" Au nom du ciel ... auquel nous ne croyons hélas ni l'un ni l'autre."
Marcel PROUST,
"Lettre à Madame Straus"
(6 novembre 1908),
dans Philip KOLB, "Correspondance",
Tome VIII, 1908,
Paris, Plon, 1981,
p. 278.
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Il n'aura certes échappé à personne parmi vous, amis lecteurs de l'agnostique Marcel Proust, que déjà dans divers textes précurseurs, (- voir références bibliographiques infrapaginales Fraisse -1-, et Proust -) et évidemment dans l'œuvre maîtresse "À la recherche du temps perdu", des descriptions d'édifices religieux font merveilleusement florès sous sa plume, tenant un rôle prédominant, à un point tel que ces monuments pourraient être considérés comme de véritables personnages, qu'ils soient réels, - comme certaines cathédrales françaises, je pense notamment à celles d'Amiens, de Rouen, de Lisieux, de Reims, de Chartres, de Bourges, de Beauvais, de Vézelay et de Paris, parmi d'autres, voire étrangères comme la basilique Santa Maria della Salute, à Venise et la chapelle des Scrovegni, à Padoue ; - ou imaginaires, comme les églises de Combray ou de Balbec.
C'est sur cette dernière qu'il me siérait ce lundi matin de porter l'éclairage en vous offrant l'opportunité de (re)découvrir les sentiments du héros/narrateur à son égard : cela vous permettra d'envisager la distinction qu'il établit relative à un monument évoqué par Swann, dans son enfance et, à son adolescence, par le marquis de Norpois, - lors du célèbre dîner "bœuf froid aux carottes", dont je vous ai ici récemment entretenu -, et ce qu'il éprouvera véritablement, plus tard, devenu jeune homme, quand il le découvrira in situ pour la toute première fois. Cela vous invitera également comprendre la manière dont il aurait dû en ressentir la réelle beauté, à la suite d'une conversation pédagogico-lyrique, avec le peintre Elstir.
In fine, animé pour ce qui me concerne de cette soif de pénétrer et d'appréhender la genèse du cycle romanesque proustien, notre présent rendez-vous légitimera mon souhait d'évoquer la source, prestigieuse, il faut bien l'admettre, qui fut sienne aux fins de composer sa description du porche de cette église normande imaginée de toutes pièces ...
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" Un jour qu'à Combray j'avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin d'apprendre de lui si c'était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m'avait répondu : « Je crois bien que je connais Balbec ! L'église de Balbec, du XIIème et XIIIème siècles, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière, on dirait de l'art persan. »
(...)
" On me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de Balbec - les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration s'arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé."
Marcel PROUST,
"Du côté de chez Swann",
dans "À la recherche du temps perdu",
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade ², I, 1991,
p. 377-8.
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" Et vous, Madame, avez-vous déjà songé à l’emploi des vacances ?
– J’irai peut-être avec mon fils à Balbec, je ne sais.
– Ah ! Balbec est agréable, j’ai passé par là il y a quelques années. On commence à y construire des villas fort coquettes : je crois que l’endroit vous plaira. Mais puis-je vous demander ce qui vous a fait choisir Balbec ?
– Mon fils a le grand désir de voir certaines églises du pays, surtout celle de Balbec. Je craignais un peu pour sa santé les fatigues du voyage et surtout du séjour. Mais j’ai appris qu’on vient de construire un excellent hôtel qui lui permettra de vivre dans les conditions de confort requises par son état.
– Ah ! il faudra que je donne ce renseignement à certaine personne qui n’est pas femme à en faire fi.
– L’église de Balbec est admirable, n’est-ce pas, Monsieur, demandai-je, surmontant la tristesse d’avoir appris qu’un des attraits de Balbec résidait dans ses coquettes villas.
– Non, elle n’est pas mal, mais enfin elle ne peut soutenir la comparaison avec ces véritables bijoux ciselés que sont les cathédrales de Reims, de Chartres, et à mon goût, la perle de toutes, la Sainte-Chapelle de Paris.
