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18 août 2008 1 18 /08 /août /2008 23:00

    

     Dès le début de l’histoire égyptienne, les artistes peintres ont tout inventé, que ce soit le relief peint, la peinture sur enduit mural (que trop souvent et erronément l’on appelle fresque, alors que, techniquement parlant, ce sont des peintures à la détrempe) ou, on le sait peut-être moins, la peinture sur toile. Des fragments de pièces de lin, datant de l’époque pré-dynastique (Nagada II) et représentant un bateau et des rameurs sont en effet conservés au Musée égyptien de Turin : ils furent exhumés sur le site de Gebelein, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Louxor, par Ernesto Schiaparelli au début du XXème siècle.

     J’ai déjà eu l’occasion de mentionner que le relief sculpté avait constitué, à l’Ancien Empire, l’art essentiellement dominant, laissant par là même à la peinture la fonction de simple coloriage. En revanche, au Nouvel Empire, en fait à la XVIIIème dynastie, la peinture commence réellement à se démarquer des codifications antérieures, atteignant alors sa plus libre et sa plus forte expression. Nous sommes à cette époque précise véritablement à l’acmé de cette formidable fécondité créatrice que, de tous temps, l’Egypte a connue.

     Des conditions économiques et sociales favorables ne sont évidemment pas étrangères à cet extraordinaire développement. Et je ne résiste pas à reproduire ci-après, in extenso, la très éloquente description qu’en donne feu l’égyptologue belge Roland Tefnin, spécialiste incontesté de la peinture thébaine qui, bien mieux que moi, vous fera comprendre l’environnement dans lequel évoluèrent les artistes de ce temps :
 
     Dans l’ambiance mondaine, citadine, prospère, festive, voluptueuse, féminine qui fut celle de la XVIIIème dynastie, au moins à partir du moment où l’élan des conquêtes se mua en jouissance, soit au tournant des règnes d’Aménophis II et de Thoutmosis IV, l’art pictural, art délicat, subtil, fragile, si apte à rendre la transparence frémissante d’un vêtement de lin fin, la vibration d’une perruque (...), le fondant d’un parfum dans la chevelure et sur les épaules d’une belle, les nuances bleues et blanches d’un calice de lotus, cet art de la pure picturalité fut apprécié comme jamais.

     J’ai déjà eu aussi l’occasion d’attirer votre attention, ami lecteur, sur le fait que, littéralement, dans la langue égyptienne, le peintre se disait : "scribe des contours", "traceur des contours"; formulation loin d’être anodine dans la mesure où cet artiste était bien plus en fait un graphiste qu’un véritable coloriste; ce qui prouve, une fois encore, l’étroite relation existant entre écriture et peinture.


     Avec le temps, il abandonna de plus en plus l’utilisation quelque peu rigide des couleurs de base - comme sur notre bas-relief aux poissons évoqué le 1er juillet dernier- pour se tourner vers un art plus élaboré, plus personnel parfois, débouchant même sur des notations quelque peu "surréalistes" : c’est ainsi que l’on vit apparaître des hérons bleus ou des chevaux roses !


     Mais quelle que soit l’époque, l’artiste égyptien n’eut qu’à se pencher pour ramasser dans la nature les matériaux, très simples en définitive, qui constituèrent sa palette.


     Ainsi le blanc, qu’il obtient soit à partir de calcaire broyé provenant de la Vallée du Nil (carbonate de calcium), soit à partir de plâtre issu de la cuisson du gypse (mélange de sulfate de calcium et de carbonate de calcium portés à une température d’environ 130°) provenant de la mer Rouge, du Fayoum ou du désert (sous forme alors de roses des sables).


     Le noir, soit à partir de carbone sous forme de charbon de bois ou de suie, soit d’oxyde de manganèse appelé pyrolusite.


     Si l’on considère que le blanc et le noir ne sont pas de vraies couleurs, quatre autres pigments de base se retrouvent dans les cupules des peintres antiques, quel que soit leur style :


     Le bleu, issu du silicate de cuivre et de calcium artificiellement obtenu par cuisson (mélange de malachite, de poudre calcaire et de sable) : c’est ce que, traditionnellement, les égyptologues appellent le "bleu égyptien".

