Si quelqu'un pouvait les réunir dans un ouvrage d'ensemble, il consacrerait à la gloire de l'art égyptien un monument dont l'intérêt dépasserait celui d'un colosse ou d'une pyramide.
Jean CAPART
Propos sur l'Art égyptien
Bruxelles, F.E.R.E., 1931,
p. 132.
La semaine dernière, à la fin de la seconde de mes interventions liminaires, je vous avais promis un nouveau rendez-vous aujourd'hui, amis visiteurs, au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, en vue de nous pencher sur ces objets qui ont une petite voix particulière, ainsi que bellement les a définis une fidèle "fée" parisienne ; de nous pencher sur ces merveilles de raffinement esthétique que sont les cuillères ornées, non pas, vous vous en doutez, pour honorer la suggestion du grand égyptologue belge que j'ai épinglée en exergue ce matin mais plus simplement pour tenter d'en comprendre la symbolique.
Enfin !, s'exclamera une lectrice suisse, patientant grâce aux "charmes" de Paul Valéry. Eh oui, rétorquerai-je, encore charmé, pour ce qui me concerne, par les prestations de deux des douze finalistes à se présenter au CMIREB, hier soir, lundi 29 mai au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles : fort heureusement, l'essentiel de notre présent rendez-vous avait été préalablement mis au point depuis plusieurs jours !
Mais avant d'entrer dans ce vif du sujet, permettez-moi d'offrir aux mélomanes parmi vous, en cliquant sur le terme CMIREB ci-dessus, l'opportunité de venir sur le site de notre RTBF et d'éventuellement écouter les retransmissions de toutes les soirées de cette semaine.
Sans oublier un petit clin d'oeil à une amie, Genevoise pour sa part, qui préférera au violoncelle les reportages en direct de Roland Garros ...
À présent, pour les égyptophiles, revenons au Louvre et entamons, voulez-vous, notre tour d'horizon de cuillères d'offrandes par ce très élégant exemplaire (N 1725 a), alliant ébène et ivoire, mesurant 32,7 cm. de long, exposé dans la vitrine 13 de la salle 24, au premier étage de l'aile Sully. Le visage de la jeune beauté au nez retroussé et aux yeux en amandes, détails typiques des têtes attribuées à Amenhotep III, ancre sans conteste l'objet au sein même de l'époque de ce souverain de la brillante XVIIIème dynastie.
Si c'est ici une oie qui en constitue le cuilleron, vous remarquerez qu'en salle 9 du rez-de-chaussée, la vitrine 3 nous propose quant à elle un petit "bijou" semblable (E 218) constitué de buis, et tout pareillement d'ébène et d'ivoire, mesurant 29,3 cm de long et présentant cette fois un canard dont les ailes et la queue servent judicieusement de couvercle au godet creusé dans le corps même de l'animal.
Il m'agréerait d'ajouter que d'un point de vue strictement lexicologique, notre substantif féminin "ébène", certes dérivé du latin après le grec, est à ma connaissance l'un des rares, si pas le seul mot qui, en français, rende un terme égyptien, "hbn" en l'occurrence, qui définissait originellement ce type de bois.
Canards ou oies, nous voici incontestablement en présence de deux anatidés des marais nilotiques. Ce n'est évidemment ni le hasard ni la quête d'un certain esthétisme, - pourtant bien présent -, qui ont justifié le choix de ces deux motifs dans le chef des artistes d'alors : ils sont empreints d'éléments symboliques ressortissant au domaine de la pure sémantique, comme ce fut d'ailleurs très souvent le cas dans l'art égyptien.
Certains égyptologues les appellent même des "cuillers-rébus".
Il appert, après de minutieuses analyses, que leur cuilleron ne présente pas la moindre trace d'usage : nous pouvons dès lors avancer qu'elles n'ont manifestement jamais connu de destination pratique quotidienne, partant, les considérer comme des objets rituels relevant du seul mobilier funéraire et dont la signification cultuelle est patente.