– Mais l’église de Balbec est en partie romane ?
– En effet, elle est du style roman, qui est déjà par lui-même extrêmement froid et ne laisse en rien présager l’élégance, la fantaisie des architectes gothiques qui fouillent la pierre comme de la dentelle. L’église de Balbec mérite une visite si on est dans le pays, elle est assez curieuse ; "
Marcel PROUST
"À l'ombre des jeunes filles en fleurs",
dans " À la recherche du temps perdu",
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade ², I, 1991,
pp. 455-6.
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" Et l'église - entrant dans mon attention avec le café, avec le passant à qui il avait fallu demander mon chemin, avec la gare où j'allais retourner - faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un produit de cette fin d'après-midi, dans laquelle la coupole moelleuse et gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui baignait les cheminées des maisons, mûrissait la peau rose, dorée et fondante. Mais je ne voulus plus penser qu’à la signification éternelle des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j’avais vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui des deux côtés de la Vierge, devant la baie profonde du porche, m’attendaient comme pour me faire honneur. La figure bienveillante, camuse et douce, le dos voûté, ils semblaient s’avancer d’un air de bienvenue en chantant l’Alleluia d’un beau jour. Mais on s’apercevait que leur expression était immuable comme celle d’un mort et ne se modifiait que si on tournait autour d’eux. Je me disais : c'est ici, c'est l'église de Balbec. Cette place qui a l'air de savoir sa gloire est le seul lieu du monde qui possède l'église de Balbec. Ce que j'ai vu jusqu'ici c'était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de cette Vierge du porche si célèbres, les moulages seulement. Maintenant c'est l'église elle-même, c'est la statue elle-même, ce sont elles ; elles, les uniques, c'est bien plus.
C'était moins aussi peut-être. Comme un jeune homme, un jour d'examen ou de duel, trouve le fait sur lequel on l'a interrogé, la balle qu'il a tirée, bien peu de chose quand il pense aux réserves de science et de courage qu'il possède et dont il aurait voulu faire preuve, de même mon esprit qui avait dressé la Vierge du porche hors des reproductions que j'en avais eues sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui pouvaient menacer celles-ci, intacte si on les détruisait, idéale, ayant une valeur universelle, s'étonnait de voir la statue qu'il avait mille fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence de pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de ma canne, enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grand-rue, ne pouvant fuir les regards du café et du bureau d'omnibus, recevant sur son visage la moitié du rayon de soleil couchant - et bientôt, dans quelques heures, de la clarté du réverbère - dont le bureau du Comptoir d'escompte recevait l'autre moitié, gagnée, en même temps que cette succursale d'un établissement de crédit, par le relent des cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier au point que, si j'avais voulu tracer ma signature sur cette pierre, c'est elle, la Vierge illustre que jusque-là j'avais douée d'une existence générale et d'une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l'unique (ce qui, hélas ! voulait dire la seule), qui, sur son corps encrassé de la même suie que les maisons voisines, aurait, sans pouvoir s'en défaire, montré à tous les admirateurs venus là pour la contempler, la trace de mon morceau de craie et les lettres de mon nom, et c'était elle enfin, l'œuvre d'art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais, métamorphosée, ainsi que l'église elle-même, en une petite vieille de pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides."
Marcel PROUST
"À l'ombre des jeunes filles en fleurs",
dans " À la recherche du temps perdu",
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade ², II, 1988,
pp. 19-21.
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" Comme je lui avouais la déception que j’avais eue devant l’église de Balbec : « Comment, me dit-il, vous avez été déçu par ce porche ? mais c’est la plus belle Bible historiée que le peuple ait jamais pu lire. Cette Vierge et tous les bas-reliefs qui racontent sa vie, c’est l’expression la plus tendre, la plus inspirée de ce long poème d’adoration et de louanges que le Moyen Âge déroulera à la gloire de la Madone. Si vous saviez, à côté de l’exactitude la plus minutieuse à traduire le texte saint, quelles trouvailles de délicatesse a eues le vieux sculpteur, que de profondes pensées, quelle délicieuse poésie ! "
(...)
