Troisième Partie :
" JE NE SAVAIS PAS QUE LA DOULEUR CONTIENT D'ÉTRANGES LABYRINTHES OÙ JE N'AVAIS PAS FINI DE MARCHER "
Avec la relation des funérailles d'Antinoüs tout imprégnées de rites égyptiens que nous allons lire dans un court instant, nous serons arrivés vous et moi, amis visiteurs, au terme de la première section de ce qu'immodestement je nomme "dossier-enquête" que je souhaitais ouvrir en cette rentrée de septembre en vous permettant de (re)découvrir trois extraits du chef-d'oeuvre de Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, récit épistolaire, je vous le rappelle, censé avoir été adressé par l'auguste Hadrien à son petit-fils adoptif, le futur empereur Marc Aurèle.
Si, aux fins de porter plus spécifiquement l'éclairage sur le jeune Bithynien, je me suis, dans un premier temps, uniquement confiné dans la seule fiction romanesque, je me dois, dans un second temps à venir, grâce à l'archéologie et à l'épigraphie égyptologiques, de vous permettre de percevoir au plus près la réalité historique de sa courte vie aux côtés de son mentor et l'avenir post-mortem que ce dernier tint à lui assurer.
Ce double dessein, vous l'aurez évidemment compris, a justifié le titre générique que j'ai choisi pour l'ensemble de ces articles : "Les devenirs d'Antinoüs : de la fiction romanesque à la réalité archéologique".
Il ne vous aura pas plus échappé, je présume, que la motivation première de cette nouvelle éude au sein d'ÉgyptoMusée fut la découverte que nous fîmes du buste d'Antinoüs proposé par l'égyptologue belge Arnaud Quertinmont à l'exposition Dieux, Génies et Démons en Égypte ancienne qu'il a conçue cette année au Musée royal de Mariemont, à Morlanwelz, en Belgique.
Si vous le voulez bien, sur cette oeuvre, nous reviendrons de manière plus détaillée la semaine prochaine car pour l'heure, c'est aux obsèques du jeune homme que je vous convie d'assister ...
Les embaumeurs livrèrent leur ouvrage : on déposa le mince cercueil de cèdre à l'intérieur d'une cuve de porphyre, dressée tout debout dans la salle la plus secrète du temple. Je m'approchai timidement du mort. Il semblait costumé : la dure coiffe égyptienne recouvrait les cheveux. Les jambes serrées de bandelettes n'étaient plus qu'un long paquet blanc,
Musée du Louvre - Département des Antiquités égyptiennes, salle 15, vitrine 1 : Momie de Pachéry (N 2627)
mais le profil du jeune garçon n'avait pas changé : les cils faisaient sur les joues fardées une ombre que je reconnaissais. Avant de terminer l'emmaillotement des mains, on tint à me faire admirer les ongles d'or. Les litanies commencèrent ; le mort, par la bouche des prêtres, déclarait avoir été perpétuellement véridique, perpétuellement chaste, perpétuellement compatissant et juste, se vantait de vertus qui, s'il les avait ainsi pratiquées, l'auraient mis à jamais à l'écart des vivants. L'odeur rance de l'encens emplissait la salle : à travers un nuage, j'essayai de me donner à moi-même l'illusion du sourire : le beau visage immobile paraissait trembler. J'ai assisté aux passes magiques par lesquelles les prêtres forcent l'âme du mort à incarner une parcelle d'elle-même à l'intérieur des statues qui conserveront sa mémoire : et à d'autres injonctions, plus étranges encore. Quand ce fut fini, on mit en place le masque d'or moulé sur la cire funèbre ; il épousait étroitement les traits. Cette belle surface incorruptible allait bientôt résorber en elle-même ses possibilités de rayonnement et de chaleur : elle giserait à jamais dans cette caisse hermétiquement close, symbole inerte d'immortalité. On posa sur la poitrine un bouquet d'acacias. Une douzaine d'hommes mirent en place le pesant couvercle. Mais j'hésitais encore au sujet de l'emplacement de la tombe. Je me rappelai qu'en ordonnant partout des fêtes d'apothéose, des jeux funèbres, des frappes de monnaies, des statues sur les places publiques, j'avais fait une exception pour Rome : j'avais craint d'augmenter l'animosité qui entoure plus ou moins tout favori étranger. Je me dis que je ne serais pas toujours là pour protéger cette sépulture. Le monument prévu aux portes d'Antinoé semblait aussi trop public, peu sûr. Je suivis l'avis des prêtres. Ils m'indiquèrent au flanc d'une montagne de la chaîne arabique, à trois lieues environ de la ville, une de ces cavernes destinées jadis par les rois d'Égypte à leur servir de puits funéraire. Un attelage de boeufs traîna le sarcophage sur cette pente. À l'aide de cordes, on le fit glisser le long de ces corridors de mine ; on l'appuya contre une paroi de roc. L'enfant de Claudiopolis descendait dans la tombe comme un pharaon, comme un Ptolémée. Nous le laissâmes seul. Il entrait dans cette durée sans air, sans lumière, sans saisons et sans fin, auprès de laquelle toute vie semble brève ; il avait atteint cette stabilité, peut-être ce calme. Les siècles encore contenus dans le sein opaque du temps passeraient par milliers sur cette tombe sans lui rendre l'existence, mais aussi sans ajouter à sa mort, sans empêcher qu'il eût été.
Hermogène me prit par le bras pour m'aider à remonter à l'air libre ; ce fut presque une joie de se retrouver à la surface, de revoir le froid ciel bleu entre deux pans de roches fauves. Le reste du voyage fut court. À Alexandrie, l'impératrice se rembarqua pour Rome.
Je rentrai en Grèce par voie de terre. Le voyage fut long.
Marguerite YOURCENAR
Mémoires d'Hadrien
Paris, Gallimard, Collection Folio n° 921,
pp. 221 et 228-33 de mon édition de 1981