toujours, je me propose de vous faire découvrir lors de notre nouvelle rencontre hebdomadaire, amis visiteurs, le tout prochain 7 février.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

CARREDU  Giorgio,  L'art musical dans l'Égypte antique, CdE 66, Fasc. 131-32, Bruxelles, F.E.R.E., 1991, pp. 39-59.

 

DUCHESNE-GUILLEMIN  Marcelle, Sur la typologie des harpes égyptiennes, CdE 44, Fasc. 87, Bruxelles, F.E.R.E., 1969, pp. 60-8.

 

EMERIT  SibylleA propos de l'origine des interdits musicaux dans l'Egypte ancienne, B.I.F.A.O. 102, Le Caire, I.F.A.O., 2002, p. 197.

 

VANDIER  JacquesManuel d'archéologie égyptienne, Tome IV, Bas-reliefs et peintures - Scènes de la vie quotidienne * , Paris, Picard, 1964, pp. 365 sqq.


ZIEGLER  ChristianeLes instruments de musique égyptiens au Musée du Louvre, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1979, pp. 101-5. 

 

ZIEGLER  ChristianeLa musique égyptienne, Collection Petit Guide du Louvre n° 62, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1991, 15-9.

 

ZIEGLER  ChristianeLe mastaba d’Akhethetep, une chapelle funéraire de l’Ancien Empire, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1993, 86.

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24 janvier 2017 2 24 /01 /janvier /2017 01:00

 

 

     Les croyances eschatologiques égyptiennes se caractérisent par le fait qu'elles incluent précisément, comme nulle part ailleurs, la survie corporelle et cherchent à l'assurer. Toutes les scènes pleines de joie de vivre que l'on voit dans les tombes égyptiennes procèdent de cette aspiration. On peut, dans l'au-delà, boire et manger, faire de la musique et danser, trouver les joies de l'amour, la liberté de mouvement sans entraves.

 

 

 

 

Erik  HORNUNG

L'esprit du temps des pharaons

 

Paris, Hachette Littératures,

Collection "Pluriel" n° 874,

1998, p. 100

 

 

 

 

 

     Qu'il me faille distinguer quatre grandes familles d'instruments de musique pratiqués en Égypte ancienne ne fait absolument plus aucun doute, amis visiteurs, quand on compulse, comme j'ai eu le désir de le faire, diverses études de grands musicographes qui, dès la fin du XIXème siècle, se sont intéressés à l'archéologie musicale de cette civilisation mais également les écrits de leurs épigones contemporains : tous, après le Belge Victor-Charles Mahillon, fondateur, en 1877, d'un musée à Bruxelles dédiés aux instruments de musique, - actuellement le MIM -, pour lesquels, par ailleurs, il inventa une première classification ; après les musicologues allemands Curt Sachs, (1881-1959) et Erich von Hornbostel (1877-1935) qui, pour leur part, en 1914 simplifièrent et systématisèrent la classification organologique de Mahillon, tous donc sont unanimes pour évoquer l'existence, en terre pharaonique, de cordophones, entendez les instruments à cordes que sont les harpes, les lyres et les luths ; d'aérophones, comprenez les instruments à vent tels que les flûtes, les clarinettes et les hautbois, simples ou doubles, ainsi que les trompettes ; de membranophones, comme les tambours et les tambourins, et enfin, d'idiophones tels que les claquoirs et les sistres.

 

 

DE LA MUSIQUE ÉGYPTIENNE ANTIQUE - 2. INSTRUMENTISTES ET INSTRUMENTS

 

 

     Aux musiciens qui pratiquèrent ces divers instruments, je me dois évidemment d'ajouter les chanteurs, - (hesou, en égyptien ancien) -, qui, si je m'en réfère aux statistiques actuellement connues, toutes activités musicales confondues, prédomineraient dans la mesure où, d'après les sources iconographiques, ils constitueraient le groupe de ceux qui y  sont le plus fréquemment figurés.

 

      Il vous faut aussi savoir que ce sont parfois les mêmes qui interprétaient des mélopées tout en jouant de leur propre instrument, la harpe le plus souvent. Mais des chanteurs seuls accompagnaient également d'autres musiciens en battant des mains. De sorte que, donnée fondamentale dont il faut être conscients, amis visiteurs, ces artistes se devaient de posséder des talents multiples, au point, dans certaines occasions, d'y ajouter des pas de danse.       

