On ne le dit pas assez, et c'est bien dommage : les Égyptiens ont toujours apprécié le vin, comme ils ont toujours apprécié l'humour. Deux prédilections, au demeurant, pas toujours sans rapport, et qui rendent franchement sympathique la civilisation pharaonique, alors qu'elle ne pourrait être que grandiose.
Pascal VERNUS
Dictionnaire amoureux de l'Égypte pharaonique
Paris, Plon, 2009,
p. 961
L'étude approfondie de la double grande vitrine 6 peut-être déjà dissipée pour d'aucuns dans la brume des souvenirs ; le bloc-vitré 9 simplement donné à voir la semaine dernière, nous pouvons maintenant profiter, amis visiteurs, de ce pénultième rendez-vous précédant les vacances d'été d'ÉgyptoMusée, aux fins d'aborder les prémices de l'ultime thématique développée elle aussi dans cette salle 5 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre : deux vitrines, d'importance très inégale quant à l'espace et au contenu, sont en effet dédiées à la vigne en Égypte ancienne.
Ce sont, sur votre droite, la septième avec sa petite dizaine de pièces ;
puis, au fond, la huitième et ses amphores, espace offrant la particularité d'être à la fois visible de l'endroit où nous nous trouvons actuellement, mais aussi de la salle 8
dans laquelle nous déambulerons probablement un jour futur, salle dévolue au thème de la maison égyptienne antique, ainsi qu'à son mobilier.
Mais avant de nous pencher sur ces deux meubles vitrés à la rentrée de septembre, et sans toutefois prétendre rédiger un traité d'ampélologie qui se voudrait exhaustif, j'aimerais aujourd'hui avancer quelques notions introductives dont certaines avaient en partie déjà été évoquées lors d'une précédente rencontre datant de mars 2009.
La vigne constitue une des plus anciennes cultures du pourtour méditerranéen en général, et de l’Égypte en particulier où, là, naquit un mythe indiquant que si les hommes ont pu continuer à exister, c’est parce que Rê fit un jour déguster plus que de raison à sa fille Hathor cette vigoureuse liqueur couleur de sang qui l’endormit, soustrayant ainsi l’humanité à sa vindicte destructrice ...
Il est avéré qu’au IVème millénaire avant notre ère, entre Tigre et Euphrate, les Mésopotamiens furent un des premiers peuples à domestiquer et à cultiver la vigne, probablement après les habitants du Caucase qui, au VII ème millénaire eux, s’y seraient déjà intéressés.
Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien d’Égypte que proviennent les plus anciens témoignages d’une viticulture organisée, réfléchie et ce, dès l'époque thinite : espaliers et surtout treilles pour les plants ; bâtons fourchus en leur extrémité supérieure pour soutenir de longues tiges de bois horizontales portant les branches grimpant depuis les ceps.
Dès cette époque aussi apparaissent des stèles rectangulaires figurant un personnage assis devant sa table d'offrandes : ainsi, après notre rendez-vous de ce matin, si cela vous intéresse, aurez-vous tout loisir de monter au premier étage pour découvrir, dans la vitrine 5 de la salle 21 du parcours chronologique, dévolue précisément aux premières dynasties, un de ces petits monuments de calcaire (E 27157), double pour sa part puisque aux noms de deux défuntes, Nytouâ et Nytneb, dont le vin, - (trois hiéroglyphes, sous mes flèches qui, de droite à gauche, se lisent irep) -, constitue la première offrande gravée pour ces dames, juste avant les onguents.
Bien des mastabas memphites du début de l’Ancien Empire, ceux de Menna, de Mérérouka et de Ti, par exemple ; mais aussi, plus tard, au Nouvel Empire, dans la montagne thébaine, les hypogées de Nakht et d'Ouserhat, notamment, proposent de superbes scènes polychromes relatant de typiques activités, tels que les vendanges, le foulage du raisin que quelques hommes piétinaient au son de claquoirs, la torsion de sacs de toile dans lesquels avaient été rassemblés peaux, pépins et rafles en vue d'en exprimer le jus bénéfique, la fermentation et la décantation du vin dans des récipients d'argile non couverts ; enfin sa mise en amphores de terre cuite pour son transport, voire son stockage.
( Je vous convie à visiter l'une ou l'autre de ces tombes lors de votre prochain séjour en terre égyptienne ... ou, à défaut, sur l'excellent site de Thierry Benderitter :
http://www.osirisnet.net/centrale.htm ).