     Le vert, provenant de la malachite trouvée dans le désert arabique ou dans les mines de cuivre du Sinaï.


     Le jaune, obtenu à partir d’oxyde de fer plus ou moins hydraté présent aux environs du Caire et dans les oasis du désert libyque; donnant l’ocre jaune qui, par convention, rendait la chair des femmes.


      Et le rouge, l’ocre rouge, provenant d’oxyde de fer anhydre abondant en Moyenne Egypte, du côté de Tell el-Amarna et dans les oasis; et qui, suivant la même codification, rendait la peau des hommes.

     Remarquons que par rapport aux teintes qui forment de nos jours la palette chromatique, seul le violet n’était pas représenté dans l’Egypte antique. Il faudra attendre l’époque gréco-romaine pour le voir apparaître sur les murs des tombes.


     Afin d’accentuer la résistance de sa peinture (ou de son encre, d’ailleurs), l’artiste égyptien broyait ces substances afin d’avoir une poudre qu’il mélangeait avec l’eau, et à laquelle il ajoutait un fixatif, très souvent une gomme végétale qu’il est convenu d’appeler gomme arabique et qui provient directement des nombreux acacias de la région de Louxor. Cette pâte constituée, il la modelait de manière à se confectionner soit un petit pain conique, soit une pastille qu’il déposait dans les godets (les cupules, disent les égyptologues) de sa palette.

     Et c’est après avoir trempé dans l’eau une fine tige de jonc taillée en biseau, puis mâchonnée et "battue" de façon que ses fibres se séparant forment alors un vrai pinceau et après l’avoir ensuite frotté sur le colorant séché qu’il peut enfin appliquer sa couleur.

                   

     J’aurai évidemment l’opportunité d’y revenir quand, ensemble, nous visiterons la salle 6 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, mais voici déjà, pour illustrer mon propos, la représentation d’une palette de peintre, au nom du roi Séthi Ier, exposée dans la deuxième vitrine, et répertoriée sous le numéro d’inventaire N 2 274.




     Et pour bien insister une dernière fois sur l’étroite corrélation qui existait entre peinture et écriture, je vous propose ci-après le hiéroglyphe qui servait à exprimer le verbe écrire, ainsi que d’autres termes de la même famille : vous remarquerez aisément qu'il présente, évidemment schématisés, la palette de l’artiste, avec les godets destinés aux pastilles de colorant, le petit récipient pour l’eau et le pinceau de jonc.

     A ces artistes peintres dont, par parenthèses, pour la plupart d’entre eux, nous ignorons le nom, était dévolue la décoration des tombes de personnages illustres, pharaon et famille royale en tête, situées, à la XVIIIème dynastie, dans la montagne thébaine (Vallée des Rois et Vallée des Reines.)

     Le travail d’application de la peinture différait évidemment selon la constitution de la roche. Et de toute manière, préalablement à la décoration, il fallait préparer les murs. A Thèbes, par exemple, les tombes étant le plus souvent creusées dans de la roche calcaire, il était obligatoire d’épaissir les parois, trop friables ou trop irrégulières : dans le premier cas, des hommes les lissaient puis y appliquaient une couche de gypse; dans le second, ils les égalisaient en les enduisant d’une couche de limon du Nil (mélange de sable et d’argile composée d’un peu de carbonate de calcium naturel et de gypse) et de paille hachée, pour ensuite appliquer une couche de finition en gypse de plus ou moins deux millimètres.

     Ainsi préparé, ce fond apparaît en soi généralement blanc, opaque, mat. En fait, il s’agit d’une illusion d’optique dans la mesure où l’artiste le teintait légèrement soit de gris, soit de bleu, désireux qu'il était de mieux mettre en évidence les pagnes ou autres vêtements vraiment blancs, eux, qui allaient habiller les personnages représentés.

     Il faut savoir que la plupart des peintures des hypogées thébains sont restées visiblement incomplètes et que, même si toutes les parois sont décorées, l’artiste, volontairement, a laissé au moins un détail à l’état d’ébauche. Il est dès lors aisé pour les égyptologues, en tirant parti de cette décoration inachevée, de déterminer les étapes successives de son exécution.


