L'année précédente, dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. D'abord, il n'avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç'avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie - il ne savait lui-même - qui passait et qui lui avait ouvert largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines.
Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire, sine materia. Sans doute, les notes que nous entendons alors tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées par celles qu'éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité et de son "fondu" les motifs qui, par instants, émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu'ils donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables - si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier.
Marcel PROUST
Un amour de Swann
dans À la recherche du temps perdu
Tome I, Du côté de chez Swann
Paris, Gallimard,
pp. 249-50 de mon édition de 1967
Après la lecture de ce si poétique passage du plus connu des romans de Marcel Proust ; après, les propos introductifs nettement plus prosaïques que j'ai tenus les mardis 17 et 24 janvier derniers, c'est, comme je vous l'avais promis amis visiteurs, tout naturellement que nous commencerons aujourd'hui par envisager les harpes cintrées de l'Ancien Empire, les premières à avoir été réalisées sur les rives du Nil.
Les plus fidèles d'entre vous se souviendront peut-être que le 14 octobre 2008, sept mois après la naissance d'ÉgyptoMusée, je les avais emmenés découvrir l'intérieur de la chapelle funéraire d'Akhethetep, en salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Louvre ; celle-là même pour laquelle, jusqu'à aujourd'hui, 31 janvier 2017, par le truchement de la campagne "Tous mécènes ; tous archéologues ...", le musée invitait le public à faire un don pour récolter 500 000 euros aux fins de reconstituer le monument : objectif d'ailleurs déjà atteint depuis un certain temps, si j'en crois le site officiel !
Sur le mur nord de cette chapelle donc, au quatrième registre en commençant par le bas, juste en dessous du siège sur lequel, en taille héroïque, est assis le propriétaire du mastaba, nous y avions rencontré un ensemble musical, scène si récurrente dans les tombeaux memphites depuis au moins la IVème dynastie.
(© Louvre - C. Décamps)
Gravés en léger relief mais également peints, deux groupes d'hommes accroupis face à face, chacun un genou posé à même le sol, animent le banquet funéraire d'Akhethetep, propriétaire des lieux. Au-dessus d'eux, quelques hiéroglyphes se lisent soit de gauche à droite, soit de droite à gauche, selon la position du personnage dont ils définissent l'action.
À l'extrême gauche : un harpiste qui, pour l'heure, retiendra plus particulièrement notre attention.
Vous noterez au passage qu'il s'agit bien d'un homme, la harpe, comme je vous l'ai rappelé la semaine dernière, n'étant absolument pas, ainsi qu'on l'imagine trop souvent, réservée à la seule gent féminine !
Même s'ils sont indiqués de droite à gauche, contrairement à mon exemple de la semaine dernière, vous remarquerez les trois derniers hiéroglyphes terminant l'inscription que je vous avais alors désignés comme correspondant à la graphie du nom de l'instrument : bnt
Et, - à tout le moins je l'espère -, vous vous serez interrogé sur l'absence du déterminatif représentant une harpe qui, dans le vocabulaire égyptien antique, aurait dû, ici, s'ajouter en guise de quatrième élément pour permettre de comprendre dans quelle catégorie lexicologique le terme se classait.
Absence ? Croyez-vous vraiment que sur une simple et succincte séquence : "Jouer de la harpe", est-il noté -, le lapicide eût pu commettre un aussi grossier oubli, une aussi grossière "faute d'orthographe" ?
En réalité, il s'y trouve bien ce déterminatif de la harpe auquel vous êtes en droit de vous attendre ! Non pas petit, ou caché par l'instrument à la fin de la scène, mais bien en grand, bien en évidence, puisque, - et nous avons déjà rencontré à quelques reprises semblables jeux scripturaux dont étaient friands les scribes égyptiens -, c'est toute la harpe sur laquelle joue le dernier musicien de gauche, celle dont la partie supérieure frôle la fin du texte, qui fait office de réel classificateur sémantique, d'imposant déterminatif, exonérant ainsi le lapicide de graver un petit hiéroglyphe supplémentaire. Aussi, cette harpe doit-elle être comprise tout à la fois comme l'image qui la représente et comme un signe d'écriture visant à compléter son identification lexicographique.
Ce bas-relief d'Akhethetep permet d'emblée de constater que, dès ses premières représentations, l'instrument détenait déjà la forme cintrée, arquée qui traversa, certes consubstantiellement à d'autres modèles confectionnés pour répondre aux besoins inhérents à l'évolution musicale, toute l'histoire du pays, jusqu'à l'époque gréco-romaine, quel que soit d'ailleurs son format.