" Cette vaste vision céleste dont il me parlait, ce gigantesque poème théologique que je comprenais avoir été écrit là, pourtant quand mes yeux pleins de désirs s’étaient ouverts devant la façade, ce n’est pas eux que j’avais vus. Je lui parlais de ces grandes statues de saints qui montées sur des échasses forment une sorte d’avenue.
« Elle part des fonds des âges pour aboutir à Jésus-Christ, me dit-il. Ce sont d’un côté ses ancêtres selon l’esprit, de l’autre, les Rois de Juda, ses ancêtres selon la chair. Tous les siècles sont là. Et si vous aviez mieux regardé ce qui vous a paru des échasses, vous auriez pu nommer ceux qui y étaient perchés. Car sous les pieds de Moïse, vous auriez reconnu le veau d’or, sous les pieds d’Abraham le bélier, sous ceux de Joseph le démon conseillant la femme de Putiphar. »
Je lui dis aussi que je m’étais attendu à trouver un monument presque persan et que ç’avait sans doute été là une des causes de mon mécompte. « Mais non, me répondit-il, il y a beaucoup de vrai. Certaines parties sont tout orientales ; un chapiteau reproduit si exactement un sujet persan que la persistance des traditions orientales ne suffit pas à l’expliquer. Le sculpteur a dû copier quelque coffret apporté par des navigateurs. » Et en effet il devait me montrer plus tard la photographie d’un chapiteau où je vis des dragons quasi chinois qui se dévoraient, mais à Balbec ce petit morceau de sculpture avait passé pour moi inaperçu dans l’ensemble du monument qui ne ressemblait pas à ce que m’avaient montré ces mots : « église presque persane ». "
Marcel PROUST
"À l'ombre des jeunes filles en fleurs",
dans " À la recherche du temps perdu",
Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade², II, 1988,
pp. 196-8.
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Selon le Professeur Fraisse, de l'Université de Strasbourg, "l'église de Balbec se réduit à un porche" (qui) "a nécessité, de la part de Proust, toute une documentation sur le portail Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris.
(Voir référence bibliographique infrapaginale, Fraisse – 2 -, p. 330 ; et référence iconographique pour le document accompagnant mon présent article.)
Je me dois évidemment, avec Luc Fraisse, d'ici mentionner, en guise de sources consultées par Proust pour élaborer son œuvre, le "Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIème au XVIème siècle", d'Eugène Viollet-le-Duc, (1814-1879), datant de 1854 et, surtout, l'incontournable somme de l'historien de l'art français Émile Mâle, (1862-1954), - que déjà j'évoquai le 27 septembre 2021, souvenez-vous -, avec lequel Proust fut à plusieurs reprises en contacts épistolaires et du maître ouvrage dont il s'enthousiasma : "L'art religieux du XIIIème siècle en France. Étude sur l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration".
Nonobstant, et pour être honnête avec moi-même, il me faut également citer Pierre-Louis Rey, Professeur émérite à l'Université de Paris III / Sorbonne Nouvelle, - (voir référence bibliographique infrapaginale -) quand il indique que "pour la description du porche de l'église de Balbec", Proust "avait presque recopié mot pour mot certains passages" de l'ouvrage de Mâle.
Et d'ajouter cet exemple qui vous permettra d'asseoir votre propre opinion en comparant notamment un passage des explications d'Elstir ci-dessus et l'extrait de l'ouvrage d'Émile Mâle que voici :
" Il y a, à la façade de presque toutes nos grandes cathédrales du XIIIème siècle, une galerie où sont rangées des statues colossales et qu'on appelle la galerie des rois. Ces rois ne sont pas les rois de France comme on l'a cru si longtemps, mais les rois de Juda. (...)