     Laissons de côté les esquisses retrouvées sur ostraca, et envisageons tout de go la paroi murale proprement dite. Sur chaque portion, l’artiste traçait tout d’abord des lignes horizontales afin de séparer les registres. A l’intérieur de ces différentes zones, pour les scènes les plus importantes, il établissait un quadrillage. Tout ce réseau était obtenu en claquant sur la paroi une corde extrêmement tendue qu’il avait pris soin de tremper dans la peinture rouge.

     Il est à ce point de vue intéressant de constater une inversion des conventions par rapport à notre modernité : si nous écrivons en noir, c’est en rouge que nos fautes sont corrigées. En Egypte, c’était exactement le contraire : les esquisses se faisaient en rouge et, si besoin de correction il y avait, le maître les effectuaient en noir.
    
     La paroi ainsi délimitée, la décoration, peinture à la détrempe - je le rappelle - appliquée sur enduit sec, était alors réalisée en grands aplats de couleur, sachant que les détails viendraient s’ajouter par la suite.


     Parfois, certains d'entre eux, plus particuliers, furent protégés ou rendus volontairement brillants soit par une couche de cire d’abeille, soit par une de vernis transparent à base de résine naturelle ou de blanc d’oeuf. Malheureusement, après autant de siècles, les uns ont noirci quand d’autres sont devenus cassants, détachant la peinture de pans parfois entiers de paroi.

     Il serait donc plus que temps que les générations à venir, après avoir contemplé l’image égyptienne, après avoir constaté qu’elle se détruisait, puissent d’une manière ou d’une autre la sauver. Vous vous doutez bien, ami lecteur, que ce travail de sauvegarde a déjà commencé, mais que malheureusement faute de moyens le plus souvent, de main d’oeuvre véritablement spécialisée aussi parfois, il n’avance guère aussi vite que ne le requerraient l’importance des dégâts et le désir de tous les amateurs d’art que nous sommes ... 
 

(Dominicy : 1994, 51-7 ; Mekhitarian : 1978; Merchez-Van Essche : 1994, 57-65 ; Peck : 1980, 30- 42 ; Tefnin : 1997, 3-9)

 


     Je dédie ce modeste article quelque peu technique à tous mes amis et connaissances, belges ou étrangers, lecteurs de ce blog qui, peu ou prou, s’intéressent à la peinture, mais sont surtout artistes dans l’âme afin de répondre aux interrogations qui sont les leurs concernant les précurseurs que furent les Egyptiens dans cet art.

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11 août 2008 1 11 /08 /août /2008 23:00

"Au commencement était l’image"

 
     J’ai déjà eu maintes fois l’occasion, ami lecteur, d’attirer votre attention sur l’interdépendance existant entre écriture hiéroglyphique et image égyptienne dans la mesure où ces signes figurent, graphiquement parlant, des objets ou des êtres concrets.


     Les Egyptiens de l’antiquité, il faut le savoir, étaient quasiment tous analphabètes; quant à nous, leur écriture serait à jamais lettre morte si Jean-François Champollion (1790-1832), génial déchiffreur français, ne nous avait initiés à ses arcanes.

 

     En revanche, l’image - coeur même de cette civilisation -, en nette opposition avec l’élitiste exclusivité que représente la langue écrite, pouvait à l'époque, et peut encore de nos jours être lue (je ne dis pas : nécessairement comprise) par tout un chacun.

 

     Selon l'égyptologue allemand Dietrich Wildung, l'image est l’écriture de tous ceux qui ne savent pas écrire ou lire : elle détient donc un caractère éminemment démocratique qu’une langue écrite est loin de posséder.

 

     Le langage des couleurs, des rythmes et des formes, comme celui de la musique, présente cette remarquable particularité d’atteindre tout être humain sans le truchement d’aucune médiation, professait il n'y a guère feu l’égyptologue belge Roland Tefnin.

 

     Il suffit pour nous en convaincre de visiter une tombe thébaine ou, plus simplement encore, de feuilleter un livre d’art consacré à la terre des pharaons : si d’aventure l’on ne connaît pas le sens des hiéroglyphes peints ou gravés, comme c’est le cas pour la majorité des gens, la seule vue de la peinture ou du relief, déjà, nous permet d’en saisir une approche suffisante pour comprendre, de manière minimale dans un premier temps, la représentation que nous avons sous les yeux.