Ce matin, je vous propose de seulement nous intéresser à la première d'entre elle, et à l'oie qui en constitue le cuilleron.
Dans un premier temps, je souhaite préciser qu'il vous faut le considérer en tant qu'emblème hiéroglyphique, - nous sommes donc bien là au coeur même de l'aspect sémantique dont je soulignais à l'instant la présence -, qui pouvait se lire Geb, nom du dieu de la terre que, par ailleurs, certains textes funéraires définissaient par le syntagme de "Grand Jargonneur".
Rappelez-vous que dans l'ennéade d'Héliopolis, la parèdre de Geb, se nommait Nout, déesse du ciel. Arguant du fait que cette divinité primitive fut, de tout le panthéon égyptien, la seule à être représentée sous l'apparence d'une jeune femme entièrement nue pour autant qu'elle soit allongée sur l'étendue céleste, l'on peut, après avoir compris que la tête de l'animal symbolisait Geb, identifier sans peine la personne qui forme ici le manche de la cuillère à la déesse-mère Nout évoluant dans le ciel nocturne ; ce ciel que les mythes égyptiens considéraient comme gorgé des eaux éternelles : ne rencontrons-nous pas dans cette littérature mythologique Rê, un des fils de Geb et de Nout, s'y déplaçant chaque nuit grâce à une petite embarcation ?
Nout, considérée en tant que voûte céleste, s'étend d'ouest en est et ses représentations au plafond de certaines tombes ou à l'intérieur du couvercle de divers sarcophages lui donnent une silhouette extrêmement élancée qui, selon les égyptologues français Christine Favard-Meeks et Dimitri Meeks, évoque l'infinie longueur de la barque de Rê ; cette dernière assertion me permettant d'expliquer la position très étirée que prend le corps des jeunes femmes des cuillères d'offrandes.
Des textes nous expliquent que Nout, chaque soir, avale le soleil à son couchant qui, la nuit durant, traverse son corps de manière à renaître à l'aube nouvelle : existe-t-il plus beau symbole de renaissance, de régénération d'un défunt que celui-là ?
Ce couple, dans la conception cosmogonique héliopolitaine, eut aussi pour fils Osiris, dieu des morts. Pas étonnant, dès lors, que ces petits ustensiles fassent partie du mobilier funéraire destiné à notamment préserver la vie post mortem des propriétaires de tombeaux en faisant offrande aux dieux que chaque défunt, - devenu un nouvel Osiris parce que reconnu justifié par le Tribunal divin lors de la psychostasie -, sera susceptible de retrouver dans l'autre monde ; destiné aussi, - c'est le cas de celles qui présentent des symboles à connotation érotique que sont canards, fleurs de lotus, tiges de papyrus, etc., comme j'eus déjà l'opportunité de vous l'expliquer, souvenez-vous amis visiteurs, lors de nos rendez-cous consacrés au décodage des scènes de chasse et de pêche dans les marais, à permettre une régénérescence qui assurera au trépassé un devenir dans l'Au-delà semblable, si pas meilleur, à la vie qu'il a connue ici-bas et, surtout, qui lui permettra de recouvrer sa vigueur sexuelle à son acmé.
C'est avec cette idée de renaissance qu'il faut aussi considérer les perruques, - ici en ébène -, dont ces beautés se parent : leur symbolique liée à la sexualité n'est plus à démontrer. Remarquez sur nos deux exemplaires ci-dessus combien l'artiste a su donner un aspect élégant alors que ces perruques devraient en principe être saturées d'eau !
Tout aussi métaphoriquement, la coiffure est associée à Hathor, déesse du plaisir d'amour, dont la chevelure - ou la perruque ? - était unanimement célébrée dans les textes comme particulièrement abondante, certes, mais douce et parfumée aussi ; en un mot, irrésistiblement séductrice.
Signifiants érotiques également, je le souligne au passage, que le tour de cou et la ceinture de hanches que l'on peut considérer comme les seuls "vêtements" de ces jeunes "naïades".
