"Les souffles de l'aquillon ne m'apportaient que les soupirs de la volupté ; le murmure de la pluie m'invitait au sommeil sur le sein d'une femme. Les paroles que j'adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse, et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Eve innocente, Eve tombée, l'enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions : je la plaçais sur un autel et je l'adorais.
(...) Un seul de ses regards m'eût fait voler au bout de la terre ; quel désert ne m'eût suffi avec elle ! À ses côtés, l'antre des lions se fût changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé."
François-René de CHATEAUBRIAND
Mémoires d'Outre-Tombe
Tome I, Livre troisième, chapitre 13,
Lausanne, Éditions Rencontre, 1968,
p. 144.
J'avais près de seize ans quand je la rencontrai pour la première fois.
Vous avouerais-je que la plupart des garçons de ma classe furent autant que moi fascinés par sa beauté ? Et je ne fus probablement pas le seul à en tomber éperdument amoureux. Mais elle resta de pierre ...
Je la revis à maintes et maintes reprises. Seul à seule. En tête à tête. Je ne pouvais dire mot ; elle pas plus. J'étais toujours aussi subjugué ! Embrasé, à l'instar de Chateaubriand pour sa belle inconnue ...
Un jour, après une visite que je lui fis, je me rendis compte que des "portraits" d'elle étaient mis en vente : en fait, c'était l'empreinte de ses traits d'une finesse à faire pâlir d'envie n'importe quelle actrice engagée pour promouvoir l'un quelconque parfum, fût-il le Chanel 5 de la sculpturale Marilyn, qui avait été immortalisée dans le plâtre.
Sans hésiter une seule seconde, j'en acquis un exemplaire.
Et, "ma reine" au bras, je revins chez mes parents, heureux et fier de l'enfermer dans ma chambre de grand adolescent ...
Depuis, l'on ne se quitta plus. Et aujourd'hui, toujours aussi majestueuse, elle trône entre salon et bureau,
partageant ainsi la vie de ma petite famille, emportant sans cesse et notre admiration et celle des amis qui passent à la maison.
Grâce à nous qui la contemplons, elle est la Beauté personnifiée, la Beauté chaque jour renouvelée ...
Mais, vous interrogez-vous certainement, qui donc est la femme de cette durable idylle qui tant me trouble encore, un demi-siècle après l'avoir croisée pour la première fois ?
C'est aux Musées Royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles, en son Département des Antiquités égyptiennes que je découvris un jour un éblouissant fragment de bas-relief en calcaire (E 2157) la représentant : le cartel indiquait qu'il s'agissait de la reine Tiyi, épouse d'Amenhotep III.
Mesurant 42 centimètres de haut et 39 de large, le monument avait été arraché au début du XXème siècle par de peu scrupuleux "fouilleurs" de la nécropole thébaine à la tombe (TT 47) d'un haut fonctionnaire, supérieur du harem royal, nommé Ouserhat.
Si cette oeuvre du XIVème siècle avant l'ère commune, chaque jour, continue à retenir l'attention de tous ceux qui la voient, fait partie des collections belges, c'est à l'extraordinaire talent de découvreur de Jean Capart (1877-1947) que nous sommes redevables.
Au début du XXème siècle, cet égyptologue belge est Conservateur de ce qui s'appelle encore à l'époque les Musées Royaux du Cinquantenaire. Quelques notables acquisitions, malgré pourtant le peu de crédits que lui allouaient le Gouvernement, la Caisse auxiliaire des Musées et la Société des Amis des Musées Royaux de l'État, illuminèrent les premières années de son mandat.
Arguant qu'indubitablement il n'avait aucune chance de se mesurer aux grandes institutions muséales européennes et américaines sur le plan des achats, il préféra développer une politique tournée vers les pièces qui semblaient peu attractives mais dont sa sagacité et surtout son immense connaissance de l'art égyptien avaient tout de suite décelé l'inestimable intérêt.
Et ce fut précisément le cas de celle-ci qu'il acquit pour une somme anormalement dérisoire, en 1905 à Paris, lors de la vente publique de la collection d'antiquités d'un certain P. Philip parce que, non seulement d'après le catalogue, elle était censée représenter une dame de l'époque grecque mais aussi, vous l'admettrez aisément en la découvrant,
parce qu'elle donnait à voir une femme abominablement mutilée par des graffiti sur la joue gauche, tandis que d'autres, tout aussi bizarres, avaient été apposés essentiellement sur la partie haute du corps.
En la matière, l'intuition du jeune Capart , - il avait 28 ans ! -, constitua un véritable coup de maître : après s'être longuement assuré que les gribouillages ne correspondaient à aucune écriture sérieuse, il décida, dans un premier temps, d'un minutieux nettoyage au terme duquel il comprit qu'il était en présence d'un admirable portrait de reine de la XVIIIème dynastie.