 

     Regarder, lire une image égyptienne, c’est déjà appréhender et commencer à comprendre la civilisation. Car tout, ou presque, a été traité par les artistes des rives du Nil : les tombes, depuis l’Ancien Empire jusqu’à la Basse Epoque, proposent à foison des moments de la vie quotidienne, des travaux des champs aux fêtes et aux jeux, que les textes seuls, le plus souvent, n’évoquent qu’à peine. Toute l’histoire de la société est présente dans ces tombeaux (qu'ils dénommaient "maisons d’éternité") dans la mesure où l’Au-delà se devait d’être une reproduction, la plus fidèle possible, de l’Ici-bas.

 

     L’image égyptienne constitue donc une sorte d’écriture immédiate, compréhensible par la plupart, à tout le moins en un premier niveau de sens, car d'autres significations se dissimulent parfois derrière l'immédiatement apparent : il peut en effet exister un deuxième, voire un troisième axe de lecture, plus allégorique, plus ésotérique qu'il nous reste à découvrir, pour autant, bien évidemment, que l’on dispose un tant soit peu des codes de cette "grammaire" particulière à l’image.

 

     Et c’est ce que je voudrais vous démontrer aujourd'hui, ami lecteur, avec ce premier article de rentrée, en rapport direct, comme je vous l’avais annoncé avant mes vacances, avec les fragments de la scène de pêche au harpon - exposés dans la troisième vitrine de la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre - que nous avions admirés le1er juillet dernier.

 

      Pour mieux étayer ma démonstration, vous me permettrez de quelque peu "tricher" : en effet, je vous propose d'analyser la même scène, mais complète cette fois,  tout en sachant que, morceau classique de l'art pictural égyptien, nous pouvons la retrouver dans maints tombeaux : je vous en avais déjà d'ailleurs soumis une reproduction, en noir et blanc, dans l'article sus-mentionné, provenant du mastaba de Neferirtenef entré au tout début du XXème siècle au Département des Antiquités égyptiennes des Musées Royaux d'Art et d'Histoire de Bruxelles.        

     Aujourd'hui, j'ai choisi celle de la tombe de Nakht, scribe et prêtre d'Amon à la XVIIIème dynastie.


 

     C'est l'évidence même qu'ainsi présentée, cette scène de chasse et de pêche dans les marais n'est en rien représentative d'une quelconque réalité. Ce qui est tout à fait logique quand on sait que l'artiste égyptien reproduisait non pas ce qu'il voyait véritablement, mais bien plutôt l'image qu'il avait à l'esprit afin de mieux faire passer le message qu'il voulait transmettre. En ce sens d'ailleurs, il n'est pas incongru de considérer l’art égyptien comme parfaitement cérébral.

 

     Pour rendre le plus significativement possible tous les aspects, toutes les particularités de ce qu’il entendait montrer, l’artiste avait continuellement recours à des "subterfuges", des codes comme par exemple peindre le contenu au-dessus du contenant; ou encore associer, dans un même dessin architectural, le plan, l’élévation et la coupe; ou encore dessiner deux mains droites, ou gauches, etc.

 

     Cette combinaison de différents points de vue a parfois entraîné certains historiens de l’art, totalement ignorants de ces codifications, à estimer l’art égyptien bien naïf ou à juger de manière exagérément critique, voire dépréciative, les artistes de cette époque.

 

     Afin d'éclairer cette notion de codification, je prendrai comme premier exemple ce que, empruntant à la langue allemande, les égyptologues appellent le "Wasserberg", cette sorte d’excroissance verticale arrondie, au coeur même de la scène, symbolisant une vague dans laquelle seuls deux poissons différents sont harponnés ensemble par le défunt.

 

     Que faut-il ici comprendre ?

     Simplement que, partant du principe que la chasse ou la pêche constituaient des activités ressortissant au domaine du sacré, elles avaient un rôle à l’évidence apotropaïque, les proies figurant les ennemis de l’Egypte (Roland Tefnin ne qualifiait-il pas les poissons de métaphores vivantes des forces maléfiques ?); ennemis qu’il fallait donc anéantir, car synonymes de chaos. Le défunt ainsi représenté en pleine action cynégétique apportait son concours pour éliminer ces forces du mal.

