En créant ce samedi une nouvelle catégorie intitulée "L'Egypte en textes", en parallèle, en fait, avec celle consacrée à la littérature égyptienne antique que vous connaissez déjà, j'envisage, ami lecteur, de convoquer, pour notre plaisir à tous, des écrivains, des archéologues, des personnages célèbres ou non qui, jadis, firent le "Voyage en Orient" et qui nous en ont laissé un compte rendu digne d'intérêt.
Toutefois, en guise d'introduction à cette nouvelle rubrique, le premier texte que j'ai pensé vous faire découvrir, une fois n'est pas coutume, va quelque peu sacrifier la rigueur historique, à laquelle tant je tiens, sur l'autel de la littérature pour vous donner une relation particulièrement attachante et envolée de la Campagne de Bonaparte en Egypte.
De cette expédition essentiellement belliciste, je vous avais d'emblée touché un mot, volontairement très court car ce n'était pas le sujet de mon billet d'alors, dans un de mes premiers articles, celui consacré le mercredi 19 mars dernier à l'origine des collections égyptiennes du Musée du Louvre.
(Puis-je me permettre de vivement vous conseiller, afin d'avoir une relation complète de ces quelque trois ans de Bonaparte en terre égyptienne, de dévorer le passionnant bouquin d'Henry Laurens.)
Le succulent morceau d'anthologie que je vous propose, nous le devons au facteur Goguelat qui un soir acquiesce à la demande générale de ceux qui l'entourent de raconter l'Empereur : nous sommes, certains d'entre vous l'auront probablement déjà reconnu, chez Balzac. Et plus précisément dans son roman intitulé Le médecin de campagne, paru en 1833.
Je ne suis pas spécialiste d'Honoré de Balzac, loin s'en faut; mais il n'est nul besoin d'être grand clerc pour vite se rendre compte que, comme tant d'autres, il s'octroie avec l'Histoire des libertés qui n'ont d'excuse que les sempiternels "besoins du récit".
Quoiqu'il en soit, ce qu'il retient du grand événement de son temps que fut cette expédition ressortit plus à une sorte d'image d'Epinal pour anciens combattants qu'à une mise en lumière de ce qui, à mes yeux, constitue son unique côté positif, l'unique justification à tant de haine que je puisse lui concéder, du bout des lèvres, ou du clavier : la théorie de savants qu'il s'adjoignit pour proposer au monde la monumentale Description de l'Egypte.
Dans ce roman, Balzac n'y consacre d'ailleurs pas une seule ligne ! Je crois savoir qu'il ne fait allusion à ce "grand ouvrage sur l'Egypte", comme on disait alors, que dans un texte qui fit scandale, intitulé La physiologie du mariage. Mais, peut-être, d'autres que moi, plus versés dans l'oeuvre balzacienne confirmeront ou infirmeront-ils cette assertion.
Savourons à présent l'extrait dans lequel Goguelat raconte "son" Bonaparte.
Le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena sur l'assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d'événements et de souffrances qui distingue les vieux soldats. Il prit sa veste par les deux basques de devant, les releva comme s'il s'agissait de recharger le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toute sa fortune; puis il s'appuya le corps sur la jambe gauche, avança la droite et céda de bonne grâce aux voeux de l'assemblée. Après avoir repoussé ses cheveux gris d'un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu'il allait dire.
- Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu'est une île française, chauffée par le soleil d'Italie, où tout bout comme dans une fournaise, et où l'on se tue les uns les autres, de père en fils, à propos de rien : une idée qu'ils ont. Pour vous commencer l'extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus belle femme de son temps, et une finaude, eut la réflexion de le vouer à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu'elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C'était une prophétie ! Donc elle demande que Dieu le protège, à condition que Napoléon rétablira sa sainte religion, qu'était alors par terre. Voilà qu'est convenu, et ça s'est vu.
Maintenant, suivez-moi bien, et dites-moi si ce que vous allez entendre est naturel.
Il est sûr et certain qu'un homme qui avait eu l'imagination de faire un pacte secret pouvait seul être susceptible de passer à travers les lignes des autres, à travers les balles, les décharges de mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaient du respect pour sa tête. (...)
Un homme aurait-il pu faire cela ? Non. Dieu l'aidait, c'est sûr. Il se subdivisionnait comme les cinq pains de l'Evangile, commandait la bataille le jour, la préparait la nuit, que les sentinelles le voyaient toujours allant et venant, et ne dormait ni ne mangeait. Pour lors, reconnaissant ses prodiges, le soldat te l'adopte pour son père. Et en avant ! Les autres, à Paris, voyant cela, se disent : "Voilà un pèlerin qui paraît prendre ses mots d'ordre dans le ciel, il est singulièrement capable de mettre la main sur la France; faut le lâcher sur l'Asie ou sur l'Amérique, il s'en contentera peut-être !" Ça était écrit pour lui comme pour Jésus-Christ.
