Les croyances eschatologiques égyptiennes se caractérisent par le fait qu'elles incluent précisément, comme nulle part ailleurs, la survie corporelle et cherchent à l'assurer. Toutes les scènes pleines de joie de vivre que l'on voit dans les tombes égyptiennes procèdent de cette aspiration. On peut, dans l'au-delà, boire et manger, faire de la musique et danser, trouver les joies de l'amour, la liberté de mouvement sans entraves.
Erik HORNUNG
L'esprit du temps des pharaons
Paris, Hachette Littératures,
Collection "Pluriel" n° 874,
1998, p. 100
Qu'il me faille distinguer quatre grandes familles d'instruments de musique pratiqués en Égypte ancienne ne fait absolument plus aucun doute, amis visiteurs, quand on compulse, comme j'ai eu le désir de le faire, diverses études de grands musicographes qui, dès la fin du XIXème siècle, se sont intéressés à l'archéologie musicale de cette civilisation mais également les écrits de leurs épigones contemporains : tous, après le Belge Victor-Charles Mahillon, fondateur, en 1877, d'un musée à Bruxelles dédiés aux instruments de musique, - actuellement le MIM -, pour lesquels, par ailleurs, il inventa une première classification ; après les musicologues allemands Curt Sachs, (1881-1959) et Erich von Hornbostel (1877-1935) qui, pour leur part, en 1914 simplifièrent et systématisèrent la classification organologique de Mahillon, tous donc sont unanimes pour évoquer l'existence, en terre pharaonique, de cordophones, entendez les instruments à cordes que sont les harpes, les lyres et les luths ; d'aérophones, comprenez les instruments à vent tels que les flûtes, les clarinettes et les hautbois, simples ou doubles, ainsi que les trompettes ; de membranophones, comme les tambours et les tambourins, et enfin, d'idiophones tels que les claquoirs et les sistres.
Aux musiciens qui pratiquèrent ces divers instruments, je me dois évidemment d'ajouter les chanteurs, - (hesou, en égyptien ancien) -, qui, si je m'en réfère aux statistiques actuellement connues, toutes activités musicales confondues, prédomineraient dans la mesure où, d'après les sources iconographiques, ils constitueraient le groupe de ceux qui y sont le plus fréquemment figurés.
Il vous faut aussi savoir que ce sont parfois les mêmes qui interprétaient des mélopées tout en jouant de leur propre instrument, la harpe le plus souvent. Mais des chanteurs seuls accompagnaient également d'autres musiciens en battant des mains. De sorte que, donnée fondamentale dont il faut être conscients, amis visiteurs, ces artistes se devaient de posséder des talents multiples, au point, dans certaines occasions, d'y ajouter des pas de danse.
Qu'il me faille, au sein de la classification universellement admise que je viens de rappeler, épingler la harpe en tant qu'instrument de prédilection des Égyptiens ne fait pas plus de doute quand je prends en compte sa récurrence, peinte ou gravée, au niveau des scènes dites "de banquet", dites aussi parfois "de "concert", présentes dans maints tombeaux privés.
Ci-dessus, sur le gros plan d'une scène semblable, peinture sur limon datant du Nouvel Empire, exposée dans la vitrine 5 de la salle 10 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, inventoriée sous le numéro D 60, deux musiciennes jouent, l'une d'un double hautbois, l'autre d'une harpe.
Tablant sur la présence de ce beau fragment, permettez-moi de faire voler en éclats une idée préconçue, souvent ressassée : si, vous référant peut-être aux vestiges retrouvés dans d'autres pays du bassin méditerranéen antique montrant des joueuses de harpe, vous croyez qu'il en fut de même en Égypte, détrompez-vous : dès l'Ancien Empire, les harpistes étaient majoritairement des hommes, le plus souvent assis ou accroupis avec leur instrument. Toutefois, je dois à la vérité de préciser qu'à partir du Nouvel Empire, la présence de jeunes femmes dans les groupes musicaux devenant prépondérante, ce seront plus souvent elles que vous verrez jouer de la harpe, se tenant, la plupart du temps, debout.
Et à l'instar des scènes de chasse et de pêche dans les marais dont j'ai si souvent ici décodé la symbolique ressortissant au domaine d'une franche sexualité, la svelte jouvence de ces musiciennes aux vêtements superbement transparents fleurant bon la sensualité, apparaît dans les scènes musicales des parois de chambres funéraires comme un souhait avéré de régénérer le défunt, de favoriser sa renaissance dans l'Au-delà.
Explicites à cet égard, les quelques hiéroglyphes peints au-dessus de la scène du Louvre, - (non présents sur ma photo recadrée sur les seules interprètes) -, qui exprimaient ce voeu : À votre santé ! Faites un jour heureux jusqu'au départ pour la tombe ; puissiez-vous y reposer en paix, pour toujours et chaque jour.
"Faites un jour heureux", signifiant, je le souligne au passage, : Adonnez-vous aux plaisirs de l'amour charnel ...
