Refermons, voulez-vous, amis visiteurs, notre dossier ouvert sur les pages dédiées aux bovins à propos de quelques monuments les concernant exposés jusqu'au 9 mars prochain au Musée du Louvre-Lens, en évoquant, ce matin, leur sacrifice rituel.
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Tiens ses deux cornes ! ...
Retourne la tête de ce bœuf, dépêche-toi ! …
Fais que nous puissions égorger …
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Injonctions écrites dans certains mastabas de la VIème dynastie
Citées par Pierre MONTET
Les scènes de la vie privée dans les tombeaux égyptiens de l'Ancien Empire
Paris, Librairie Istra, 1925
p. 163
Véritable topos iconographique qu'inévitablement ceux parmi vous qui se sont déjà rendus en terre pharaonique auront remarqué au détour d'une visite de la nécropole de Guizeh, le thème du sacrifice d'un boeuf faisait partie de ce que la littérature égyptologique nomme "scène de boucherie".
En vous référant - comme je le fais ci-dessus, (grand merci Thierry !) -, au programme iconologique et épigraphique du mastaba de Ty remarquablement étudié sur le site OsirisNet, vous pourrez, sans trop conjecturer, comprendre les différentes étapes de l'opération d'abattage du boeuf que pratiquaient ces hommes dans leur atelier.
Cette scène fut dessinée jadis par l'égyptologue français François Daumas d'après l'original figuré au premier registre de la paroi est du second couloir - (que son étroitesse et le manque de lumière empêchent de photographier -).
Ce dessin vous permettra non seulement de visualiser l'évolution des actions mais aussi, - pour ceux parmi vous éventuellement familiers de l'écriture hiéroglyphique -, grâce aux séquences des différentes colonnes, de déterminer l'activité précise de chacun des participants, ainsi que de prendre conscience des dialogues ou injonctions qui parfois s'échangent.
(Pour la forme, permettez-moi de rappeler qu'au-dessus de chaque personnage, les hiéroglyphes le concernant se lisent de droite à gauche si son visage est tourné vers la droite et de gauche à droite s'il est tourné vers la gauche. Et d'ajouter ce moyen simple pour mémoriser cette "règle" : commencez à lire en vous dirigeant vers la tête des hommes ou des animaux.)
Dans un premier temps donc, il s'agissait d'enserrer ensemble les pattes postérieures au moyen d'un solide lien et de passer un noeud coulant autour de l'antérieure gauche de manière à la soulever quand, de toutes ses forces, un aide s'agrippait à la corde. Déséquilibré sur trois pattes dont deux totalement paralysées, subissant en outre des torsions manuelles au niveau de la queue et des cornes, le boeuf s'affaissait alors et était maintenu entravé, tête renversée sur le sol et gorge à la merci du couteau qui n'avait plus qu'à y pénétrer.
Pendant ces préliminaires, un homme - le premier à l'extrême gauche du croquis ci-dessus - affûte son instrument de découpe avec la pierre attachée à sa ceinture. C'est ce qu'indiquent les hiéroglyphes le surmontant (n° 8) : Aiguiser le couteau par le boucher.
Ce type d'instrument - ce qu'il est convenu de nommer un couteau à soie, comprenez : lame de silex incurvée, nommée dès dans la langue vernaculaire, dont la partie effilée se prolonge dans le manche - fut abondamment représenté sur les parois murales de nombreuses chapelles funéraires et tout aussi abondamment exhumé lors de fouilles archéologiques.
Parce que très présent dans le sous-sol, parce que de grande qualité, le silex fut largement utilisé à l'Ancien Empire dans le quotidien de divers corps de métiers, dont les bouchers, mais également dans des gestes ritualisés d'officiants-sacrificateurs, de souverains ou de divinités s'attaquant aux forces négatives susceptibles d'entraver la bonne marche du pays.
Revenons, voulez-vous, au croquis de F Daumas.
Dans un second temps, assuré que ses aides avaient tout mis en oeuvre pour que l'animal soit dans l'impossibilité de réagir d'une quelconque manière, le boucher enfonçait donc son couteau dans la gorge offerte d'où giclait le sang qu'un acolyte recueillait et emportait dans un récipient, non représenté dans cette tombe de Ty.
En n° 9, le texte nous explique : Dépeçage d'un jeune boeuf par les bouchers du domaine.
Ensuite, insérant la lame entre les os, il sectionnait la patte restée libre d'entraves -l'antérieure droite, en l'occurrence -, maintenue à la verticale par un de ses compagnons.(Dépecer un jeune boeuf par le boucher, nous indique le n° 12.)