 

     Qu'il me faille, au sein de la classification universellement admise que je viens de rappeler, épingler la harpe en tant qu'instrument de prédilection des Égyptiens ne fait pas plus de doute quand je prends en compte sa récurrence, peinte ou gravée, au niveau des scènes dites "de banquet", dites aussi parfois "de "concert", présentes dans maints tombeaux privés. 

 

     Ci-dessus, sur le gros plan d'une scène semblable, peinture sur limon datant du Nouvel Empire, exposée dans la vitrine 5 de la salle 10 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, inventoriée sous le numéro D 60, deux musiciennes jouent, l'une d'un double hautbois, l'autre d'une harpe. 

 

     Tablant sur la présence de ce beau fragment, permettez-moi de faire voler en éclats une idée préconçue, souvent ressassée : si, vous référant peut-être aux vestiges retrouvés dans d'autres pays du bassin méditerranéen antique montrant des joueuses de harpe, vous croyez qu'il en fut de même en Égypte, détrompez-vous : dès l'Ancien Empire, les harpistes étaient majoritairement des hommes, le plus souvent assis ou accroupis avec leur instrument. Toutefois, je dois à la vérité de préciser qu'à partir du Nouvel Empire, la présence de jeunes femmes dans les groupes musicaux devenant prépondérante, ce seront plus souvent elles que vous verrez jouer de la harpe, se tenant, la plupart du temps, debout. 

   

     Et à l'instar des scènes de chasse et de pêche dans les marais dont j'ai si souvent ici décodé la symbolique ressortissant au domaine d'une franche sexualité, la svelte jouvence de ces musiciennes aux vêtements superbement transparents fleurant bon la sensualité, apparaît dans les scènes musicales des parois de chambres funéraires comme un souhait avéré de régénérer le défunt, de favoriser sa renaissance dans l'Au-delà.

 

     Explicites à cet égard, les quelques hiéroglyphes peints au-dessus de la scène du Louvre, - (non présents sur ma photo recadrée sur les seules interprètes) -, qui exprimaient ce voeu : À votre santé ! Faites un jour heureux jusqu'au départ pour la tombe ; puissiez-vous y reposer en paix, pour toujours et chaque jour.    

 

     "Faites un jour heureux", signifiant, je le souligne au passage, : Adonnez-vous aux plaisirs de l'amour charnel ...

 

 

     Et puisque je fais allusion à un texte accompagnant des musiciennes, j'en profite pour relever que certains d'entre eux viennent, de manière parcimonieuse toutefois, fournir quelques précieuses indications : ainsi, par exemple, que des interprètes pouvaient opérer sous la férule soit d'un chef, soit d'un inspecteur, soit d'un directeur. Toutefois, l'absence de détails supplémentaires, - notamment ce qui différenciait entre elles chacune de ces trois fonctions dirigeantes qui, dans notre traduction française, nous apparaissent quasiment synonymes -, ne nous autorise pas à arguer la nature réelle de l'organisation des musiciens au sein de leur corporation, ni quels types de compétence étaient nécessaires à chacun d'eux pour ainsi accéder à un grade supérieur.

 

     Une importante différence laisse toutefois transparaître le statut de l'un ou de l'autre : elle réside dans le fait que quelques-uns d'entre eux bénéficièrent d'une tombe, partant, d'un matériel funéraire restreint gravé à leur nom : une table d'offrandes, par exemple, ou un bassin à libations, voire une statuette ...

 

     À l'encontre donc de tous les musiciens anonymes croisés sur les parois murales de maints mastabas, ceux-là seuls connus par leur tombe devaient assurément jouir d'une position relativement élevée dans la société puisque, je le rappelle aussi au passage, semblable privilège ne pouvait qu'être le fruit d'une décision royale.

 

     J'ajouterai une dernière information qui sourd des textes gravés sur le matériel funéraire de ces artistes connus et appréciés par le souverain : au sein de la Cour, il leur arrivait d'occuper d'autres fonctions, notamment de prêtrise, ou de supervision de travaux d'artisans, de maçons, de couturiers, etc., engagés par le roi en personne.

