Souvenez-vous, le mardi 14 février dernier, je vous avais proposé de découvrir les harpes angulaires, - trigones les nomme-t-on également -, à partir du superbe exemplaire (N 1411) de la première vitrine de la salle 10 du département des Antiquités égyptiennes du Louvre, proposé ici par Ch. Décamps, un des photographes officiels du musée,

que le cartel date sans autre précision de "Basse Époque", - que je préfère nommer Époque tardive -, alors que les musicologues penchent plutôt pour l'époque gréco-romaine, et plus particulièrement au IIème siècle de notre ère.
Si à votre admiration je le soumets derechef aujourd'hui, c'est parce que, dans un premier temps, ce type d'instrument exceptionnellement bien conservé constitue une des sources servant de référence incontournable pour une meilleure compréhension de ce que représentait la musique égyptienne bien après que les pharaons autochtones se fussent éteints.
Dans le même ordre d'idée, à l'encontre de l'abondance des peintures murales de l'Ancien et du Nouvel Empires qui nous ont souvent accompagnés lors de nos précédentes rencontres, peu de sources égyptiennes du Haut-Empire romain restent à notre disposition, hormis, et celles-là, d'autant, sont importantes, les figurines de terre cuite, catégorie dans laquelle, parmi d'autres figurations de musiciens et de musiciennes, les harpistes sont en nombre considérable. J'y reviendrai au terme de notre entretien.
Et dans un second temps, c'est aussi parce qu'à la différence des harpes cintrées qui ne furent plus vraiment en faveur dans l'Égypte gréco-romaine, la harpe angulaire, pour sa part, non seulement perdura mais aussi conserva sa forme originelle, ainsi que ses mécanismes d'accord : toujours pas de chevilles mais plutôt des cordes et des lanières de tissu ou de papyrus mêlées, que le musicien resserre à son gré.
En Égypte, principalement dans la ville hellénisée d'Alexandrie, réputée dans le monde antique pour abriter un public de passionnés dont la culture musicale était considérée hors du commun, - Dion Cassius dans son Histoire romaine ne rapporte-t-il pas (LXIII, 27) que l'extravagant Néron, craignant de perdre le pouvoir, avait conçu le dessein, lui qui pratiquait la cithare à un haut niveau de passion, de se retirer à Alexandrie pour y terminer sa vie, espérant vivre de son talent en y donnant des récitals ? -, et dont le jugement critique était redoutable, notamment pour ce qui concerne la cithare, c'est au sein des cultes gréco-égyptiens en vigueur à cette époque, - ce qu'il est convenu d'appeler "cultes isiaques" -, ou romains , - essentiellement, souvenez-vous, celui voué à Antinoüs, le favori prématurément mort noyé dans le Nil de l'empereur Hadrien -, que bon nombre de cordophones, harpes angulaires, luths, lyres et cithares, furent employés, entre autres par des confréries de musiciens-artistes de théâtre qui, soit processionnaient pour prester ça et là de petits concerts de rues, soit éprouvaient régulièrement leur virtuosité respective lors de concours.
Et à l'instar des athlètes qui avaient brillé dans certains jeux, nombre d'artistes ayant remporté ces compétitions musicales bénéficièrent de privilèges particuliers, mais aussi d'avantages financiers, - eh oui, déjà en ces temps-là ! - ; ce qui les autorisait à s'exhiber non seulement à travers l'Égypte mais aussi dans maintes cités du monde romain.
Ainsi, évoquons à nouveau Hadrien pour épingler l'édit qu'il signa, au IIème siècle de notre ère donc, aux fins d'entériner et de garantir aux artistes de la confrérie de Dionysos celles des libéralités accordées déjà par ses prédécesseurs sur le trône impérial, telles que l'exemption du service militaire, la dispense des services publics obligatoires, l'exonération d'impôts de tous leurs gains aux concours et dans les autres spectacles, le droit de ne limiter leurs mouvements sous nulle autre contrainte, le droit de ne pas être passibles de la peine de mort ...
(Voir référence BGU dans ma bibliographie infrapaginale.)