Par probité intellectuelle, je me dois - malheureusement - d'introduire ici une notion qui en attristera plus d'un parmi vous : selon certains égyptologues qui ont analysé cette scène, l'ordre dans lequel je viens de vous présenter le début des opérations serait tout autre.
... il est probable que le khepech qu'on doit offrir au mort était parfois coupé sur l'animal vivant. Sans doute la viande était-elle considérée comme meilleure ..., écrit notamment l'égyptologue français Jacques Vandier dans son étude sur le sujet.
"Cabochiens" avant la lettre, nos sacrificateurs égyptiens auraient donc coupé la patte antérieure droite avant d'occire la victime !
A l'appui de cette terrible suspicion, le fait que le boeuf soit entravé. Car quel besoin d'ainsi le ligoter, argumente-t-il, si on lui avait préalablement tranché la gorge ?
Sans toutefois qu'il soit ici question d'une symbolique liturgique, mythologique ou astrale telle que nous l'avons rencontrée à propos du sacrifice de l'oryx mis en rapport avec l'acte séthien d'attenter à l'intégrité de l'oeil d'Horus, l'ablation de la patte antérieure droite, premier acte du repas d'un défunt, parce qu'indubitablement codifiée, ressortissait à l'évidence au domaine du rite : aussi, dans certaines tombes voit-on des prêtres-lecteurs réciter les formules rituelles sur la bête sacrifiée. Et dans d'autres, il semblerait que soit vérifiée la pureté de l'animal.
Venait aussi l'instant de retirer le coeur de la poitrine : Arracher le coeur par le boucher, lit-on au n° 10 et de le déposer dans un récipient. Et les mêmes exégètes d'affirmer qu'ici encore, ce geste pouvait être exécuté du vivant de la bête à immoler.
Le sacrifice du bovidé, aussi ritualisé soit-il, participe pleinement de la volonté de matériellement permettre au propriétaire de la tombe de bénéficier de la pérennité de sa subsistance dans l'Au-delà. Raison pour laquelle deux serviteurs du ka quittent l'abattoir emportant chacun la patte antérieure prélevée sur les animaux mis à mort. Les textes définissent alors l'action générale elle-même (n° 17) : Apporter ..., et la spécificité de l'offrande :
- n° 14 : ... la découpe - entendez les morceaux de choix - à l'ami unique, Ty ;
- n° 15 : ... la nourriture du matin, par le prêtre funéraire du mois ;
- n° 16 : ... la nourriture du soir, par le prêtre funéraire du mois.
Il est aussi important de savoir que quand procession de ces serviteurs il y avait, ceux présentant le khepech marchaient en tête : généralement, ils étaient membres de la famille du défunt.
Cette patte précise constituait indubitablement l'offrande la plus estimée, la plus souhaitée par les Égyptiens pour leur repas funéraire : ainsi, dans la liste des vivres que décline le "menu" souvent peint ou gravé dans les mastabas, - la "pancarte", comme la nomment aussi certains linguistes -, ce morceau de choix, est mentionné avant tout autre.
Les premières opérations rituellement menées à bien, essentielles et éminemment symboliques quant à leur ordre d'exécution, vous l'aurez compris, il revenait aux bouchers le soin de poursuivre la découpe du boeuf telle qu'ils l'entendaient, plus aucun geste prioritaire ne leur étant alors imposé : fendre la peau, séparer les chairs, extraire boyaux et viscères, lever les filets, trancher les pattes postérieures à hauteur de la jointure du tibia et du fémur, débiter cuisses, jarrets, côtes et côtelettes, enlever tête, foie, reins ...
Retenait ainsi leur attention tout ce qui était consommable, partant, susceptible de figurer sur la table des victuailles offertes au défunt où attendaient déjà pains, fruits, légumes, volailles, jarres de bière ou de vin ; en un mot comme en mille, tout ce qui lui assurerait la pérennité de sa subsistance post mortem.
Quant à certaines parties de l'animal qui ne lui étaient point proposées, elles revenaient directement aux sacrificateurs ritualistes et à leurs aides : c'était, par exemple, le cas de la peau-meseka que se partageaient officiants mais aussi divers artisans ...
(Jean : 1999, 34-6 ; Midant-Reynes : 1980, 40-3 ; Montet : 1910, 41-65 ; ID. 1925, 161 sqq. ; Vandier : 1969, 128-85)