Le fait est qu'on lui donne ordre de faire faction en Egypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n'est pas tout. Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu'il avait particulièrement endiablés, et leur dit comme ça : "Mes amis, pour le quart d'heure, on nous donne l'Egypte à chiquer. Mais nous l'avalerons en un temps et deux mouvements, comme nous avons fait de l'Italie. Les simples soldats seront des princes qui auront des terres à eux. En avant !" En avant ! les enfants, disent les sergents. Et l'on arrive à Toulon, route d'Egypte. Pour lors, les Anglais avaient tous leurs vaisseaux en mer. Mais quand nous nous embarquons, Napoléon nous dit : "Ils ne nous verront pas, et il est bon que vous sachiez, dès à présent, que votre général possède une étoile dans le ciel qui nous guide et nous protège !" Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nous prenons Malte, comme une orange pour le désaltérer de sa soif de victoire, car c'était un homme qui ne pouvait pas être sans rien faire. Nous voilà en Egypte. Bon. Là, autre consigne. Les Egyptiens, voyez-vous, sont des hommes qui, depuis que le monde est monde, ont coutume d'avoir des géants pour souverains, des armées nombreuses comme des fourmis; parce que c'est un pays de génies et de crocodiles, où l'on a bâti des pyramides grosses comme nos montagnes, sous lesquelles ils ont eu l'imagination de mettre leurs rois pour les conserver frais, chose qui leur plaît généralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal nous dit : "Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à un tas de dieux qu'il faut respecter, parce que le Français doit être l'ami de tout le monde, et battre les gens sans les vexer. Mettez-vous dans la coloquinte de ne toucher à rien, d'abord; parce que nous aurons tout après ! Et marchez !" Voilà qui va bien. (...)
Alors, nous nous sommes mis en ligne à Alexandrie, à Giseh et devant les Pyramides. Il a fallu marcher sous le soleil, dans le sable, où les gens sujets d'avoir la berlue voyaient des eaux desquelles on ne pouvait pas boire, et de l'ombre que ça faisait suer. Mais nous mangeons le Mameluk à l'ordinaire, et tout plie à la voix de Napoléon, qui s'empare de la haute et basse Egypte, l'Arabie, enfin jusqu'aux capitales des royaumes qui n'étaient plus, et où il y avait des milliers de statues, les cinq cents diables de la Nature, puis, chose particulière, une infinité de lézards, un tonnerre de pays où chacun pouvait prendre ses arpents, pour peu que ça lui fût agréable. Pendant qu'il s'occupe de ses affaires dans l'intérieur, où il avait idée de faire des choses superbes, les Anglais lui brûlent sa flotte à la bataille d'Aboukir, car ils ne savaient quoi s'inventer pour nous contrarier. Mais Napoléon, qui avait l'estime de l'Orient et de l'Occident, que le pape l'appelait son fils, et le cousin de Mahomet son cher père, veut se venger de l'Angleterre, et lui prendre les Indes pour se remplacer de sa flotte. Il allait nous conduire en Asie, par la mer Rouge, dans des pays où il n'y a que des diamants, de l'or, pour faire la paie aux soldats, et des palais pour étapes, lorsque le Mody s'arrange avec la peste, et nous l'envoie pour interrompre nos victoires. Halte ! Alors tout le monde défile à c'te parade, d'où l'on ne revient pas sur ses pieds. Le soldat mourant ne peut pas te prendre Saint-Jean-d'Acre, où l'on est entré trois fois avec un entêtement généreux et martial. Mais la peste était la plus forte; il n'y avait pas à dire : Mon bel ami ! Tout le monde se trouvait très malade. Napoléon seul était frais comme une rose, et toute l'armée l'a vu buvant la peste sans que ça lui fît rien du tout.
Ha ! çà, mes amis, croyez-vous que c'était naturel ?
Les Mameluks, sachant que nous étions tous dans les ambulances, veulent nous barrer le chemin; mais avec Napoléon, c'te farce-là ne pouvait pas prendre. Donc, il dit à ses damnés, à ceux qui avaient le cuir plus dur que les autres : "Allez me nettoyer la route." Junot, qu'était un sabreur au premier numéro, et son ami véritable, ne prend que mille hommes, et vous a décousu tout de même l'armée d'un pacha qui avait la prétention de se mettre en travers. Pour lors, nous revenons au Caire, notre quartier général. Autre histoire. Napoléon absent, la France s'est laissé détruire le tempérament par les gens de Paris qui gardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits, les laissaient crever de faim, et voulaient qu'elles fissent la loi à l'univers, sans s'en inquiéter autrement. C'était des imbéciles qui s'amusaient à bavarder au lieu de mettre la main à la pâte. Et, donc, nos armées étaient battues, les frontières de la France entamées : l'HOMME n'était plus là. Voyez-vous, je dis l'homme, parce qu'on l'a nommé comme ça, mais c'était une bêtise puisqu'il avait une étoile et toutes ses particularités : c'était nous autres qui étions les hommes ! Il apprend l'histoire de France après sa fameuse bataille d'Aboukir, où, sans perdre plus de trois cents hommes, avec une seule division, il a vaincu la grande armée des Turcs forte de vingt-cinq mille hommes, et il en a bousculé dans la mer plus d'une grande moitié, rrah ! Ce fut son dernier coup de tonnerre en Egypte. Il se dit, voyant tout perdu là-bas : "Je suis le sauveur de la France, je le sais, faut que j'y aille." Mais comprenez bien que l'armée n'a pas su son départ, sans quoi on l'aurait gardé de force, pour le faire empereur d'Orient. (...)
Napoléon met le pied sur une coquille de noix, un petit navire de rien du tout qui s'appelait la Fortune, et, en un clin d'oeil, à la barbe de l'Angleterre qui le bloquait avec des vaisseaux de ligne, frégates et tout ce qui faisait voile, il débarque en France, car il a toujours eu le don de passer les mers en une enjambée.
Etait-ce naturel ? "
(Balzac, Honoré de, Le médecin de campagne, dans La Comédie humaine, Tome 6, Collection "L'Intégrale", Paris, Seuil, 1966, pp. 172-4.)