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22 mai 2009 5 22 /05 /mai /2009 23:00

    
     Vous vous souvenez assurément, ami lecteur, que je vous ai proposé, samedi dernier, quelques extraits des Lamentations d'Ipou-Our provenant de ce que les égyptologues nomment, par convention, la Première Période intermédiaire (P.P.I.). Par convention, car il faut bien trouver des appellations claires permettant de définir les choses; alors que, sémantiquement parlant, cette dénomination se révèle un peu caduque dans la mesure où n'importe quelle époque constitue en réalité un lien intermédiaire entre celle qui la précède et inévitablement celle qui la suit, entre deux moments bien définis de l'histoire globale d'une civilisation.

     Mon propos, toutefois, ne consiste évidemment pas aujourd'hui, à ergoter sur ce point de vocabulaire, mais plutôt à vous donner à lire un texte qui, chronologiquement, se décline dans le droit fil du précédent.

     Rappelez-vous : la description des classes les plus défavorisées du pays que nous fournissait Ipou-Our et sa nostalgie avérée par rapport à ce qu'il avait précédemment connu, et vécu, constituent une photographie avant la lettre des exactions inhérentes à un pouvoir s'affaiblissant de plus en plus, et nécessitant, en réaction, l'intronisation d'un souverain responsable, d'un pharaon reprenant vigoureusement les rênes en mains. Sans oublier, je l'ai souligné, que cette faiblesse réelle fut en outre consubstantielle à d'incessantes perturbations climatiques débouchant inexorablement sur une problématique liée à la famine, donc à la survie même de toute société.

     Cet état de fait, ces problèmes multiples ne se résolvant pas en l'espace de seulement quelques années, à peine en celui d'une, voire deux générations, il était inévitable que la littérature s'en emparât et produisît un inestimable spicilège qui, des Lamentations d'Ipou-Our à l'exemplaire du Chant du harpiste que je vous propose aujourd'hui, en passant par cette sorte de protestation d'innocence que nous révèle l' Enseignement pour Merikarê, pourtant rédigé quasiment un siècle après Ipou-Our, ou par ce splendide et si désabusé Dialogue du Désespéré avec son Ba  (= son âme, pour faire vite), qui voit en la mort la délivrance suprême, ou encore ce Conte de l'Oasien, paysan comptant sur la vente de ses produits pour être à même de vivre décemment, prouve, non pas le frein intellectuel auquel on aurait pu s'attendre, mais, tout au contraire, un développement sans précédent de la réflexion, qu'elle soit prosaïquement sociale ou plus spécifiquement cosmologique.

     Privé de ses repères, en proie à la domination mâtinée de violence de ceux qui se voulaient les plus forts, l'homme égyptien a traduit ses angoisses, ses craintes mais aussi ses espoirs en produisant des oeuvres littéraires qui, pratiquement 4000 ans après, nous interpellent encore avec force, tant est prégnant le pessimisme qui les anime.

     Mais la stabilité du pays revenue, immédiatement après l'état lamentable de la société que relataient les Lamentations, apparurent, pour la première fois sur les parois de la chapelle funéraire de la tombe d'un roi Antef, au milieu du XXIème siècle A.J.-C., ces chants des harpistes aveugles qui invitent à oublier le passé et, surtout, près de deux millénaires avant les Grecs et les Romains, à profiter du moment présent et des plaisirs naturels de la vie. 
Eloge de la Vie. Tout simplement. 

     Mais eux, ces Epicure, Horace et son "Carpe diem" ou Lucrèce, qui viendront maints siècles après les harpistes égyptiens, et qui, en définitive, n'exprimeront pas autre chose, ils auront droit à l'appellation de Philosophes. Et à une place privilégiée dans tous les manuels de philosophie du monde entier ...

     Ceci étant un autre débat, je vous suggère sans plus tarder de découvrir ce remarquable texte dans la traduction qu'en fit l'égyptologue belge Pierre Gilbert, voici une soixantaine d'années.  
      
 

Des corps sont en marche; d’autres entrent dans l’immortalité
Depuis le temps des anciens;
Les dieux qui vécurent autrefois reposent dans leur pyramide,
ainsi que les nobles, glorifiés, ensevelis dans leur pyramide.
Ils se sont bâti des chapelles dont l’emplacement n’est plus.
Qu’en a-t-on fait ?
J’ai entendu les paroles d’Imhotep et de Hordjedef,
Dont on rapporte partout les dires.
Où est leur tombeau ?
Leurs murs sont détruits, leur tombeau comme s’il n’avait pas été.
Nul ne vient de là-bas nous dire comment ils sont,
Nous dire de quoi ils ont besoin
Ou apaiser nos coeurs,
Jusqu’à ce que nous allions là où ils sont allés.
Réjouis ton coeur, pour que ton coeur oublie que tu seras un jour béatifié.
Suis ton coeur tant que tu vis,
Mets de la myrrhe sur ta tête,
Habille-toi de lin fin,
Oins-toi de ces vraies merveilles qui sont le partage d’un dieu;
Multiplie tes plaisirs, ne laisse pas s’atténuer ton coeur;
Suis ton coeur et les plaisirs que tu souhaites.
Fais ce que tu veux sur terre.
Ne contrains pas ton coeur.
Il viendra pour toi, ce jour des lamentations !
Le dieu au coeur tranquille n’entend pas les lamentations,
[= Osiris, dieu des morts]
Les cris ne délivrent pas un homme de l’autre monde.
 