Nombreuses furent les jarres vinaires thinites, généralement rendues moins poreuses par un enduit de résine appliqué à même la paroi intérieure, - comme certaines de celles de la vitrine 8, j'y reviendrai à l'automne prochain -, mises au jour par les archéologues : elles étaient déjà estampillées soit en portant sur l’épaule des suscriptions rédigées à l'encre noire en écriture hiératique et indiquant, suivant les cas, le nom du vignoble, celui des parcelles d’où provenaient les raisins, le millésime, les noms du propriétaire et du maître de chai ; soit, explique le grand égyptologue français Jacques Vandier, en présentant l'empreinte d'un cylindre en bois ou en ivoire que l'on avait roulé sur l'argile encore fraîche du gros bouchon destiné à hermétiquement les fermer, et qui ainsi "imprimait" l'une ou l'autre des indications que je viens d'énoncer.
Dépouillées, traduites, étudiées, toutes ces précisions nous permettent dorénavant de déterminer la localisation de certaines zones plus propices que d’autres à la viticulture : ainsi, les oasis occidentales de Kharga, de Dakhla, de Baharia et de Farafra, notamment ; mais aussi dans le Fayoum et, plus au nord, dans le Delta du Nil.
Notez que, en quelque sorte privilégiées, ces deux dernières régions sont considérées comme le véritable berceau des vins égyptiens antiques de qualité.
Je me dois toutefois de souligner que cette production, à tout le moins à l'Ancien Empire, resta l'apanage exclusif du souverain, de sa famille et des hauts dignitaires de cour, en vue d'une consommation personnelle, bien sûr, mais aussi, - et le détail, en Égypte, est évidemment d'importance -, pour les besoins de rituels funéraires, ainsi que cultuels en faveur des dieux à honorer.
L’évolution sociale du pays, la démocratisation de nombreuses traditions au départ essentiellement régaliennes, mais également la croissance économique qui suivit les grandes conquêtes firent qu’au Nouvel Empire, et plus particulièrement à l'époque des Ramsès, la production de vin connut un essor tel que, non seulement tous ceux qui le souhaitaient, tous ceux en fait qui le préféraient à la bière, boisson "nationale" consommée par la majorité des hommes, toutes classes sociales confondues, purent s’en offrir.
Mieux : que l'excédent fut envoyé dans différents autres pays du monde méditerranéen, ce qui manifeste incontestablement des échanges commerciaux d'une envergure certaine.
Certes, comme je l’ai déjà indiqué, la terre d’Egypte appartenait en principe tout entière au souverain ; certes les temples eux aussi, suite à de nombreuses donations, géraient de vastes étendues viticoles, mais les sources documentaires font également état de l'existence de vergers à vin privés, propriété de particuliers aisés, contentant en suffisance leurs besoins familiaux.
Indépendamment de ces raisons pratiques et matérielles, il ne vous faut pas perdre de vue, amis visiteurs, qu'au sein des croyances osiriennes, dans lesquelles le vin est symbole du sang versé par le dieu, - comme il le sera bien plus tard, d'ailleurs, dans l'histoire christique -, la simple représentation de pampres au plus profond d'un tombeau constitue un gage certain de renaissance pour son propriétaire défunt.
C'est dans ce sens qu'il vous faut comprendre une "décoration" viticole en damiers, avec grappes de raisins et feuilles de vigne dans quelques hypogées de la XVIIIème dynastie : ceux d'Amenemhat (TT 340) et de Panehesy (TT 16), à Deir el-Médineh, de Khonsou (TT 31), à Cheik Abd el-Gournah ; sans oublier évidemment le plus connu d'entre tous, celui de Sennefer (TT 96), également dans la Montagne thébaine.
Dans la foulée, je m'en voudrais ne pas mentionner un cas particulier, non encore exploré en profondeur à cause de la configuration extrêmement dangereuse des lieux, celui mis au jour lors de la campagne de fouilles de 1996-97 par l'équipe de l'égyptologue français Alain Zivie, dans la colline du Bubasteion, à Saqqarah. Cette tombe, ayant appartenu au scribe du cadastre Ptahmès, de la XVIIIème dynastie, (époque d'Amenhotep III), laisse elle aussi entrapercevoir une décoration viticole en damiers de premier choix ...
J'ai tout à l'heure employé le terme millésime qui, pour nous, connote une idée extrêmement précise. J’aurais plutôt dû indiquer : année de fabrication, car sachant que bien d’autres produits, comme l'huile, la bière, la graisse animale ou le miel, portaient mention d’une date d’origine, il serait tout à fait illusoire et particulièrement anachronique de croire que les Égyptiens conservaient des amphores dans le seul principe d'une bonification au fil des ans.