 

     Sachant que l'on pouvait être musicien par simple tradition familiale, il est probable que ceux privilégiés par le Palais aient soit profité d'une formation musicale donnée en ses murs, soit y étaient eux-mêmes devenus enseignants. Et dans ce dernier cas, je m'autorise à  penser qu'ils recevaient leurs émoluments directement des caisses de l'État.     

 

     Mais laissons là les instrumentistes, voulez-vous, et revenons à leurs instruments. Si nécessité s'imposait encore de vous fournir d'autres preuves de la grande importance de la harpe qui, ne l'oubliez pas, fut le seul parmi les différents cordophones d'Égypte à être véritablement autochtone, lyres et luths étant importés de contrées mésopotamiennes, et bien plus tard qu'à l'Ancien Empire, j'ajouterai que, non seulement, elle faisait partie intégrante des offrandes octroyées par des monarques à de grands sanctuaires tels ceux de Ramsès III à Medinet Habou, de Séthi Ier à Abydos ou encore d'Amon à Karnak, dont la description que Thoutmosis III en fit graver sur une des parois de ce dernier temple vous permettra d'en estimer la valeur : "... une harpe vénérable travaillée en argent, or, lapis-lazuli, malachite et diverses autres pierres précieuses, aux fins de louer la beauté de sa Majesté" ; mais aussi qu'elle se manifeste, cette importance, dans les transformations dont l'instrument fut l'objet tout au long de l'histoire plurimillénaire de l'antique Kemet, des mastabas memphites de l'Ancien Empire jusqu'aux hypogées de la montagne thébaine, au Nouvel Empire. Sans évidemment oublier les époques hellénistique et romaine : ainsi, dans la nécropole d'Antinoopolis, - cette ville égyptienne dédiée par l'empereur Hadrien à la mémoire d'Antinoüs, son favori prématurément mort noyé dans le Nil, vous vous souvenez ? -, furent mises au jour, au début du siècle dernier par l'égyptologue dijonnais Albert Gayet (1856-1916), des sépultures romaines du IIème siècle de notre ère dans lesquelles des harpes reposaient parmi d'autres instruments dans un surprenant état de conservation, évidemment dû à l'excellence des facteurs pédoclimatiques du pays. 

    

 

     Dans le lexique égyptien ancien, le terme générique désignant la harpe s'écrivait

 

HARPE---Hiero.png

 

 

ce que les égyptologues transcrivent par "bnt" (prononcez "bénet" ; ou "binet" quand le hiéroglyphe du roseau, correspondant à notre "" , suivait immédiatement le premier signe de la jambe.)

 

     Dans l'unique but d'être exhaustif, il me reste à préciser qu'un autre terme - djadjat -, fit plus tardivement son apparition pour nommer certains exemplaires de harpes, notamment en forme d'arceau ou de croissant.

 

 

     En vue de brosser un tableau typologique de cet instrument à travers toutes les époques de l'histoire musicale de la vieille Égypte, j'envisage de scinder mes futurs propos en plusieurs interventions successives qui tiendront compte non seulement de l'évolution de son aspect général mais également des époques auxquelles il fut plus spécifiquement utilisé.

 

     Et c'est donc tout naturellement que nous commencerons mardi prochain, le 31 janvier, par envisager les harpes cintrées de l'Ancien Empire, les premières à avoir été réalisées sur les rives du Nil.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

CARREDU  Giorgio,  L'art musical dans l'Égypte antique, CdE 66, Fasc. 131-32, Bruxelles, F.E.R.E., 1991, pp. 39-59.

 

EMERIT  SibylleLes musiciens de l'Ancien Empire : sources et interprétations, dans Égypte, Afrique et Orient n° 40,  Avignon, Centre d'Égyptologie./Saluces, Décembre 2005, pp. 3-16. 

 

SETHE KurtUrkunden des Ägyptischen Altertums - IV. Urkunden des 18. Dynastie - Texte des Hefte 9-12, Berlin, Akademie Verlag, 1984, 174, lignes 11 à 14.

 

VANDRIES  Christophe, Harpistes, luthistes et citharôdes dans l'Égypte romaine. Remarques sur quelques singularités musicales, in Revue belge de philologie et d'histoire, tome 80, Fasc. 1, 2002, Antiquité-Oudheid, pp. 171-98.