Dans un second temps, deux ans plus tard, après une analyse plus que pointue, et grâce à sa prodigieuse mémoire - il avait en effet le souvenir d'avoir vu semblable représentation dans une revue d'égyptologie -, le Professeur Capart l'identifia sans conteste à la reine Tiyi dont le portrait intact avait été publié par Howard Carter, le futur inventeur de la tombe de Toutânkhamon, dans le quatrième volume des Annales du Service des Antiquités égyptiennes (A.S.A.E.), en 1903.
L'égyptologue anglais y rendait compte des parois d'un hypogée (TT 47) malheureusement déjà complètement pillé qu'il avait mis au jour à El-Khokha, dans la Vallée des Nobles, vis-à-vis de Louxor.
Et manifestement, entre le moment où Carter vit et publia la découverte de ce tombeau dévasté et celui où Capart eut le fragment de calcaire entre les mains, de bien piètres fouilleurs avaient soustrait Tiyi de la "maison d'éternité" de son contempteur, Ouserhat, et l'avaient "maquillée" d'abominable manière.
Car, à l'origine, Tiyi avait été représentée sous son profil gauche, portant une coiffure d'apparat sur cette traditionnelle perruque tripartite à retombées de chaque côté du visage, ainsi que sur la nuque.
Une sorte de bandeau-diadème lui ceint la tête, orné qu'il est sur le front du double uraeus symbolisant, par la couronne qu'arbore chacun des deuwx serpents dressés, tout à la fois la Haute et la Basse-Egypte, et à l'arrière, du faucon aux ailes éployées en guise de protection, tenant entre ses serres l'anneau-chen, signe circulaire, sorte de boucle n'ayant ni commencement ni fin, figurant le concept d'éternité et matérialisant la force et la durée universelle. Le tout coiffé d'une couronne d'où s'élevaient à l'origine deux plumes d'autruche.
Avant de nous quitter, j'aimerais entraîner votre regard vers le subtil jeu de courbes initié par le sculpteur partant du sommet de la tête et aboutissant à l'inflexion donnée à la tige de la fleur de lotus, en passant par l'arc du sourcil gauche, sans oublier celui des épaules.
Remarquez également cet infime détail donnant à cette oeuvre admirable un cachet que seuls les grands artistes, malgré les conventions arbitraires imposées, peuvent s'offrir : la petite mèche de vrais cheveux de la reine entièrement, ou presque, recouverts de la lourde perruque ; mèche à peine visible entre l'oreille et le sourcil gauches.
J'évoquais à l'instant les codifications bien établies de l'art égyptien qui, notamment, associe dans un but aspectif bien plus que descriptif, l'oeil de face dans un visage de profil, ou les épaules également de face et le sein, - ah, ce sein ! -, lui aussi de profil : convenez avec moi que ces "invraisemblances" physiques, que cette image conceptuelle fruit d'un langage plastique particulier - , n'entachent en rien la finesse, la fraîcheur de la jeunesse et la beauté de ce visage et de ce corps.
Une beauté à couper le souffle !
... qui ne peut que nous inviter à chaleureusement applaudir la ferme décision de Jean Capart d'acquérir ce monument meurtri qui, aujourd'hui "démaquillé", permet de conserver pour tous à Bruxelles une oeuvre d'une indéniable qualité esthétique et à l'un quelconque admirateur inconditionnel d'en acquérir une copie en plâtre pour illuminer au quotidien chaque instant de son univers.
Fraîchement rentré dans la blogosphère en provenance de cieux apolliniens où tout fut calme et volupté, c'est sur une oeuvre exceptionnelle qu'il me seyait aujourd'hui, amis visiteurs, d'ouvrir le rideau de cette nouvelle année civile sur mon blog, ainsi que sur mes pages Facebook : quoi de plus roboratif, en effet, que la Beauté, avec un B immensément majuscule, - qu'elle réside dans les lignes de ce "portrait" royal provenant du XIVème siècle avant notre ère ou dans les mots du vicomte de Chateaubriand choisis en prémices -, pour chaleureusement vous remercier, toutes et tous, d'avoir eu la gentillesse de m'adresser qui un message privé, qui une réponse amène à mon intervention du 19 décembre dernier.
À l'entame de 2016, puissent les voeux que je formule ici à votre intention rencontrer vos projets les plus ténus comme les plus pharaoniques, tout en vous rendant les 362 prochains jours aussi coruscants qu'il sera possible.
Et chez les Égyptiens de l'Antiquité, seriez-vous en droit de me demander, comment la nouvelle année se manifestait-elle ?
C'est ce que je me propose de vous expliquer en rééditant dans les prochains jours des extraits d'un vieil article dans lequel, déjà, l'événement était évoqué et remis en contexte.