Et puisque je fais allusion à un texte accompagnant des musiciennes, j'en profite pour relever que certains d'entre eux viennent, de manière parcimonieuse toutefois, fournir quelques précieuses indications : ainsi, par exemple, que des interprètes pouvaient opérer sous la férule soit d'un chef, soit d'un inspecteur, soit d'un directeur. Toutefois, l'absence de détails supplémentaires, - notamment ce qui différenciait entre elles chacune de ces trois fonctions dirigeantes qui, dans notre traduction française, nous apparaissent quasiment synonymes -, ne nous autorise pas à arguer la nature réelle de l'organisation des musiciens au sein de leur corporation, ni quels types de compétence étaient nécessaires à chacun d'eux pour ainsi accéder à un grade supérieur.
Une importante différence laisse toutefois transparaître le statut de l'un ou de l'autre : elle réside dans le fait que quelques-uns d'entre eux bénéficièrent d'une tombe, partant, d'un matériel funéraire restreint gravé à leur nom : une table d'offrandes, par exemple, ou un bassin à libations, voire une statuette ...
À l'encontre donc de tous les musiciens anonymes croisés sur les parois murales de maints mastabas, ceux-là seuls connus par leur tombe devaient assurément jouir d'une position relativement élevée dans la société puisque, je le rappelle aussi au passage, semblable privilège ne pouvait qu'être le fruit d'une décision royale.
J'ajouterai une dernière information qui sourd des textes gravés sur le matériel funéraire de ces artistes connus et appréciés par le souverain : au sein de la Cour, il leur arrivait d'occuper d'autres fonctions, notamment de prêtrise, ou de supervision de travaux d'artisans, de maçons, de couturiers, etc., engagés par le roi en personne.
Sachant que l'on pouvait être musicien par simple tradition familiale, il est probable que ceux privilégiés par le Palais aient soit profité d'une formation musicale donnée en ses murs, soit y étaient eux-mêmes devenus enseignants. Et dans ce dernier cas, je m'autorise à penser qu'ils recevaient leurs émoluments directement des caisses de l'État.
Mais laissons là les instrumentistes, voulez-vous, et revenons à leurs instruments. Si nécessité s'imposait encore de vous fournir d'autres preuves de la grande importance de la harpe qui, ne l'oubliez pas, fut le seul parmi les différents cordophones d'Égypte à être véritablement autochtone, lyres et luths étant importés de contrées mésopotamiennes, et bien plus tard qu'à l'Ancien Empire, j'ajouterai que, non seulement, elle faisait partie intégrante des offrandes octroyées par des monarques à de grands sanctuaires tels ceux de Ramsès III à Medinet Habou, de Séthi Ier à Abydos ou encore d'Amon à Karnak, dont la description que Thoutmosis III en fit graver sur une des parois de ce dernier temple vous permettra d'en estimer la valeur : "... une harpe vénérable travaillée en argent, or, lapis-lazuli, malachite et diverses autres pierres précieuses, aux fins de louer la beauté de sa Majesté" ; mais aussi qu'elle se manifeste, cette importance, dans les transformations dont l'instrument fut l'objet tout au long de l'histoire plurimillénaire de l'antique Kemet, des mastabas memphites de l'Ancien Empire jusqu'aux hypogées de la montagne thébaine, au Nouvel Empire. Sans évidemment oublier les époques hellénistique et romaine : ainsi, dans la nécropole d'Antinoopolis, - cette ville égyptienne dédiée par l'empereur Hadrien à la mémoire d'Antinoüs, son favori prématurément mort noyé dans le Nil, vous vous souvenez ? -, furent mises au jour, au début du siècle dernier par l'égyptologue dijonnais Albert Gayet (1856-1916), des sépultures romaines du IIème siècle de notre ère dans lesquelles des harpes reposaient parmi d'autres instruments dans un surprenant état de conservation, évidemment dû à l'excellence des facteurs pédoclimatiques du pays.
Dans le lexique égyptien ancien, le terme générique désignant la harpe s'écrivait
ce que les égyptologues transcrivent par "bnt" (prononcez "bénet" ; ou "binet" quand le hiéroglyphe du roseau, correspondant à notre "i " , suivait immédiatement le premier signe de la jambe.)
Dans l'unique but d'être exhaustif, il me reste à préciser qu'un autre terme - djadjat -, fit plus tardivement son apparition pour nommer certains exemplaires de harpes, notamment en forme d'arceau ou de croissant.
En vue de brosser un tableau typologique de cet instrument à travers toutes les époques de l'histoire musicale de la vieille Égypte, j'envisage de scinder mes futurs propos en plusieurs interventions successives qui tiendront compte non seulement de l'évolution de son aspect général mais également des époques auxquelles il fut plus spécifiquement utilisé.
Et c'est donc tout naturellement que nous commencerons mardi prochain, le 31 janvier, par envisager les harpes cintrées de l'Ancien Empire, les premières à avoir été réalisées sur les rives du Nil.
BIBLIOGRAPHIE
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