"L'usage de l'écriture, aujourd'hui chez nous quasi universel, pérennise des sentiments, des événements naguère voués à un oubli rapide. Mais pour presque toute l'histoire mondiale, nous sommes privés de cette mémoire directe et abondante du particulier : elle ne nous parvient que par minces bribes, ou à travers le prisme d'oeuvres littéraires. (...)
Une région et une époque, seules sans doute, font exception : l'Égypte antique, sous la domination grecque et romaine (fin du IIIème av. J.-C. - début du VIIème apr. J.-C.). (...)
Nous devons cette faveur au concours absolument imprévisible de deux circonstances : la parfaite sécheresse d'un climat qui conserve, hors des zones inondables, tout ce que l'homme ne détruit pas, et la tradition grecque qui voulait que tout le monde sût écrire et fît un usage ordinaire de ce savoir simple ; c'était, comme la fréquentation du "gymnase", un signe d'appartenance ethnique. La société pharaonique, au contraire, déléguait la maîtrise complexe de ses diverses écritures à un groupe spécialisé de scribes. (...)
Pierre CHUVIN
Préface à sa traduction de
Naphtali LEWIS
La mémoire des sables.
Paris, Armand Colin, 1988, pp. 5-6
Si les représentations picturales des harpistes égyptiens antiques semblent harmonieuses et apaisantes ; si, consubstantiellement, le rôle de ces musiciens au sein des banquets, qu'ils soient funéraires ou plus prosaïquement festifs, nous semble combler l'attente des privilégiés qui les ont conviés, la littérature, parfois, vient amèrement mais non moins élégamment nous détromper ...
Certes, bien moins connu du grand public que le chant que je vous ai proposé de lire la semaine dernière, le morceau d'anthologie dont ce matin il m'agréerait de vous offrir différents extraits, amis visiteurs, intitulé : "Le Harpiste dévoyé", constitue une oeuvre insolite, un hapax, pour le dire d'un mot savant, au sein du corpus de la littérature égyptienne antique. Unique aussi, pour le dire d'un mot courant, dans la catégorie des écrits dits "satirico-comiques" puisqu'il vilipende non pas une classe sociale particulière comme ce fut maintes fois le cas par ailleurs mais une personne bien précise, nominativement définie. Cette apostrophe ad hominem vise à stigmatiser les nombreux défauts d'un certain Horoudja, personnage franchement méprisable, tout à la fois bâfreur et ivrogne, intempérant donc, voire écornifleur, faraud aussi et, de surcroît, piètre musicien, à l'incompétence avérée.
Rédigé en écriture démotique égyptienne plus spécifiquement d'époque romaine, il ne figure qu'au verso du Papyrus Vienne KM 3877, comprenez : conservé au Musée d'Histoire de l'Art, - Kunsthistorisches Museum -, de Vienne, en Autriche ; le recto proposant un texte administratif grec, daté de l'an 10 de notre ère, donc du règne d'Auguste, le premier empereur de Rome dont, je le rappelle au passage, à cette époque l'Égypte dépendait puisqu'elle en constituait une province.
Il est composé de quatre feuilles de différents formats : son début et sa fin manquant, ne nous est conservée qu'approximativement la moitié de ce que fut l'ensemble, soit 5 colonnes de 20 lignes, la dernière exceptée. Parce que chacune de ces colonnes se trouve circonscrite dans un encadrement, les démotisants, - entendez les philologues plus particulièrement versés dans ce type d'écriture égyptienne -, s'autorisent à penser que ce texte peu commun daterait, pour sa part, du deuxième siècle de notre ère.
Passionnant, mais néanmoins extrêmement difficile à traduire, - ou : passionnant car extrêmement difficile à traduire ? -, ce document proviendrait vraisemblablement d'Akhmîm, chef-lieu du IXème nome de Haute-Égypte, dédié au dieu ithyphallique Min ; ville que les Grecs baptisèrent Panopolis, assimilant cette divinité égyptienne à Pan, un de leurs propres dieux, également parfois représenté le sexe en érection.
Permettez-moi d'à nouveau souligner que ce texte, fort endommagé et malaisé à décrypter fut rédigé en démotique et, tout de go, préciser que je n'ai jamais étudié ce type d'écriture, estimant à l'époque, - j'avais une quarantaine d'années déjà -, que l'apprentissage de l'écriture hiéroglyphique que je venais d'entamer à l'Université de Liège sous l'égide de feu le Professeur Michel Malaise me suffirait amplement pour les cours d'Histoire que je prodiguais alors à l'École Polytechnique de V., en province de Liège.
Aussi la traduction, parcellaire, que je vous propose maintenant de découvrir n'est évidemment pas de mon cru mais reprise de l'ouvrage de D. Agut-Labordère et M. Chauveau, cité dans les notes bibliographiques qui clôturent notre rencontre de ce jour.
Pour vous le rendre plus compréhensible, j'ai préféré vous le présenter en texte continu, débarrassé des crochets et parenthèses qu'ont évidemment utilisés les traducteurs pour faire état des lacunes du manuscrit original détérioré et des ajouts qu'ils y ont introduits de manière à en faciliter l'intelligence.
Des larges extraits choisis pour vous de cette pièce unique, méconnue et formidablement originale, amis visiteurs, je vous souhaite une excellente lecture.