 

     Mais il faut aussi avoir présent à l’esprit que ce type même d’activité fut, dès les premiers temps de l’Histoire, l’apanage des seuls souverains. Pharaon, unique intermédiaire entre les dieux et les hommes, accomplissait donc de la sorte un rituel d’importance : le combat symbolique contre tout ce qui pourrait perturber la Maât, cette notion abstraite si chère aux Egyptiens dans la mesure où elle leur permettait de maintenir l’ordre dans le pays.

 

     De sorte qu’un défunt qui se faisait ainsi représenter dans sa tombe se trouvait par là même assimilé à la personne royale. En outre, et plus prosaïquement, par la magie de l’image, il repoussait aussi définitivement les forces négatives susceptibles de s'aventurer et de dangereusement perturber sa vie dans l’Au-delà.

 

     Enfin, et dépassant la simple représentation d’un rituel ancestral lui permettant de personnellement triompher des dangers éventuels, cette scène revêt une connotation supplémentaire qui ressortit au domaine de l’érotisme, certes pas envisagé dans une optique plus ou moins vulgaire et grossière, mais plutôt au sens de régénération, de renaissance.

 

     Je m’explique. Même si dans la tombe de Nakht le harpon ne nous est pas visible, dans toutes les scènes de ce genre (chez Neferirtenef, par exemple), il nous est montré pénétrant en même temps dans deux poissons différents : un lates et une tilapia nilotica. Or, depuis mon article du mardi 3 juin dernier, vous n'ignorez plus, ami lecteur, que si le lates symbolisait le sacré, la tilapia, elle, était synonyme de vitalité renaissante dans la mesure où les Egyptiens avaient remarqué qu’elle abritait ses petits dans la bouche, juste après la ponte, et ne les recrachait qu’une fois éclos.

 

     Dès lors, le défunt propriétaire du tombeau dans lequel figure cette scène s’appropriait, toujours par la magie de l’image, les vertus inhérentes à ces deux poissons, à savoir essentiellement, cette indispensable renaissance post-mortem.

 

     J'ajouterai, et ce détail est loin d’être anodin dans la démonstration que je vous propose ici, que la langue égyptienne se servait du même verbe (setchet) pour signifier "transpercer à l’aide d’un harpon", mais aussi "s’accoupler", "engendrer", "éjaculer". Le même verbe aussi (kema) pour signifier "lancer le boomerang" (qui permettait d’atteindre les oiseaux en vol), mais aussi "créer".

  

   Il est dès lors avéré que nous sommes en présence ici d’une renaissance métaphorique : pour renaître dans l’Au-delà, pour y poursuivre la vie qu'il avait connue (ou espérée) sur terre, le défunt avait besoin de surmonter les dangers, de les affronter pour mieux en triompher. Et pour ce faire, l'acte sexuel lui était nécessaire. Dès lors, comment mettre tout en oeuvre pour qu'il soit possible ?
  

     Par d’importantes, imposantes et incontestables contributions, l’égyptologue belge Philippe Derchain a abondamment et définitivement démontré, depuis plus d’un quart de siècle, le caractère manifestement érotique que recelait le port d’une perruque pour les dames, par exemple, mais aussi celui de certains types de vêtements; sans oublier le cône de parfum que l’on retrouve parfois au sommet de la perruque, le lotus serré dans la main ou certains bijoux portés à même la gorge ...

 

    Admirez une fois encore la délicate scène de la tombe de Nakht, ci-dessus : le défunt debout à gauche, superbement vêtu, s'apprête à lancer le boomerang; à droite, le même mais arborant une autre coiffure, harponne les deux poissons de la "montagne d'eau". Derrière lui, à chaque fois, son épouse, une fleur de lotus à la main; et entre ses jambes, l'agrippant au mollet, une de ses filles : cette représentation où tout ce petit monde, en grand atour, bijoux compris, se tient sur un frêle esquif n'a d'évidence absolument rien de réaliste.