 

ZIEGLER  ChristianeLes instruments de musique égyptiens au Musée du Louvre, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1979, pp. 101-5. 

 

ZIEGLER  ChristianeLa musique égyptienne, Collection Petit Guide du Louvre n° 62, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1991, 15-9.

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17 janvier 2017 2 17 /01 /janvier /2017 01:00

 

     Aucun livre ne nous est parvenu de l'antiquité concernant la théorie ou la pratique de la musique chez les Égyptiens ; les inscriptions, les papyrus découverts jusqu'à ce jour se taisent sur ce sujet ; aucune mélodie authentique ne nous a été transmise ; la constitution tonale est inconnue, et l'on ne sait rien des formes de la poésie chantée. 

 

 

 

 

François-Joseph  FÉTIS

La musique dans l'Égypte ancienne

 

dans Histoire générale de la musique depuis les temps anciens jusqu'à nos jours

Paris, Librairie Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 1869

Tome 1, p. 187

 

 

 

 

     Ainsi que je vous l'ai mardi dernier annoncé, amis visiteurs, c'est à propos de la musique égyptienne des temps anciens que je voudrais avec vous converser lors de nos premiers rendez-vous de 2017. 

 

     Au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, vous vous en souvenez peut-être, la salle 10 du rez-de-chaussée est dédiée aux loisirs en général.

     Grâce notamment à l'immense meuble vitré qui en occupe le centre, 

 

 

Salle 10 - Vitrine 1 (Juin 2009)

 

 

réunissant quelques-uns des instruments les plus caractéristiques que l'Égypte ait connus, toutes époques confondues, je souhaiterais aujourd'hui, dans un premier temps, deviser avec vous à bâtons rompus.

 

     "A bâtons rompus" ?

 

     N'y décelez malice aucune : il ne s'agit point ici d'évoquer la baguette qu'un fougueux Von Karajan des bords du Nil antique pourrait briser sur son lutrin mais plutôt me siérait-il ce matin, en guise de rencontre préalable, introductive, de vous convier à nous départir de certaines notions, de certaines généralités transmises au cours des siècles, avant d'aborder véritablement la semaine prochaine cette thématique que je reprends à nouveaux frais.

 

     Et précisément à propos de pupitre et de chef d'orchestre, j'aimerais d'emblée attirer votre attention sur un point qui me paraît d'importance, rappelé d'ailleurs par un célèbre musicographe belge du XIXème siècle dont j'ai tenu à citer tout à l'heure le propos en exergue : jamais nul document, - que ce soit sur papyrus, sur ostracon ou dans un relief peint ou gravé -, jamais nul système s'apparentant peu ou prou à une volonté de notation musicale n'a été jusqu'à présent exhumé par les archéologues.

 

      Pis : nonobstant le nombre imposant de scènes de banquets funéraires ou véritablement festifs mises au jour dans les mastabas de l'Ancien Empire, dans les hypogées du Nouvel Empire ou sur les murs de temples ; nonobstant quelques artefacts ressortissant au mobilier archéologique inhérent à la vie quotidienne, nulle part vous n'apercevrez la silhouette d'un musicien ou d'un chanteur se référant à une quelconque partition.

 

     Ce qui, en d'autres termes, signifie que les Égyptiens ne consignaient pas les compositions qu'ils interprétaient. De sorte que comparée à d'autres formes artistiques pratiquées au sein de cette civilisation, la musique, pour sa part, pourrait être considérée comme l'art de l'éphémère par excellence.

 

     Toutefois, et nous le constaterons au fil de nos futures discussions, les fouilles réalisées en Égypte par les diverses missions archéologiques qui s'y sont succédé au XIXème siècle, après l'Expédition de Bonaparte, ont permis l'exhumation de maints instruments de musique parmi les mieux conservés - tels, notamment, ceux de cette vitrine de la salle 10 -, qui combleront d'une certaine manière le vide laissé par la carence de documents écrits.   