Hathor, ne l'oubliez pas, est également riche d'une autre connotation érotique bien spécifique : détentrice en effet dans les croyances génésiaques égyptiennes d'une "mission" particulière auprès du démiurge, elle doit provoquer chez lui une excitation sexuelle telle qu'il soit virilement à même de créer le monde. N'est-elle pas appelée "Main du dieu", quand elle est assimilée à Nebet-Hetepet, déesse dont le nom, je le souligne incidemment, signifie Maîtresse du pubis ?
Hathor, main du dieu : admettez, amis visiteurs, que l'on ne peut être plus explicite quand il s'agit d'évoquer un démiurge qui créa le monde de sa propre semence, par masturbation !
Et tant que j'évoque Hathor, permettez-moi d'également rappeler qu'elle était divinité suprême de la danse, partant, de la musique, notamment du jeu de harpe. Les archéologues ont ainsi exhumé des cuillères ornées de symboles hathoriques évidents, reconnus comme érotiques, tels les manches figurant de jeunes femmes nues jouant qui du luth qui du sistre, susceptibles de divertir, dans tous les sens du terme, le défunt dans sa tombe de manière que son éternité soit la plus agréable possible.
Et des scènes évoquant semblables loisirs peintes sur les parois de mastabas de l'Ancien Empire à Saqqarah et d'hypogées du Nouvel Empire dans la montagne thébaine n'ont évidemment pas d'autre raison d'être que celle d'assurer une seconde vie heureuse au propriétaire des lieux.
Parce que, dans la mythologie égyptienne, la personnalité de Nout et de Hathor était intimement mêlée à l'apparition, - entendez : la (re)naissance -, quotidienne du soleil et des étoiles, y faire d'une manière ou d'une autre référence dans la tombe, se révélait primordial pour tout défunt puisqu'elle lui garantissait sa propre régénération sans cesse réitérée.
La présence de ces différents symboles hathoriques ornant semblables cuillères se comprend aisément dans la mesure où, d'évidence, pour qu'il y ait naissance (ou renaissance), il faut accouplement préalable : tous ces marqueurs teintés, peu ou prou, de sensualité n'ont donc d'autre finalité que d'être des métaphores à connotations ouvertement érotiques destinées à susciter et à faciliter le désir sexuel.
La semaine prochaine, mardi 6 juin, pour notre ultime rendez-vous dédié à ces superbes cuillères dites "à la nageuse", que diriez-vous de nous retrouver en salle 9, au rez-de-chaussée cette fois du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, aux fins de poursuivre notre propos et d'évoquer plus spécifiquement la présence d'un canard en guise de récipient au bout de celle exposée dans la troisième des vitrines enchâssées dans la cloison murale, à droite en entrant ?
Attendez-moi si vous m'y précédez de quelques minutes : traverser rue de Rivoli ou les quais de Seine devient un réel parcours du combattant ...
BIBLIOGRAPHIE
ANDREU Guillemette / RUTSCHOWSCAYA Marie-Hélène / ZIEGLER Christiane, L’Égypte ancienne au Louvre, Paris, France Loisirs, 1997, p. 123.
DERCHAIN Philippe, Hathor Quadrifrons - Recherches sur la syntaxe d'un mythe égyptien, Istanbul, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut in het Nabije Oosten, 1972, p. 34.
KOZLOFF Arielle P., Instruments rituels, dans Aménophis III : le Pharaon-Soleil, Paris, Catalogue de l'Exposition au Grand Palais, RMN, pp. 290-300.
MEEKS Dimitri / FAVARD-MEEKS Christine, Les dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995, p. 150.
WARMENBOL Eugène / DOYEN Florence, Le chat et la maîtresse : les visages multiples d'Hathor, dans DELVAUX L./WARMENBOL E. Eds., Les divins chats d'Egypte : un air subtil, un dangereux parfum, Louvain, Peeters, 1991, p. 59.
***
Page que je me suis permis de photographier pour vous, amis visiteurs, extraite d'une bande dessinée découverte récemment ; à laquelle vous m'autoriserez de n'ajouter aucun commentaire personnel ...
commenter cet article …