"La beauté n'est pas au-delà ou au-dessus des choses vulgaires, elle est en leur sein même, et il suffit d'un regard pour l'en extraire et la révéler à tous."
Tzvetan TODOROV
Éloge du quotidien.
Essai sur la peinture hollandaise du XVIIème siècle
Points Essais n° 349
Paris, Seuil, 2010
p. 143
À votre intention, amis visiteurs, j'ai plusieurs semaines durant consacré un dossier à ces cuillères dites "à la nageuse", - longtemps considérées par le monde savant comme des objets de toilette quotidienne pour les élégantes Égyptiennes de l'Antiquité -, aux fins de vous persuader qu'elles étaient porteuses d'une tout autre symbolique.
Dans le même esprit, il me siérait aujourd'hui d'en entamer un nouveau pour envisager un type fort différent de cuillères que possède également, parmi d'autres, le département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre qui, ainsi que vous l'aurez remarqué grâce au titre de notre présente rencontre, sont qualifiées de "thériomorphes", acception définissant en fait, dans le vocabulaire de l'Art, tout ornement présentant la morphologie, l'aspect, la forme d'un animal.
Il est vrai que j'aurais tout aussi bien pu employer "zoomorphe", assurément plus connu ...
Les deux exemplaires que je vous propose d'immédiatement découvrir sont arrimés sur le mur du fond de la vitrine 2 de la salle 5.
Quels qu'aient été leur usage ici-bas dans le domaine cultuel pour les prêtres des temples procédant journellement à la toilette de la statue d'un dieu et, dans l'Au-delà, pour, comme les "nageuses" d'ailleurs, accompagner un défunt dans sa sépulture afin que soit pleinement assurée sa régénérescence éternelle, il n'en demeure pas moins, - j'espère vous en convaincre -, que ces petits objets considérés par d'aucuns comme ressortissant à un domaine qu'il est convenu d'appeler "arts mineurs", sont empreints d'un raffinement et d'une élégance irréfragables.
Ainsi en est-il de la première cuillère, (N 1665), que, grâce aux exceptionnelles photographies de Christian Décamps, disponibles sur le site internet du Musée du Louvre, je vous offre de contempler recto
puis verso.
Provenant de la collection des quelque 4000 pièces, - où lui avait été attribué le n° 804 -, rassemblées par Henry Salt, Consul général britannique au Caire, et achetée par la France sur les instances de Jean-François Champollion alors tout fraîchement nommé par Charles X en tant que Conservateur de la section des monuments égyptiens de son musée royal, cette délicate petite pièce date, sinon de l'époque ptolémaïque, à tout le moins de celle que je préfère nommer "tardive" plutôt que "basse", qui la précède, très probablement de la XXVI ème dynastie, dite saïte, en référence au nom de la ville de Saïs, dans le Delta occidental, au départ de laquelle régnèrent ses souverains.
En même temps que des monuments plus imposants comme les blogs soustraits, à Karnak, au Mur des Annales de Thoutmosis III, que nous avons vus en salle 12, et bien d'autres grandioses merveilles qu'il serait évidemment hors de propos d'évoquer maintenant, cette modeste et "anodine" petite cuillère intégra le département égyptien en 1826.
D'une longueur d'à peine 11,5 cm et d'une largeur de 4,5 cm, réalisée en faïence siliceuse, elle figure un ibex couché, les pattes entravées sous le ventre.
Notez en outre le détail de la tête complètement renversée vers l'arrière, attitude qui caractérise bien plus volontiers les canards endormis : ce pourrait constituer ce que l'égyptologue suisse Philippe Germond appelle un "marqueur imagé de la renaissance" d'un défunt. En effet, l'onguent prophylactique que la coupelle creusée dans le corps de ce bouquetin aurait alors contenu permettait d'envisager une vie post mortem des plus précieuses pour le trépassé qui avait souhaité que cette pièce l'accompagnât dans sa "Maison d'éternité".
La seconde, (E 3678), date pour sa part de la prestigieuse XVIII ème dynastie.
Mesurant 12,9 cm de long et 5,5 cm de large, elle figure un oryx couché, probablement lui aussi entravé : en fait, prenons conscience que ses pattes ont disparu dans la cassure et seul le haut de sa cuisse est resté intact. Il présente des cornes très légèrement courbées dans le prolongement du museau, touchant le dos de leur extrémité, poursuivant de la sorte et terminant, avec la queue, l'élégantissime courbe souhaitée par l'artiste.
Cette pièce fut réalisée en grauwacke, pierre fort prisée appelée "bekhen" par les Égyptiens de l'Antiquité, entre autres pour sa couleur relativement foncée et ses reflets dus à la présence de cristaux fins et brillants.
Ce fut essentiellement dans le désert oriental, entre la Vallée du Nil et la mer Rouge, au Wadi Hammamat très exactement, qu'ils allèrent la quérir : dès les époques pré-dynastiques, ils la travaillèrent en vue de confectionner de petits objets, récipients et palettes essentiellement, que l'on retrouve aujourd'hui en abondance dans différents musées du monde entier.
Cet exemplaire entra dans les collections du Louvre en 1898 grâce à une donation intervenue suite au décès du collectionneur et comte polonais Michel Tyszkiewicz (1828-1897).
Ces prémices définies, il me siérait la semaine prochaine, avant, comme chaque année, de vous octroyer repos deux mois durant, - estivales vacances scolaires belges obligent ! -, de vous entretenir sur les raisons de cette entrave qui caractérisa ces figurations animales...
BIBLIOGRAPHIE
GERMOND Philippe, En marge du décor des tombes thébaines du Nouvel Empire. Quelques exemples du jeu symbolique des marqueurs imagés de la renaissance, dans Hommages à Jean-Claude Goyon, BdE 143, Le Caire, IFAO., p. 223.
KLEMM Rosemarie et Dietrich, Roches et exploitation de la pierre dans l'Egypte ancienne, dans Catalogue exposition "Pierre éternelle, du Nil au Rhin - Carrières et fabrication", Bruxelles, Crédit Communal, 1990, p. 26.
VANDIER d'ABBADIE Jeanne, Catalogue des objets de toilette égyptiens, Paris, Editions des Musées Nationaux, 1972, p. 30.
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