Grâce aux relations laissées de leurs voyages par des écrivains antiques comme le naturaliste romain Pline l’Ancien ou le géographe grec Strabon, on sait qu’existaient des cépages dénommés "Kaenkeme", d’un moelleux supérieur à celui du miel ; "Taniotique", blanc doux lui aussi onctueux ; "Shédeh", liquoreux très alcoolisé ; "Sébennythique", vin élaboré à partir de raisin et de résine de pin.
Sans oublier le "Maréotique", blanc également doux originaire du lac Mariout, à l’ouest du Delta : la légende avance qu'il fut le préféré de Cléopâtre VII ...
Indépendamment de tous ces vins blancs très prisés à la Cour, nous connaissons l’existence d’un rouge, apparemment assez puissant, vinifié à base de muscat noir.
Pour le menu peuple, existait aussi un vin de dattes ou de palme et en circulaient d'autres, de qualité moindre, tel le "Paour", "piquette" que certains égyptologues considèrent d’ailleurs plus comme un vinaigre qu'utilisait la pharmacopée pour soigner diverses plaies que comme un vrai vin de consommation courante.
Enfin, je terminerai ces propos introductifs en ajoutant que dans certaines formules d’offrandes se rencontre une nette distinction entre le vin "tout venant" palestinien et l’égyptien : 50 grappes de raisin ordinaire et mille grappes de raisin de l’Oasis.
Ce qui donne à penser, amis visiteurs, que non contents d’en produire eux-mêmes pour leur besoins personnels ou pour la vente à l'étranger, les Égyptiens en importaient également.
Grands consommateurs de vin les Égyptiens, laissait entendre Pascal Vernus dans l'exergue de ce matin ...
BIBLIOGRAPHIE
AUFRERE Sydney
Études de lexicologie et d'histoire naturelle, XVIII-XXVI, dans BIFAO 87, Le Caire, I.F.A.O., 1987, § XXIII (6) - "JP-WR ; P3-WR > Dém. PWR : "Vinaigre", pp. 36-9.
BAUM Nathalie
Arbres et arbustes de l'Égypte ancienne, Louvain, 1988, OLA 31, pp. 259 sqq.
BARDINET Thierry
Les papyrus médicaux de l'Égypte pharaonique, Paris, Fayard, p. 396.
BRESCIANI Edda
1996, Nourritures et boissons de l'Egypte ancienne, dans FLANDRIN J.-L/MONTANARI M (s/d), Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996, pp. 61-72.
Le paysan, dans DONADONI Sergio, L'Homme égyptien, Paris, Seuil, 1992, p. 29.
CHERPION Nadine
Le "cône d'onguent", gage de survie, BIFAO 94, Le Caire, IFAO, 1994 : 79-107.
FAIVRE Colette
Le vin en Égypte antique, sur Blog "Passion égyptienne".
HEGAZY El-Sayed/MARTINEZ Philippe/ZIMMER Thierry
Une vigne divine sous le règne d'Aménophis II, Paris, Cahiers de Karnak IX, 1993, pp. 205-12.
HUGONOT Jean-Claude
Le jardin dans l'Egypte ancienne, Frankfurt am Main/Paris, Publications universitaires européennes, Série XXXVIII, Archéologie, vol. 27, 1989, p. 21.
POSENER Georges/SAUNERON Serge/YOYOTTE Jean
Dictionnaire de la civilisation égyptienne, Paris, Hazan, 1959, pp. 140-1 ; 299-301.
REEVES Nicholas
À la découverte de Toutânkhamon, Paris, Editions Inter-Livres, 1995, pp. 202-3.
TALLET Pierre
Le shedeh : étude d'un procédé de vinification en Egypte ancienne, BIFAO 95, Le Caire, IFAO., 1995, pp. 459-92.
La cuisine des pharaons, Arles, Actes Sud, 2003, p. 105.
VANDIER Jacques
Manuel d'archéologie égyptienne, Tome I. Les époques de formation, vol. 2. Les trois premières dynasties, Paris, Éditions Picard, 1988, p. 861-2.
ZIVIE Alain
Une "tombe des vignes" memphite, dans Thèbes aux 101 portes, Mélanges à la mémoire de Roland Tefnin, édités par Eugène Warmenbol & Valérie Angenot, Turhnout, Brepols, Association égyptologique Reine Élisabeth, 2010, pp. 185-9.