 

    

     Mesurée à l'aune de la magnificence de l'écriture hiéroglyphique que ce peuple avait créée de toutes pièces, cette non-existence de la moindre transcription musicale intrigua fortement au siècle dernier le grand musicologue allemand Hans Hickmann (1908-1968). Concédant néanmoins, faute de preuves matérielles contradictoires, qu'aucun document idoine n'avait encore été exhumé, il voulut voir dans la gestuelle chironomique une première approche, une première ébauche de solfège.

 

     Il est vrai qu'il avait un précurseur en la matière, et non des moindres, - je le citai au début de notre conversation -, François-Joseph Fétis (1784-1871), qui avançait déjà au siècle précédent, dans le premier des cinq tomes de son Histoire générale de la Musique, que les gestes des chironomes égyptiens, - ces hommes qui transmettaient aux interprètes une information grâce aux mouvements de leurs mains -,  étaient à l'origine même de notre notation musicale moderne.

 

     En effet, vous pourrez parfois distinguer, peints ou gravés près de différents musiciens, d'autres personnages également assis posant un geste bien précis de la main. Pour Hickmann, ces derniers constituant les lointains ancêtres de nos chefs d'orchestre, guidaient ainsi le musicien ou le chanteur au niveau de la ligne mélodique : une même gestuelle équivalait au même son pour tous les instruments présents - qu'ils soient harpe, luth ou hautbois -, comme c'est le cas sur le dessin ci-dessous représentant une scène figurant à l'extrémité du quatrième registre de la partie ouest de la paroi sud de la chapelle du mastaba de Ti, à Saqqarah.

 

 

Chironomie-chez-Ty.gif

 

 

 

     Il appert qu'un geste différent pour chacune des mains de cet accompagnateur musical, comme vous le constatez dans la partie supérieure du mur nord de la chapelle du mastaba de Ptahhotep reprise sur cet autre dessin ci-après, initiait bien évidemment deux sons distincts : la main gauche indiquant la pose des doigts pour la fondamentale et la droite pour l'exécution de sa quinte.

 

 Chironomie-polyphonique-chez-Ptahhotep-copie-1.gif

 

 

     Ce qui permit à Hickmann de déduire que les Égyptiens connurent, certes à un niveau extrêmement rudimentaire, les prémices d'une musique polyphonique.

 

     Il fut tout aussi évident dans l'esprit du savant allemand qu'il était également question de gestes d'accompagnement mélodique quand, dans le célèbre Hymne au Nil dont je vous avais proposé la lecture en août 2008, on apprend qu'en l'honneur du fleuve, l'on peut chanter avec les mains

 

     En conclusion, il se pourrait que la chironomie représentait, sur les parois des chapelles funéraires, une sorte de "graphie musicale" avant la lettre ; ou plutôt, avant la note.

 

     Il semblerait en outre, - et là, c'est à nouveau Hans Hickmann qui l'exprime - qu'au moins deux signes hiéroglyphiques (ceux correspondant à notre i et à notre h), quand ils sont plusieurs fois répétés les uns à la suite des autres au-dessus d'instrumentistes sur le mur d'un monument funéraire détiendraient vraisemblablement une signification musicale : mais cela reste encore conjecture, faute de documents précis avérant l'hypothèse.  

 

     De sorte que, nonobstant les recherches et déductions des deux savants belge et germanique auxquels je viens de faire référence, il demeure que les musicologues et autres acousticiens estiment, en cela suivis par maints égyptologues, que pour avoir une certaine idée des sonorités musicales de cette époque antique, il ne nous reste plus, dans un premier temps, qu'à nous intéresser à ce que chantent ou jouent les ouvriers et les paysans égyptiens contemporains quand ils veulent se donner du coeur à l'ouvrage, pour autant que l'on établisse comme base de réflexion qu'ils perpétuent dans une certaine mesure (sans quelconque jeu de mots de ma part !), au travers des siècles, au travers des générations, quelques réminiscences des mélodies antiques ; et dans un second temps, à prendre en bonne considération les chants liturgiques de ces descendants des lointains Égyptiens que sont les chrétiens coptes qui, vraisemblablement, pérennisent eux aussi les mélopées sacrées anciennes.

