1798. Dans un désir évident d'éloigner un jeune général trop fougueux, le Directoire, Conseil de cinq membres qui, de 1795 à 1799, détient le pouvoir exécutif de la France révolutionnaire, accepte la proposition de Bonaparte d'aller combattre les Anglais en Egypte. L'occupation du pays s'impose comme le seul moyen d'attaquer l'Angleterre en son point névralgique : ses relations économiques avec les Indes dont elle contrôle 85 à 90 % du commerce extérieur. L'idée de Bonaparte était donc de chasser les Anglais de leurs possessions d'Orient en détruisant, notamment, leurs comptoirs sur la mer Rouge.
Le 1er juillet 1798 ou, comme on le disait alors, le 13 messidor an VI de la République française, une et indivisible, ce sont 34 000 hommes de l'"Armée d'Orient", dirigée par le général Bonaparte, qui débarquent à Alexandrie : commence ainsi l'occupation de l'Egypte, qui devait durer jusqu'au 2 septembre 1801.
Le plus important, dans toute cette histoire, - à mes yeux à tout le moins -, c’est que Bonaparte s’adjoignit environ cent cinquante jeunes savants et ingénieurs, pour la plupart fraîchement sortis de l'Ecole Polytechnique récemment créée. Leur tâche consistait à décrire, dessiner, prendre des mesures ..., bref à réunir toutes les informations disponibles, tant antiques que contemporaines, sur le pays qu’ils allaient découvrir.


Parmi eux, un quinquagénaire, le seul d’ailleurs, graveur et dessinateur hors pair : Dominique-Vivant Denon (1747-1825).
Jadis gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi Louis XV, puis secrétaire d'ambassade à Saint-Pétersbourg et à Naples, sous Louis XVI, Denon avait traversé et survécu à la Terreur, avant d'accompagner Bonaparte en Egypte.
Militairement, cette expédition d’Egypte sera le désastre que l'on connaît. Politiquement, on assistera même à la désertion de Bonaparte qui, en 1799, abandonne son armée au général Kléber (1753-1800) et rentre à Paris pour renverser le Directoire et se faire proclamer Premier Consul.
Mais culturellement parlant, cette campagne aura des conséquences capitales grâce aux relevés et à la description des monuments égyptiens réalisés par les savants français qui, à défaut de pièces archéologiques d'importance - comme la célèbre Pierre de Rosette, pourtant trouvée à Rachid, dans l'ouest du Delta, par Bouchard, un des soldats de l'armée de Bonaparte, mais confisquée, au titre de butin de guerre, par les Anglais victorieux des Français -, ramèneront dans leurs cartons des milliers de notes et de dessins qui donneront naissance à cet extraordinaire joyau de l'édition du XIXème siècle qu'est la volumineuse "Description de l'Egypte".
Bien des monuments détruits, des couleurs estompées, voire effacées, bien des objets volés ne vivent dans la mémoire de l'humanité que par ce colossal ouvrage.
Cette entreprise encyclopédique sera à la fois le départ d'une science nouvelle, promise à un grand avenir : l'égyptologie; et celui d'un engouement pour tout ce qui se rapporte de près ou de loin à l'Egypte : l'égyptomanie.
Rentré en France avec Bonaparte, à l’été 1799, Dominique-Vivant Denon est nommé, le 9 novembre 1801 (date anniversaire du coup d’Etat du 18-Brumaire) Directeur du Museum central des Arts, par celui qui est devenu Premier Consul; puis, dans la foulée, en 1802, Directeur Général des Musées. En 1803, bien avant le sacre donc, il crée le Musée Napoléon, futur Musée du Louvre. Et là, c'est l'envolée : Denon, que la Grande Armée appelait le "huissier-priseur de l'Europe" fait mettre en pratique sa philosophie, simple, voire simpliste :
" La République française, par sa force, la supériorité de ses lumières et de ses artistes, est le seul pays au monde qui puisse donner un asile inviolable à ces chefs-d'œuvre."
