Ainsi, à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d'un coup, au point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une pause d'un instant, brusquement elle changeait de direction, et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait avec elle, vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet, mais sans lui parler plus clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui, il eut besoin d'elle : il était comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image d'une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.
Marcel PROUST
Un amour de Swann
dans A la recherche du temps perdu
Tome I, Du côté de chez Swann,
Paris, Gallimard,
pp. 250-1 de mon édition de 1967
Que j'eusse aimé participer en tant qu'auditeur au colloque organisé trois jours durant à l'automne 2016, à Paris, à la Fondation Singer-Polignac et consacré à "Proust et la musique". Fort heureusement, - superbe cadeau ! -, comme vous l'aurez remarqué amis visiteurs, si vous avez cliqué sur le titre donné à ces rencontres en rouge ci-dessus, les nombreux intervenants ont été filmés et leurs propos accessibles sur le site de la Fondation.
Parmi ceux que j'ai fort appréciés, permettez-moi de subjectivement épingler les passionnantes interventions du 27 octobre évoquant les deux systèmes sémiotiques différents que sont la musique et la littérature, tellement imbriquées au sein de l'oeuvre proustienne :
* celle de Jean-Yves Tadié : Comment raconter une sonate ?
* celle d'Arthur Morisseau : À l'écoute de la "petite phrase de Vinteuil"
* et enfin, celle, époustouflante, de Stéphane Chaudier : Les descriptions musicales chez Proust qui, avec le souffle de la conviction, convoquant Verlaine et son "Art poétique", démontre que dans "La Recherche ...", Proust propose en réalité une réflexion phénoménologique non pas de la musique mais du plaisir ressenti quand on en écoute.
Après ce petit excursus, je vous propose maintenant de retrouver le coeur même de notre thématique actuelle, à savoir : la musique égyptienne; et, plus spécifiquement ce matin, ainsi que je vous l'avais promis la semaine dernière, les harpes angulaires.
En parcourant les volumes de l'importantissime ouvrage Monuments de l'Égypte et de la Nubie, d'après les dessins exécutés sur les lieux sous la direction de Champollion-le-Jeune, et les descriptions autographes qu'il en a rédigées, monumentale somme publiée en 1835 chez Firmin-Didot Frères, à Paris et dont j'ai la chance de posséder une reprographie proposée en 1969 par le Centre de documentation du monde oriental, Éditions de Belles-Lettres à Genève, dans un format plus maniable que les in-folios originaux, l'on rencontre, au tome 1, à la planche LI (2), oeuvre d'un des cinq dessinateurs de l'équipe dirigée par Jean-François Champollion en personne lors de ses deux années passées en Égypte (1828-1830), la représentation, sur une des parois du pronaos du temple de Thot, à Dakka, d'un Hercule barbu, selon les indications de l'égyptologue figeacois, assis, jouant de la harpe angulaire.
C'est toujours de Champollion et de ce même instrument qu'il s'agira, un vrai cette fois, avec un superbe spécimen, - également appelé "trigone" -, que je soumets ce matin à votre admiration, amis visiteurs, déposé dans le grand meuble vitré du centre de la salle 10 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre devant lequel j'ai pris l'habitude, depuis quelques mardis, d'établir nos quartiers d'hiver hebdomadaires.
À l'extrémité de la longue table basse posée à même le sol de la première partie de cette vitrine 1, après les deux harpes portatives naviformes que nous y avons rencontrées la semaine dernière, succédant à un luth, a été rangée une troisième et dernière harpe, par sa forme triangulaire complètement différente des deux premiers instruments arqués déjà évoqués qui, si j'accrédite les propos de feu Madame Christiane Desroches Noblecourt dans sa préface à l'ouvrage de Christiane Ziegler dédié aux instruments de musique exposés ici, fut prise en mains par Champollion.
Provenant en effet de la collection Salt acquise pour le Louvre de Charles X par le savant déchiffreur qu'une ordonnance royale avait nouvellement promu responsable de la division des monuments égyptiens, - comme je vous l'avais expliqué dès la création de ce blog en mars 2008 -, ce trigone de toute beauté, quasiment intact si j'en excepte les cordes réfectionnées au XIXème siècle, constitue véritablement la fierté des Conservateurs, surtout depuis que celui du Musée de Berlin, fort semblable, a bizarrement disparu de ses collections.
Déjà connue au deuxième millénaire avant notre ère sur les rives entre Tigre et Euphrate, exportée et représentée sur les monuments de celles du Nil dès le Nouvel Empire, - ce serait peinte dans la tombe (TT 367) d'un certain Paser, à l'époque d'Amenhotep II, qu'elle apparaîtrait pour la première fois -, la harpe angulaire fut elle aussi très prisée par les musiciens égyptiens.
Selon le cartel du musée, elle daterait de Basse Époque, - sans plus de précision ! -, et mesurerait 110 centimètres de hauteur. Elle fut réalisée en bois rares - pin maritime pour le cordier et cèdre pour la baguette de suspension -, et gainée de cuir vert aux laçages que dissimulent des pièces de cuir polychrome.
Le cordier cylindrique de quelque 70 centimètres de longueur pénètre dans la partie basse et amincie de la caisse de résonance trapézoïdale en bois massif ; ses cordes se terminent par des franges à mèches, semblables à celles qui pendaient au bout des cordonnets enserrant jadis les tentures des fenêtres de la maison de ma grand-mère maternelle.
Quant à sa partie supérieure, plate, en forme de triangle isocèle dont une des pointes est arrondie, l'artiste l'a notamment décorée de motifs floraux provenant des marais nilotiques, - des lotus, en l'occurrence -, découpés dans du cuir vert et qu'il a apposés sur un fond de cuir rose soutenu.
Selon les musicologues, ce type de trigone égyptien d'époque gréco-romaine, évidemment revisité par la suite, serait à l'origine de la harpe celtique médiévale et de ses consoeurs occidentales que nous connaissons aujourd'hui, tandis que la harpe cintrée apparue dès les premières dynasties aurait, quant à elle, poursuivi son développement sur le continent africain essentiellement ...
Après ces quelques considérations typologiques évoquées au long de nos trois dernières rencontres, celles du 31 janvier et du 7 février, à propos des harpes cintrées, et celle de ce matin, j'aimerais, avant de nous quitter, amis visiteurs, vous donner à entendre quelques tentatives parmi d'autres disponibles sur Internet qui se veulent une reconstitution des sons de l'Égypte antique, et notamment de la harpe de l'Ancien Empire.
Ne disposant nullement des compétences qui me permettraient de poser un jugement de valeur, je vous laisse le soin de vous faire votre propre opinion après avoir cliqué sur chacun des liens ci-dessous :
http://www.youtube.com/watch?v=rIIeXgy827A&feature=player_embedded#!
http://www.youtube.com/watch?v=nBmWXmn11YE&feature=related
http://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=pBHqYhYYSsk
Excellente écoute à tous ...
BIBLIOGRAPHIE
ZIEGLER Christiane, Les instruments de musique égyptiens au Musée du Louvre, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1979, pp.8, 105-7 et 113.