 

     Car les preuves archéologiques, - peintures et reliefs -, tout autant que les récits des voyageurs grecs, ne manquent pas qui nous invitent à évaluer la musique de l'antique Égypte sous deux aspects bien distincts : l'un, profane et l'autre, sacré. Entendez, (toujours sans mauvais jeu de mots !), une musique secondant la quotidienneté, dans ses travaux autant que dans ses fêtes ; l'autre ressortissant à la vie cultuelle, au sein des temples notamment, où des hymnodes s'accompagnant de la harpe offraient leurs psalmodies au dieu à honorer.

 

     Vous aurez donc compris, amis visiteurs, que la musique en général, qu'elle soutienne chants ou danses, revêtit une très grande importance dans toutes les couches de la société égyptienne d'alors, chez les plus humbles travailleurs comme chez les privilégiés : c'est ainsi que le Palais se chargeait d'enseigner et de rémunérer un personnel spécialisé, vraisemblablement doué au départ. Ce sont en outre dans des ateliers royaux que des facteurs de haut niveau confectionnaient les différents instruments en usage.

 

 

     Dans un article datant de 1906 consacré à la poésie de Basse Époque - Poesie aus der Spätzeit -, l'égyptologue allemand Hermann Junker (1877-1962) attirait l'attention sur un hymne gravé sur l'un des murs du temple d'Hathor à Denderah qui nous donne à comprendre combien la musique fit également partie de la vie religieuse personnelle des souverains :

 


Es kommt der Pharao zu tanzen,
Er kommt, (dir) zu singen.
     Ô seine Herrin ! sieh, wie er tanzt ;
     Ô Braut des Horus ! sieh, wie er hüpft.

 

(...)

 

Ô Goldene! wie schön ist dieses Lied !
Wie das Lied des Horus selbst.

 

Traduction personnelle :

 

Le Pharaon vient pour danser,

Il vient pour chanter.

     Ô toi sa souveraine, vois comme il danse ;

     Ô Épouse d'Horus, vois comme il sautille.

 

(...)

 

Ô Dorée ! combien beau est son chant !

Tel le chant d'Horus lui-même.

 

   

     Et l'Hymne au Nil que je citai tout à l'heure, n'est pas en reste quand il nous permet de comprendre l'importance  de la harpe associée à Hapy, un des "génies" les plus honorés de tout un peuple dans la mesure où il permettait les débordements salvateurs tant attendus d'un fleuve ; débordements qui assuraient la pérennité de la société :

 

On commence à chanter à la harpe en ton honneur,
À chanter avec les mains. 
   

 

 

      C'est de harpe, précisément, qu'il sera donc question mardi prochain, 24 janvier, puisque je vous propose de nous retrouver pour autant qu'en ma compagnie vous souhaitiez ici même mieux connaître cet instrument tellement apprécié des anciens habitants des rives du Nil.

 

     A mardi ?

 

 

 

     (Merci à Thierry Benderitter pour l'excellence de son site OsirisNet, source inépuisable dans laquelle il me permet toujours de venir m'abreuver. Aujourd'hui, pour les deux dessins de chironomie afin d'étayer mes propos.)

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

CARREDDU  GiorgioL'art musical dans l'Égypte antique, CdE 66, Fascicule 131-2, Bruxelles, F.E.R.E., pp. 39-59.

 

 

FÉTIS  François JosephLa musique dans l'Égypte ancienne, dans Histoire générale de la musique depuis les temps anciens jusqu'à nos jours, Paris, Librairie Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 1869, Tome I, pp. 187-315. (Ouvrage téléchargeable)

 

 

HICKMANN  HansMusicologie pharaonique. Etudes sur l'évolution de l'art musical dans l'Égypte ancienne, Baden-Baden, Éditions Valentin Koerner, 1987, pp. 49-50 et 90. 

 

 

JUNKER  Hermann, 1906, Poesie aus der Spätzeit, Leipzig, ZÄS 43, 1906, pp. 102-3.

 

 

LORET  VictorNote sur les instruments de musique de l'Égypte ancienne, dans LAVIGNAC Albert, Encyclopédie de la Musique et Dictionnaire du conservatoirePremière partie, Histoire de la Musique, Paris, Delagrave, 1913, pp. 1-34.

 

 

VAN DER PLAS  DirkL'Hymne à la crue du Nil, Leiden, Nederlands Instituut voor het Nabije Oosten, 1986, Tome I, p. 138.

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