Malheureusement, après la défaite de l'Empereur à Waterloo, en 1815, Denon se voit sommé de rendre à la Prusse, à l'Autriche, à l'Italie, aux Etats-Pontificaux, à l'Espagne ... les trésors, "contributions de guerre", pris dans les pays conquis. C'est pour lui la destruction de l'œuvre de sa vie. Lui, le fondateur, dans cet illustre palais des rois de France, du plus grand musée du monde, lui le père de la muséologie moderne - n'avait-il pas, dans un but évident de pédagogie, exposé les tableaux "confisqués" aux ennemis dans un ordre chronologique, permettant ainsi au public de suivre un véritable cours d'histoire de l'art ? - ; lui, le premier égyptologue - n'avait-il pas rédigé, au retour de sa campagne, ce "Voyage dans la Basse et la Haute-Egypte", paru 7 ans avant la monumentale "Description ..." ? - ; lui, le Directeur Général des Musées, devenu baron d'Empire, est alors contraint, à près de septante ans, suite à l'envoi sur Paris, par Blücher, d'une compagnie de grenadiers accompagnée de canons, de restituer plus de 2 000 tableaux et dessins, plus de 600 sculptures et plus de 2 000 objets d'art, dont les célèbres chevaux de Saint-Marc de Venise que Napoléon avait fait placer sur l'Arc de Triomphe du Carrousel. C'est, pour Dominique-Vivant Denon, un nouveau "Waterloo" ! En octobre 1815, il présente sa démission au roi Louis XVIII. Mais son œuvre restera, que Champollion et tant d'autres conservateurs perpétueront : le Louvre est définitivement devenu un véritable espace muséal.
Riche de quelque 55 000 objets, son département des Antiquités égyptiennes conserve l'une des plus importantes collections du monde.
(Le musée du Caire, créé par le Français Auguste Mariette en 1871 compte ± 100 000 objets; le Musée de Charlottenburg, à Berlin, 40 000; le British Museum de Londres, 30 000; le Museo egizio de Turin, 25 000; nos Musées Royaux d’Art et d’Histoire, au Cinquantenaire à Bruxelles, 15 000 et le Metropolitan Museum de New York ainsi que le Museum of Fine Arts de Boston, 10 000 chacun.)
Contrairement à une idée habituellement véhiculée, et dont l'inanité a bien été démontrée, ce département n'est en rien le fruit de la Campagne d'Egypte. Il est en réalité l'œuvre de Jean-François Champollion (1790-1832), le génial déchiffreur des hiéroglyphes qui, le 15 mai 1826, sur une ordonnance du roi Charles X, se vit nommer conservateur de la toute nouvelle division des monuments égyptiens du Musée royal.
Il faut savoir que deux ans plus tôt, à Turin, Champollion avait planché sur l'organisation qui, en définitive, lui avait échappé, du musée égyptologique grâce à la superbe première collection réunie par Bernardino Drovetti, consul français, d'origine italienne, collection préalablement refusée par la France, au grand dam de Champollion lui-même, et finalement achetée par Charles-Félix, le roi de Piémont-Sardaigne.
Quand Champollion entre au Musée royal du Louvre, celui-ci compte un très petit nombre de pièces égyptiennes, dont font partie les statues de plus de 2 m en diorite de la déesse Sekhmet à tête de lionne, rapportées par le comte de Forbin (1777-1841) lors de ses deux voyages en Egypte, en 1818 et 1828. (Statues A 2 à A 11, salle 12).
(La deuxième collection d'objets égyptiens proposée par Drovetti fut acquise par la France; quant à la troisième, ce fut le Musée de Berlin qui l'obtint.)
Mais la vente des 2 149 objets égyptiens de la collection de Edme-Antoine Durand (1768-1835) permet à Champollion, en décembre 1824, de constituer une première collection pour le Louvre; et cela, avant de recevoir l'aval du roi pour acquérir les 4 000 oeuvres dont Henry Salt (1780-1827), consul général britannique au Caire, cherchait à se dessaisir - (une première collection ayant été acquise par le British Museum en 1818.)
Parmi elles, entrent au Louvre, en 1826, le grand sphinx de Tanis (A 21, salle 11), les blocs fragmentaires du mur des "Annales" de Thoutmosis III (C 51, salle 12), la cuve en granite rose de Ramsès III (D 1, salle 13), mais aussi la délicieuse petite stèle de calcaire (18 cm) de Ramsès II enfant (N 522, salle 27, vitrine 7) ...
Au fil des années, les enrichissements sont nombreux. C'est d'abord, grâce à l'habileté de Drovetti, le don, à la France, par Méhémet-Ali (1769-1849), vice-roi d'Egypte de 1805 à 1848, d'une trentaine de bijoux, dont la célèbre bague aux chevaux de Ramsès II (N 728, vitrine 7 de la salle 27)
Ce fut ensuite, en 1827, l'achat de la deuxième collection Drovetti, plus de 500 pièces avec, notamment, des chefs-d'œuvre d'orfèvrerie comme la coupe du général Djéhouty (N 713, salle 24, vitrine 5).