Avant de clore cette première partie de notre entretien, j'ajouterai que d'autres documents papyrologiques font état de la perdurance de ces spectacles jusqu'au siècle suivant, ainsi que des largesses impériales qui furent encore prodiguées par Caracalla et les souverains de la famille des Sévères, Septime et Alexandre ...
Terminons maintenant, voulez-vous, en nous tournant, comme promis tout à l'heure, vers l'art de la statuaire alexandrine en terre cuite, parodique et souvent érotique, les instruments à cordes étant évidemment mis à l'honneur en son sein.
Que j'eusse aimé, pour illustrer mon propos, que le site internet du Musée du Louvre en montrât divers exemples. Malheureusement, - oubli, censure délibérée ou, plus vraisemblablement, absence de clichés parce que ces statuettes somnolent dans les réserves non accessibles au public ? -, il vous faudra vous contenter, amis visiteurs, de brèves descriptions de ma part que seule la documentation écrite en ma possession me permet.
La littérature et l'art de la terre cuite de l'époque le confirment, il est de notoriété publique que la satire, l'ironie, l'invective cruelle, - souvenez-vous du "Harpiste dévoyé" -, le goût de la caricature aussi font viscéralement partie de l'idiosyncrasie des Alexandrins. Les temps gréco-romains n'échapperont pas à cette complexion, qui la reprendront à leur compte - combien de représentations de singes assis jouant de la harpe ou de la lyre les musées ne contiennent-ils pas ? -, mais qui l'exploiteront dans un sens plus spécifique encore, ressortissant nettement au domaine de l'érotisme.
L'Alexandrie romaine fut donc friande de figurations de cinocéphales musiciens exhibant un sexe disproportionné en guise de médiator, - que chez nous, en Belgique, l'on nomme "onglet" -, destiné à gratter les cordes de leur instrument de musique.
Dans les collections du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre existent une statuette en terre cuite d'un cithariste ithyphallique de 14,2 cm de hauteur, répertoriée sous le numéro d'inventaire E 20661 et une représentation d'une joueuse de cithare, de 9,8 cm, assise sur un énorme phallus (E 20668) : ces deux objets sont parmi tant d'autres répertoriés dans le Catalogue des terres cuites gréco-romaines d'Égypte que l'égyptologue française Françoise Dunand publia en 1990.
Indépendamment de la référence quelque peu obscène de semblables statuettes, il nous faut remarquer, amis visiteurs, que toutes, - qu'elles représentent des humains ou des animaux auxquels un rôle d'humain fut prêté -, impliquent uniquement les instruments à cordes.
Une explication à cela ?
Avancer que la culture gréco-romaine, à Alexandrie ou ailleurs, favorisa l'érotisme ?
Que me répondriez-vous si je vous prouvais - et je le ferai après le congé de printemps, à la mi-avril -, que la sensualité, que la sexualité, qu'un érotisme latent est sous-jacent dans la civilisation égyptienne, et cela, dès le Nouvel Empire ?
Avancer que, très souvent la langue égyptienne se régalant de double sens et de jeux de mots, au contact de la langue latine apprécia grandement la même amphibologie mâtinée d'un brin de grivoiserie : ainsi si vous comprenez que "neruus" latin nomme la corde de boyau d'une harpe, d'une lyre ou d'une cithare mais aussi le sexe mâle ; si vous admettez aussi que semblable ambiguïté érotique se retrouve dans "tractare" latin, verbe qui définit la manière de toucher les cordes de ces mêmes instruments, que me répondriez-vous si j'avançais comme début d'explication que les "terracotta" de l'Alexandrie gréco-romaine ne pouvaient, elles aussi, pour ne pas être en reste, que développer une connotation érotique ? Qui ne fut pas, soyez-en convaincus, amis visiteurs, pour déplaire aux citoyens de l'époque ...
Au terme de ces quelques considérations que je souhaitais partager avec vous pour clore notre dossier dédié à la musique égyptienne, permettez-moi de vous souhaiter à tous d'excellentes vacances de Printemps et de d'ores et déjà vous fixer rendez-vous au mardi 18 avril prochain.