LE HARPISTE DÉVOYÉ
... Il entame un chant de nouvel an un jour de deuil, et une complainte un jour de fête. Il chante certains chants mal à propos durant la période des foudres de Sekhmet.
Il commet tous les couacs possibles ; sa harpe est plus irritante que sa voix. Aucune douceur en lui, sa contribution est triste à entendre.
Les chants d'anniversaire, ne les a-t-il donc jamais entendus lui-même ?
C'est tristesse et vague à l'âme que d'entendre la voix de cet infâme quand il chante. C'est véritablement un interprète déplorable, et en plus il se répète.
Comment se présente-t-il dans une fête ? Comme le meilleur dans son art. Et il s'assoit, l'air absorbé, tel un vrai chanteur. Et il soulève la harpe pour chanter : dans son esprit, il est un virtuose.
Nul ne parvient à lui dire : "Abominable crétin !" car après sa prestation, c'est l'abrutissement qui s'abat sur le public.
Et il chante sans s'apercevoir que sa voix est assommante alors que sa bouche proclame sa gloire.
Quiconque le voit en train de chanter est affligé pour la journée.
Inutile de se répandre en paroles quant à son comportement : il cumule tous les travers.
Qui l'a poussé à jouer de la harpe ? Chez qui a-t-il appris à chanter ?
Son interprétation est hachée car sa tâche habituelle est le terrassement, sa spécialité est l'irrigation.
Ses doigts sont plus noueux que des racines, ils ne sont pas faits pour une harpe.
Horus s'est vraiment mis en colère contre lui, il est allé se faire trucider par le fils d'Isis.
On lui a donné le nom d'Horoudja alors que c'est "Enculé" le nom qui lui convient.
Aussi sûrement que l'on félicite quiconque excelle en son art, on lui reprochera son interprétation s'il va jusqu'à son terme.
Si au moins il était ignorant, alors il aurait pris une autre voie.
Nous aurions dit : "C'est par ignorance qu'il agit", et nul reproche ne lui aurait été adressé pour cela.
Mais il n'y a que silence pour lui dans un enseignement même simplifié. Il ne tire aucun profit des paroles qu'il y trouve.
En fait, il a appris mais ne sait rien ; il a reçu un enseignement sans le faire sien comme le muet qui comprend mais qui ne peut répondre correctement. Comme un illettré qui empoigne un livre et reste interdit devant tous les textes.
Il ne connaît aucun chant sauf un depuis sa naissance : "Je suis affamé ! Donnez-moi à boire ! Qu'y a-t-il à manger ?
Il pourra passer quatre jours éveillé à convoiter du regard quelque chose de comestible dissimulé sous un linge.
Si on lui crie "Viande" dans n'importe quel endroit répugnant, il est présent, harpe en avant.
Et, celui qui se procurera du pain et de la viande en sa présence, il ira chez lui sans avoir été invité.
Et il négociera avec les invités en disant : " Je suis incapable de chanter si je suis affamé. Je ne peux pas porter ma harpe pour déclamer si je n'ai pas eu mon content de vin. Commandes-en pour moi ! "
Et il boit du vin pour deux, mange de la viande pour trois et de la nourriture pour cinq, réunis.
Mais la harpe pèse devant lui comme un fardeau incommode. En sorte qu'on doit l'interpeller, chaque personne, trois fois chacune, en disant : " Chante !"
S'il commence à lever sa harpe après s'être saoulé, alors chacun de ses vices éclate au grand jour.
Il chante harpe à l'envers. Mais les paroles qu'il chante ne suivent pas son jeu : sa voix et sa harpe sont discordantes.
La manière détestable de son jeu dit son mépris de la musique.
La douceur des bonnes manières, on n'a même pas commencé à lui en donner l'idée.
On ne peut donc le recevoir dans un endroit convenable à cause de ses grossièretés.
S'il est rassasié, il abandonne la harpe ; s'il est plein, il part.
J'aurais évoqué les méfaits qu'il a accomplis s'ils n'étaient plus nombreux que ceux de Seth.
"Cela ne vaut même pas la peine d'en parler", comme on dit pour mieux se faire comprendre encore.
BIBLIOGRAPHIE
AGUT-LABORDÈRE Damien/CHAUVEAU Michel, Le harpiste dévoyé : une anti-sagesse, dans Héros, magiciens et sages oubliés. Une anthologie de la littérature en égyptien démotique, Paris, Les Belles Lettres, 2011, pp. 313-9.
CHAUVEAU Michel, Recension de l'ouvrage de Heinz J. THISSEN, Der verkommene Harfenspieler, dans Chronique d'Égypte, Tome LXXI, Fascicule 141, Bruxelles, F.E.R.E., 1996, pp. 62-7.
COLLOMBERT Philippe, Le "harpiste dévoyé", dans Égypte, Afrique & Orient, n° 29, Avignon, Centre vauclusien d'égyptologie/Saluces, Juin 2003, pp. 29-40.
DEVAUCHELLE Didier, Recension de l'ouvrage de Heinz J. THISSEN, Der verkommene Harfenspieler, dans RdE 47, Paris, Peeters, 1996, pp. 210-3.
THISSEN Heinz J., Der verkommene Harfenspieler. Eine altägyptische Invektive, Demotische Studien, 11, Sommerhausen, Gisela Zauzich Verlag, 1992.