De son voyage en Egypte en 1828-1830, Champollion rapporta seulement une petite centaine de pièces, mais d'une qualité exceptionnelle, comme le superbe relief polychrome de Séthi Ier recevant un collier des mains d'Hathor, (malheureusement ?) découpé dans la tombe du pharaon, à Thèbes (B 7, salle 27, vitrine 1) et l'extraordinaire statuette en bronze incrusté d'or de la divine adoratrice Karomama (N 500, salle 29, vitrine 1) qu'il acheta pour le Louvre.
Les quatre salles initiales du Musée Charles-X deviennent dès lors trop exiguës pour exposer une collection qui ne cesse de s’accroître.
A sa mort, en 1832, le département compte plus de 9 000 pièces !
La deuxième moitié du XIXème siècle apporta également son lot de trésors, avec les 2 678 objets de la collection du Grenoblois Antoine Barthélemi Clot, médecin de Méhémet-Ali, plus connu sous le nom de Clot bey (1793-1868), puis les collections du Français Achille Fould (1800-1867), du marchand arménien Giovanni Anastasi (1780-1857) et du comte polonais Eustach Tyszkiewicz (1804-1873).
Apparut aussi, à cette époque, un nouveau mode d'enrichissement des collections : le partage des fouilles effectuées en Egypte. C'est ainsi que près de 6 000 objets arrivèrent au Musée, suite aux travaux entrepris par Auguste Mariette au Serapeum de Memphis. Et parmi eux, le célèbre scribe accroupi, un des joyaux du Louvre (E 3023, salle 22, vitrine 10).
Mais cette source se tarit après la découverte de la tombe de Toutankhamon, par Howard Carter (1874-1939), en 1922 dans la mesure où, comme beaucoup d'Etats, et à juste titre, l'Egypte ne consentit plus qu'exceptionnellement au partage. Toutefois, on lui devra encore, en 1972, le buste d'Aménophis IV-Akhénaton (E 27 112, salle 25) offert par le gouvernement égyptien à la France, en remerciement de sa contribution au sauvetage des temples de Nubie, et, en 1983, le partage des fouilles du Musée du Louvre à Tod, en Haute-Egypte.
Enfin, il faut mentionner des dons tels que, parmi d'autres, la palette au taureau (E 11 255, salle 20, vitrine 2) offerte en 1886 par Tigrane Pacha, collectionneur et homme d'Etat égyptien, d'origine arménienne (?-1904) et le petit groupe de calcaire peint (E 15 593, salle 25, vitrine 2) représentant Akhénaton et Nefertiti, légué avec 1 500 autres pièces par Louise, Atherton et Ingeborg Curtis en 1938.
Ajoutons aussi des achats réalisés, notamment, par la Société des Amis du Louvre. Sans oublier les transferts comme celui, en 1922, du fonds égyptien de la Bibliothèque nationale permettant, entre autres, l'entrée au Musée du Zodiaque de Denderah (D 38, salle 12 bis) et de la Chapelle des Ancêtres, présentant l'une des cinq grandes listes chronologiques de noms royaux actuellement connues (E 13481 bis, salle 12 bis); et, en 1946, de l'ensemble égyptologique du Musée Guimet.
Dans le but de faire face à ce considérable enrichissement de ses collections, le Louvre se verra contraint, dès le début du XXème siècle, de remanier le département égyptien, et cela, à plusieurs reprises. Le "pharaonico-mitterrandesque" projet "Grand Louvre" constitue le dernier et heureux avatar en date : après avoir vu se déplacer le Ministère des Finances vers Bercy et ainsi définitivement récupéré l’aile Richelieu, il ne restait plus aux différents conservateurs qu’à redéployer le département égyptien pour lui attribuer, non seulement un espace grandement augmenté, mais aussi une philosophie nouvelle. Désormais, les salles du rez-de-chaussée sont consacrées à des thèmes différents, tandis que le premier étage, plus spécifiquement axé sur l’histoire de l’art, est conçu dans une optique de pure chronologie.
Ce sont donc dès à présent toutes les époques de l'histoire de l'Egypte antique que, grâce à ses collections, le Musée du Louvre peut proposer aux nombreux visiteurs qui le parcourent chaque année : plus de huit millions semblerait-il ...
(Laurens : 1989; Amin ghali : 1986; Sollers : 1995; Ziegler : 1990, 1997; Dawson - Uphill : 1970); Vercoutter : 1990; Rosenberg : 2007)