Au cours du printemps et de l'été 2013, souvenez-vous, amis visiteurs, je rédigeai à votre intention plusieurs articles relatant la très belle exposition qui se tenait au Musée royal de Mariemont, en Belgique, intitulée "Du Nil à Alexandrie. Histoire d'eaux".
Au sein de cette série, l'un d'eux s'attarda sur un concept festif auquel les Égyptiens de l'Antiquité attachaient énormément d'importance. Je lui avais donné le titre de : "Hommages à Hâpy : le retour de la Lointaine le Jour de l'An".
Comme je vous l'ai indiqué lundi dernier - jugeant le moment on ne peut plus propice -, c'est la réédition de larges extraits de cette intervention qu'il m'agréerait aujourd'hui de vous proposer de (re)lire.
Le Retour de La Lointaine ... soit celui du flot bienfaiteur, héraut d'une nouvelle prospérité ... car vous avez évidemment compris que par ces termes, la rentrée de La Lointaine en terre égyptienne constituait la métaphore de la venue tant souhaitée de l'inondation qui, chaque année, à la saison Akhet, de la mi-juillet à la mi-novembre, permettait aux terres asséchées par Rê de se gorger tout à la fois d'eau et de ce limon fertilisant constitué des déchets et des débris rocheux que le Nil arrachait et charriait au long de son cours, de manière qu'elles puissent être préparées pour la culture quand le fleuve réintégrerait son lit, au début de la saison Peret, de la mi-novembre à la première quinzaine de mars.
De sorte qu'à partir de la mi-mars, à la saison Chemou, débutait le temps des récoltes, auquel succédait à nouveau la sécheresse, avant les tant attendus débordements, coïncidant avec le lever héliaque de l'étoile Sirius, - la Sothis des Grecs -, aux environs du 19 juillet.
Pour que retour il y eût, pour qu'abondantes les crues fussent, pour que le passage d'un cycle cosmique à l'autre dans les meilleures conditions possibles s'effectuât, fallait-il encore s'assurer les faveurs de Sekhmet, l'irascible déesse léonine, en conjurant la volonté destructrice de l'"Oeil de Rê" qu'elle personnifiait si elle n'avait pas été apaisée et que manifestaient ses flèches et ses émissaires, symboles des différents fléaux annuels.
Conjuration, nous l'avons vu précédemment, opérée entre autres grâce aux statues que lui avait vouées le pharaon Amenhotep III et aux litanies qui s'égrenaient de chaque côté du siège sur lequel la Puissante trônait.
Grâce également aux prières prophylactiques gravées à certains endroits des temples d'Edfou, d'Esna ou de Kom Ombo que se devaient de psalmodier les prêtres-lecteurs y officiant.
Grâce aussi au sacrifice de plusieurs oryx, ces si belles antilopes accusées d'avoir tant irrité l'ombrageuse lionne pour avoir attenté à l'Oeil divin et ainsi s'opposer à l'apparition de l'étoile Sothis, partant, à la venue de la crue.
Grâce enfin à certains gestes populaires : je pense par exemple à ces petites figurines du Hâpy ventripotent que vous connaissez, façonnées en différentes pierres ou métaux que l'on jetait dans le Nil en période d'étiage, censées, vous vous en doutez, appeler et assurer d'imposants débordements futurs.
Inquiets, les Égyptiens surveillaient alors dans les nilomètres le niveau du fleuve qui commençait à grossir grâce aux pluies qu'il avait connues en amont de son parcours. Et quand les premiers signes de crue se manifestaient dans la Vallée, - nous étions le premier jour du premier mois de l'Inondation, approximativement le 19 juillet : La Lointaine était donc revenue -, les festivités du Nouvel An pouvaient commencer.
Elles présentaient toutefois un aspect quelque peu ambigu dans la mesure où l'allégresse devant l'arrivée du flot nourricier le disputait à la crainte qu'il ne fût suffisamment dense et riche d'alluvions : réjouissances et beuveries populaires lors des grandes fêtes d'Hathor, déesse de l'Ivresse, ainsi que rituels apaisant Sekhmet ou implorant Hâpy, nous l'avons vu, se succédaient en fait jusqu'à ce que l'augmentation maximale atteigne idéalement un niveau d'eau de 16 coudées.