C'est quelque peu la même disposition d'esprit qu'épouse Madame Yasué Kato, Docteur de l'Université Paris III, enseignant la littérature française à l’Université de Nagoya, au Japon quand elle avance, (- voir référence bibliographique infrapaginale -), p. 213, que "La description du porche de Balbec se base largement sur les analyses que «L'art religieux du XIIIème siècle en France», d'Émile Mâle, "développe au sujet de plusieurs cathédrales."
Vous me concéderez certes aisément, amis visiteurs, qu'il est irrécusable que pour rédiger ce remarquable passage de la leçon d' "éducation du regard", ( - pour reprendre une expression du Professeur Fraisse -2-, p. 104 -,) prodiguée par Elstir au héros/narrateur, - que je vous invite à relire dans son intégralité puisque ci-avant, je ne vous en ai proposé qu'un extrait -, Marcel Proust se soit fortement inspiré de cette inexhaustible mine de renseignements que constitua pour lui l'ouvrage d'Émile Mâle aux fins de décoder la luxuriante sémiologie qui sourd des édifices religieux médiévaux ; et qu'il lui emprunta quelques expressions fortes ; je pense notamment à ces deux remarquables "ancêtres suivant la chair" et "ancêtres suivant l'esprit" devenues sous sa plume : "ancêtres selon la chair" et "ancêtres selon l'esprit".
C'est tout "revenant-bon" pour nous, lecteurs !
Mais quant à laisser sous-entendre ou alléguer qu'il l'a plagié, voilà un chemin sur lequel je ne m'engagerai point de manière aussi formellement catégorique que ces deux derniers exégètes que je viens d’ici convoquer.
En faisant allusion à ce "gigantesque poème théologique que je comprenais avoir été écrit" dans la pierre des cathédrales, comme vient de nous le confier ci-avant le narrateur, j'estime personnellement que Marcel Proust nous a lui-même offert avec cette si érudite et lyrique "leçon" d'Elstir, un gigantesque poème didactique !
Dans une lettre à Émile Mâle datée de peu de jours avant le 6 août 1906, - Philip Kolb, Correspondance, Tome XVII, (1918), Paris, Plon, 1989, p. 541 -, n'avait-il pas écrit ? :
"Je suis extrêmement ignorant des choses de l'architecture et ce sera plutôt en vous, au poète qu'à l'érudit, que je demanderai conseil."
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
* FRAISSE Luc, - 1 -, "Proust au miroir de sa correspondance", Paris, Sedes, 1996, pp. 331-58.
* FRAISSE Luc, - 2 -, "L'œuvre cathédrale. Proust et l'architecture médiévale", Paris, Librairie José Corti, 1990, pp. 104 ; 208-72 ; et 328-42.
* KATO Yasué, "Elstir et Émile Mâle. Le discours sur l'église de Balbec dans le Cahier 34", dans DUVAL Sophie & LACASSAGNE Miren, "Proust et les "Moyen Âge", Paris, Éditions Hermann, 2015, pp. 197-218.
* KATO Yasué, Transcription de "Marcel Proust - [L'église de Balbec] - Cahier 34", dans "Cahier de l'Herne 134 - Proust", Paris, Éditions de l'Herne, 2021, pp. 21-3.
* MÂLE Émile, "L'art religieux du XIIIème siècle en France. Étude sur l'iconographie du Moyen Âge et sur ses sources d'inspiration", Paris, Leroux, 1898.
(Dernière édition en date : Paris, Klincksieck, 2021).
* PROUST Marcel, "En mémoire des églises assassinées", dans "Contre Sainte-Beuve, Pastiches et mélanges, Essais et articles", Paris, Gllimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1971, pp. 61-149.
* REY Pierre-Louis, "Notes et variantes", dans Marcel Proust, "À l'ombre des jeunes filles en fleurs", Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade², II, 1988, pp. 1438-40.
RÉFÉRENCE ICONOGRAPHIQUE
Portail Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris :
(https://www.paristoric.com/index.php/facades/4057-notre-dame-le-portail-sainte-anne).