Arquée, viens-je de signaler de manière presque anodinement. Mais en réalité, rien d'anodin dans ma formulation puisqu'il vous faut savoir que l'ancêtre des ancêtres de la harpe, remontant à la nuit des temps et qu'attestent un peu partout dans le monde des peintures pariétales datant de 10 à 15000 ans, fut l'arc musical, celui-là même qui se pratique toujours actuellement en Afrique noire. Tout logiquement dérivant de l'arme elle-même qu'utilisaient les nomades de la Préhistoire pour chasser le gibier, cet arc connut dans le monde antique une considérable modification, révolutionnant totalement sa finalité : l'adjonction d'une calebasse en guise de caisse de résonance.
Peu me chaut que les spécialistes de l'instrument évoquant la primauté de cet ajout majeur permettant la création de la première "vraie" harpe, pointent qui, les Babyloniens, qui les Égyptiens. Je pense plus sage de considérer que deux civilisations du bassin méditerranéen ancien, chacune de son côté, chacune ignorant à cette époque primitive l'existence de l'autre, mirent au point le bel instrument que nous admirons sur le mur nord de la chapelle du mastaba d'Akhethetep.
Cette scène de musique au Louvre offre en outre l'intéressante opportunité, - et cela me paraît suffisamment rare pour que je vous le signale -, de grandement détailler l'instrument : sa caisse de résonance, son cordier et ses sept chevilles, ses cordes de différentes longueurs qui, à l'encontre de celles de la lyre que les musiciens égyptiens importeront bien plus tard d'Asie mineure qui seront tendues sur des montants parallèles, sont ici bandées sur le vide ; cordes que, par réel souci de minutie, une fois n'est pas coutume, le graveur a patiemment indiquées en haut relief dans la pierre.
De taille relativement imposante, cette harpe "classique" de l'Ancien Empire était donc dotée d'un manche à peine courbé, concavité dirigée vers l'avant, que l'artiste ici accroupi, - mais il aurait tout aussi bien pu être agenouillé ou assis -, appuie contre son corps, plus précisément, contre son épaule. À mains nues, il pince les cordes, interprétant les notes que lui suggère le chironome/chanteur de la main droite grâce à la position de ses doigts ; sa main gauche étant posée sur l'oreille gauche dans un geste qui nous est devenu si familier grâce, vous vous en souvenez certaienement, Gilbert Bécaud.
Remarquez que la position et le geste des doigts de la main droite diffèrent totalement si vous considérez celui qui guide le harpiste et celui qui est devant le flûtiste.
("Chanter", est-il laconiquement inscrit au-dessus de chacun de ces deux hommes, tout à la fois rhapsode et "chef d'orchestre").
Les cordes, de boyau ou de tendon, fixées à l'aide de boutons d'arrêt inamovibles, - et non de chevilles pivotantes comme on le croit souvent -, dont la plus longue se trouve la plus éloignée de l'artiste, étaient retenues par les incisions pratiquées dans une "baguette de suspension" ; entailles bizarrement en nombre plus souvent supérieur à celui des cordes elles-mêmes.
Parce que fixes, ces boutons d'arrêt n'avaient aucune incidence sur la manière d'accorder l'instrument ; pour ce faire, des lanières de tissu ou de papyrus étaient entremêlées à la corde : susceptibles d'être resserrées ou rendues plus lâches par le harpiste, elles en augmentaient ou en diminuaient d'autant la tension.
À l'extrémité inférieure, posée sur le sol, la caisse de résonance, dans ce cas relativement petite, avait une forme vaguement triangulaire, de sorte que, vue de face, elle pouvait évoquer la silhouette d'une pelle ou d'une bêche. Parfois beaucoup plus large, elle était de toute manière transpercée par le manche.
Il est possible qu'un jour, sur certaines représentations pariétales, vous remarquiez, lui aussi sur le sol, immédiatement devant la calebasse de résonance, un butoir en forme de lion couché : il servait manifestement à empêcher l'instrument de glisser.
Ces harpes cintrées en usage à l'Ancien Empire furent rarement décorées. Nonobstant mon assertion qui se voudrait généralité, la harpe représentée dans la chapelle funéraire du mastaba d'Akhethetep, dément allègrement mon propos : en effet, avec d'excellents yeux, vous distinguerez probablement, sur la partie inférieure du caisson, à hauteur du genou droit du musicien, la présence d'un très discret oeil oudjat, symbole de protection.
Il faudra attendre les époques postérieures, les Moyen et Nouvel Empires, et même aux époques grec et romain, pour en voir apparaître de tailles différentes et, surtout, décorativement plus sophistiquées.
C'est ce que, si me lire vous agrée toujours, je me propose de vous faire découvrir lors de notre nouvelle rencontre hebdomadaire, amis visiteurs, le tout prochain 7 février.
BIBLIOGRAPHIE
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