(Refrain ?)


Fais un jour heureux, sans te lasser,
Vois, il n’y a personne qui emporte avec lui ses biens,
Vois, nul n’est revenu après s’en être allé.

 

(Traduction : Pierre Gilbert : 1948, 89-90)

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commentaires

C
Bonjour Richard,<br /> <br /> Merci infiniment pour ce document. Je m'y plongerai dès que possible. Mes bases en hiéroglyphes date d'une dizaine d'années (apprentissage en autodidacte avec des logiciels et livres<br /> d'égyptologues) mais je n'ai pas oublié.<br /> <br /> Aujourd'hui, mon temps est alloué à d'autres priorités : le travail, mon foyer, ma famille et la harpe pour qui, comme vous le soulignez si bien, il n'était pas "un peu tard" finalement. Mais<br /> l'Egypte reste dans une partie de mon coeur. Je reviens souvent à quelques livres... mais j'en sentais un peu les limites.<br /> <br /> Découvrir votre site et celui d'Osirisnet me donne envie de vite me mettre à jour et de suivre vos "newsletters/articles réguliers".<br /> <br /> Merci encore.<br /> <br /> A bientôt,<br /> <br /> Claire
Répondre
R
<br /> <br />      A votre meilleure convenance, Claire.<br /> <br /> <br /> <br />
C
Bonjour, passionnée d'Egypte antique depuis toujours, je me suis lancée il y a 7 mois : j'apprends à jouer de la harpe (celtique). A 24 ans, j'hésitais car je me disais qu'il était peut-être un peu<br /> tard... mais c'était comme un appel irrésistible. Je découvre vos articles ô combien complets au sujet de cet instrument. Je suis surprise et enchantée par le fait que, d'une certaine manière, mes<br /> deux passions se rejoignent. Je souhaiterais savoir si vous auriez le texte en hiéroglyphes et/ou "translitéré" du chant du harpiste ci-dessus. J'aimerais essayer de lui adapter une mélodie... Vous<br /> remerciant et vous souhaitant bonne continuation,<br /> Claire<br /> PS : ayant découvert aussi le reste de votre blog, je dois reprendre la lecture depuis vos débuts pour me mettre à jour avant de m'inscrire à la newsletter. Merci de nous faire partager votre<br /> savoir et vos recherches.
Répondre
R
<br /> <br />      Bonjour Claire,<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />      Il n'est jamais "un peu tard" pour s'engager sur la voie d'une (nouvelle) passion : j'enseignais déjà l'Histoire depuis une<br /> quinzaine d'années quand, à 38 ans, j'ai entamé à l'Université de Liège un corpus de cours à l'égyptologie et à l'apprentissage des hiéroglyphes consacré.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />      Très heureux que vous ayez ici rencontré et apprécié mes interventions à propos des harpes égyptiennes, ainsi que ce très beau texte<br /> philosophique.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />      Si vous souhaitez obtenir une translittération, une traduction et une vision hiéroglyphique d'un de ces chants, je ne puis que vous<br /> conseiller de télécharger gratuitement cet article (assez pointu) de Massimo Patane publié<br /> dans le bulletin n° 11 de la société égyptologique de Genève.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />      Excellente lecture.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />      Merci de votre passage et de votre commentaire.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br />      A très bientôt, j'espère.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br />      Richard <br /> <br /> <br /> <br />
L
Tu fais remarquer avec justesse que les égyptiens de l'antiquité avaient déjà des textes philosophiques.<br /> Et tous les ouvrages consacrés à l'histoire de la philosophie commencent avec la Grèce, pourtant la sagesse Grecque n'est pas partie du néant.
Répondre
R
<br /> <br /> Partie du néant, évidemment pas, mais selon tous ces ouvrages assurément pas des rives du Nil ...<br /> <br /> Et c'est la raison pour laquelle j'avais publié en juin 2008 cet article (http://egyptomusee.over-blog.com/archive-06-14-2008.html) qui expliquait ma démarche au sujet de la création de la rubrique<br /> "Littérature égyptienne" que j'inaugurais alors : tu t'en souviens probablement, tu y avais d'ailleurs laissé un commentaire ...<br /> <br /> <br /> <br />

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