(© Louvre E 26092 - C. Décamps)
Je l'avais évoqué à l'extrême fin de notre dernier rendez-vous, amis visiteurs, à propos d'une petite grenouille bleue à peine remarquée par les visiteurs du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre. Je ne sais d'ailleurs si elle le fut plus par ceux qui eurent l'heur de voir ce bas-relief peint (E 26092) à l'exposition "Des animaux et des pharaons" qui fermera définitivement ses portes ce tout prochain 9 mars au Musée du Louvre-Lens.
Quoi qu'il en soit, ainsi que je l'avais déjà présenté dans les premiers mois de mon blog, en juillet 2008, je voudrais ce matin vous proposer de le (re)découvrir de manière que vous puissiez en admirer toute la finesse et en comprendre certaines de ses arcanes.
Il s'agit, vous l'aurez constaté, d'un bas-relief anépigraphe en calcaire sculpté et peint, d’une longueur maximale de 157 cm, d’une hauteur de 55 cm et d’une épaisseur moyenne de 3, 5 cm, dont nous n’avons malheureusement ici que la partie inférieure d’une scène de pêche au harpon, elle-même découpée en quatre fragments, partiellement brisés et recollés sur du plâtre,
Pour la petite histoire, il constitue une de ces "offrandes" au Musée dont est coutumière la Société des Amis du Louvre ; celle-ci eut lieu en 1969.
Selon son vendeur, ce relief proviendrait de Saqqarah, mais sans aucune autre précision; de sorte que nous ignorons tout du tombeau d'où il est originaire. Toutefois, et parce qu’il présente un soubassement uni, réalisé avec de l'ocre rouge surmonté d'une bande noire, et une frise verticale de rectangles de teintes différentes, conservée, en partie à tout le moins, du côté droit, on peut sans hésitation aucune déduire qu’il se trouvait dans la section inférieure droite d'un décor sur une paroi du monument d'où il fut arraché.
Bien maigres renseignements, je vous l'accorde ... Actuellement, car il se peut qu'un jour futur apparaissent, sur le marché de l'art, d'autres fragments qui pourraient virtuellement être assemblés à ceux-ci et qui eux seraient assortis d'une "fiche technique" plus détaillée quant à leur origine.
En archéologie, semblable opportunité est toujours envisageable ...
D’après certains critères, notamment cette convention stylistique propre à l'Ancien Empire qui veut que l'artiste représente devant le pêcheur debout son esquif une vague qui émergerait verticalement de la surface normalement plane de l'eau, vague gonflée de différents poissons lui évitant ainsi de se pencher dangereusement, ce superbe monument daterait de la fin de la Vème, voire du tout début de la VIème dynastie.
Parce que de nombreuses représentations de pêche dans les marais ont été retrouvées sur les parois des tombes de toutes les époques, nous pouvons parfaitement imaginer le décor dans son intégralité. Autorisez-moi à prendre l'exemple célèbre de l'hypogée de Nakht qui vous permettra, et bien plus aisément qu'une longue explication, de visualiser mes propos, et notamment la "vague" évoquée à l'instant.
Le défunt, tourné vers la droite, les bras écartés, manie des deux mains un harpon aux crochets duquel des poissons sont suspendus : ceux-ci lui permettront évidemment de se nourrir dans l'au-delà.
L'artiste l'a représenté debout sur sa barque en bois à la proue papyriforme, et a associé à la scène sa famille proche : son épouse et, debout devant lui, son fils, tous deux figurés à échelle réduite, - toujours selon certaines conventions de l'art égyptien ; ce fils qui, je le souligne au passage, dispose lui aussi d'un harpon.
Sur le fragment supérieur droit du relief du Louvre, vous distinguerez seulement un pied du pêcheur défunt, en ocre rouge, le bas du harpon, avec ses deux barbelures, tenu verticalement par son fils et l'avant de la barque se terminant, au niveau de la frise, par l'ombelle stylisée d'un papyrus.
Sans compter, bien évidemment, la partie inférieure de l'ensemble des poissons capturés que, peut-être, tant leur restitution s'avère d'une précision extrême, les plus connaisseurs d'entre vous reconnaîtront : au-dessus de l'embarcation, en haut à gauche, un synodonte nageant sur le dos; à sa droite, la tilapia nilotica avec, en dessous, une anguille; et enfin, à gauche de l'anguille, un tétrodon peint verticalement et un mormyre, horizontalement.
A l'extrême droite de la composition, sous la proue, un lates, ou perche du Nil.
L'eau du marais est représentée en bleu, striée de zigzags noirs :
il n'est pas inutile de préciser que, dans la langue égyptienne, c'est ce hiéroglyphe qui signifie "eau". ( = N 35 dans la liste de Gardiner).
Tout le bas de la scène, sous l'embarcation, est quant à lui, magnifiquement conservé et illustre parfaitement tous ces animaux, redoutables ou pacifiques, évoluant dans les régions palustres : ainsi, sur le fragment de gauche,
remarquez, sous l'étambot de la barque dont on aperçoit un morceau dans le coin supérieur droit, cette adorable petite grenouille bizarrement bleue, négligemment posée sur une branche d'un potamogéton, plus prosaïquement appelé "épi d'eau", qui se balance au-dessus d'un mormyre, à gauche et, plus à droite, derrière deux hippopotames malheureusement à peine conservés, un poisson-chat (silure).
Et sous le fragment central, un mulet frétille au-dessus de la queue minutieusement détaillée d'un crocodile.
Puis voici, sous le fragment de droite
le crocodile en question et, à ses côtés, gueule ouverte, un autre hippopotame, attendant patiemment ses futures victimes ...
Au terme de cette description sans grande prétention, il m'agrérerait, amis visiteurs, de m'attarder un court instant sur la technique de réalisation de la présente scène de pêche car, même si ce n'est peut-être pas flagrant à vos yeux - d'où ma recommandation réitérée de profiter des derniers jours d'ouverture de l'exposition à Lens car, comme je vous l'avais incidemment précisé, tous ces trésors du Louvre, las du climat de nos contrées, s'exileront sous le soleil espagnol jusqu'en janvier 2016, à Madrid d'abord, à Barcelone ensuite -, l'artiste, anonyme comme de coutume dans l'art égyptien, (à l'une ou l'autre exception près), a usé de deux techniques différentes, et ce, sur un même mur : au-dessus de la ligne d'eau sur laquelle repose la barque, il a légèrement creusé le fond de manière que tous les motifs se détachent en bas-relief ; en revanche, en dessous de cette ligne horizontale de démarcation, le crocodile mis à part, le seul en léger relief, - il faut toujours une exception ! -, toute la surface de la pierre calcaire est plane et son décor entièrement peint.
Dernier petit détail : les nageoires et les ouïes des poissons, les ligatures et les planches de la barque ont été incisées.
Ensuite, il me sied de mettre à mal cette conception dans l'esprit de certains d'un art égyptien répétitif, sclérosé, ne se renouvelant jamais, et complètement dénué d'humour : dans les chapelles funéraires que vous avez admirées, en avez-vous croisé beaucoup de semblables petites grenouilles mignonnement bleues ?
Enfin, j'aimerais que vous remarquiez la fraîcheur époustouflante des couleurs, néanmoins typiques de la peinture égyptienne, conférant à ces fragments une délicatesse que personnellement j'estime, à tort ou à raison, absolument remarquable.
BIBLIOGRAPHIE
ZIEGLER Christiane
Scènes, peintures et reliefs égyptiens de l'Ancien Empire et de la Première Période Intermédiaire, Paris, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1990, pp. 298-301.