A l'occasion de ce Nouvel An tant espéré, il était coutume, dans toutes les strates de la société, d'offrir de menus présents, et notamment des petites gourdes relativement aplaties, en forme de lentille.
Ce sont cinq d'entre elles que nous propose la vitrine devant laquelle nous sommes à présent arrêtés, à l'exposition Du Nil à Alexandrie. Histoires d'eaux, au Musée royal de Mariemont.
Vous remarquerez au premier coup d'oeil que, parfois, les faces lenticulaires peuvent être décorées de motifs floraux ou géométriques, alors que d'autres - comme celle du fond à droite (Louvre N 961) - présentent une sorte de collier-ousekh, semblable à celui qui ornait l'égide que nous avons déjà admirée.
Beaucoup aussi portaient des inscriptions hiéroglyphiques gravées sur le plat de leurs bords circulaires : soit elles évoquaient un souverain - celle de l'arrière-plan, à gauche (Leyde AT 97) nomme par exemple Khnemibrê, fils de Rê, Amasis - ou le souhait qu'oralement devaient s'adresser ceux qui s'échangeaient semblables cadeaux.
Ce voeu, Que s'ouvre (pour vous) une belle année, les plus fidèles d'entre vous le connaissent : je vous l'avais en effet présenté en début d'année, en 2009 et 2010.
C'est l'adaptation de cette formule de Nouvel An que vous pouvez lire sur la tranche de la gourde (N 960) ci-après qui, à la différence de sa consoeur N 961 que nous venons de voir, est restée au Louvre : Qu'Amon ouvre une bonne année à son maître.
(Louvre N 960 - Salle 7, vitrine 11 -
Cliché © C. Décamps)
Du côté opposé, c'est sous la protection d'autres divinités - Ptah et Sekhmet, entre autres - que le texte se place.
Sur un autre récipient, le premier à gauche à l'avant-plan, vous découvrirez, au centre de ses bandeaux latéraux, une suite de hiéroglyphes plus foncés que les autres motifs gravés, de manière à vraisemblablement attirer sur eux une attention bienvenue puisqu'ils expriment le "classique" souhait de Nouvel An avec, d'un côté : Puissent Ptah et Sekhmet ouvrir une bonne année pour son propriétaire ; et de l'autre : Puissent Nebet-Hetepet et Bastet - (autres manifestations de La Lointaine) - ouvrir une bonne année pour son propriétaire.
Mais que donc contenaient ces gourdes si couramment offertes au passage d'une année à l'autre ?
Si je m'en réfère à Arnaud Quertimont, Docteur en égyptologie et éditeur scientifique du guide de l'exposition : l'eau de la crue, affirme-t-il sans hésiter. (Notice 12, p. 26)
Apparemment plus circonspect, Luc Delvaux, Conservateur des Antiquités d'Égypte dynastique et gréco-romaine aux Musées royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles écrit qu'elles étaient probablement - c'est moi qui souligne - destinées à recueillir de l'eau au premier jour de l'inondation annuelle du Nil. (Notice 13, p. 26)
Quant à Madame Geneviève Pierrat-Bonnefois, Conservateur en chef au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, responsable de la documentation, elle avance, avec autant d'assurance qu'en avait Arnaud Quertinmont : C'est l'association si étroite du Nouvel An avec l'Inondation du Nil qui a amené les contemporains à imaginer que ces gourdes étaient employées à contenir l'eau bénéfique du Nil à ce moment-clé. Nous n'en avons aucune preuve. (Notices 14 et 15, p. 28)
Pour ma part, preuve ou non, j'aurais tendance à entériner les propos d'Arnaud, non par amitié personnelle, mais parce que je trouve beau et éminemment symbolique le geste d'offrir à ses amis quelques gouttes de la nouvelle eau pour l'année nouvelle.
Plus beau et plus symbolique que de présenter un contenant sans contenu ... Non ?
(Derchain : 1962, 47-9 ; ID. 1991, 85-91; Desroches Noblecourt : 2000, 171-90 ;Germond : 1979, 23-9 ; Goyon ² : 1970, 267-81 ; Quertinmont : 2013, 26 et 30 ; Yoyotte : 1980 ², 44)