     Pensez-vous vraiment, ami lecteur, que s’ils n’avaient pas indéniablement valeur érotique, tous ces détails vestimentaires seraient ainsi mis en lumière ? Pensez-vous vraiment que semblables tenues sont celles de chasseurs et de pêcheurs ? Pensez-vous vraiment que toute cette coquetterie déployée s’impose, convienne pour ce type d’activité dans les régions palustres ?

     Il semble indiscutable pour Philippe Derchain - dont je partage entièrement le point de vue - que tout ceci constitue une allusion relativement discrète à la vie amoureuse de Nakht.

     En conclusion, et c’est bien là toute la pertinence d’une herméneutique portant sur l’image égyptienne, c’est bien là l’intérêt de suivre les dernières recherches en date des égyptologues comme celles des philologues qui se sont succédé depuis un siècle pour les analyser, une scène comme celle que je vous ai proposée aujourd’hui, si récurrente dans l’art égyptien depuis l’Ancien Empire, recèle à l’évidence plusieurs niveaux sémantiques, du littéral au symbolique, qui, si on peut leur trouver une indéniable indépendance, convergent néanmoins tous, in fine, vers une seule et unique intention : après son trépas ici-bas, permettre la survie du défunt et sa renaissance dans l’Au-delà.


     Au terme de ce long article, qu’il me soit permis, en guise de synthèse, de simplement énumérer ces niveaux de sens que les égyptologues reconnaissent à la célébrissime scène de chasse et de pêche dans les marais, et ce, afin de boucler la boucle en corroborant mes propos initiaux concernant la lecture d’une image égyptienne :

 

* Sens mythique : réminiscence des combats victorieux des souverains des premières dynasties contre les ennemis du pays. Il serait alors ici question, mutatis mutandis, d’une victoire du défunt contre sa propre mort.

 

* Sens apotropaïque : protection du défunt face aux forces du mal dans son parcours personnel vers la renaissance souhaitée.

 

* Sens érotique, à destination eschatologique : nécessité de rapports sexuels préalables à cette renaissance.


(Angenot : 2005, 11-35 ; De Keyser : 1947, 42-9 ; Derchain : 1975 ; Laboury : 1997, 49-81 ; Wildung : 1997, 11-6)


     Pour une autre preuve, si besoin en était encore, de l'indubitable valeur érotique attribuée à la perruque en particulier, et à la coiffure en général dans le quotidien égyptien, je vous invite à venir lire, ici même, samedi prochain, un poème d'amour ainsi qu'un extrait d'un conte qui, tout naturellement, viendront confirmer dans le domaine littéraire ce qu'aujourd'hui nous avons constaté dans celui de la peinture.  

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5 mai 2008 1 05 /05 /mai /2008 23:00

 

   Après avoir rencontré, au fil des articles de ce blog, l'un ou l'autre cartouche contenant un des noms de Pharaon, il m’apparaît maintenant opportun de quelque peu m' y attarder et de tenter d'expliquer le plus clairement possible quelques notions d’onomastique concernant le souverain d’Egypte.

 

     Au préalable, je tiens à mettre en évidence le fait que dans l’Egypte antique, pour tout un chacun, porter un nom signifiait non seulement avoir une identité, mais aussi et peut-être surtout être reconnu comme existant, comme "étant" (au sens heideggérien du terme, c'est-à-dire en tant que réalité vivante, par opposition à toute notion abstraite de l'être).

     Ainsi, par exemple, lors des guerres menées hors territoire égyptien, la crainte suprême de tout soldat était de mourir inconnu, ignoré en terre étrangère. Point d’Au-delà possible pour lui si son corps, même rapatrié sur le sol natal, n’était pas assorti de son identité précise.

 

     Pour le souverain, héritier du démiurge, cette notion revêtait une importance évidemment capitale : l’anonymat étant vocation au néant, cela eût été dans son cas tout simplement inconcevable. Cela lui aurait surtout dénié l’exercice de la royauté terrestre et, partant, aurait perturbé le bon fonctionnement du pays tout entier.

 

     Dès lors, au moment de son intronisation, Pharaon recevait trois noms qui définissaient, en plus de ceux des deux cartouches, sa personnalité en rapport avec les dieux et les déesses du pays; l'ensemble de ces cinq noms, chacun précédé d’un titre, constituant ce qu'en égyptologie on appelle la "Titulature royale".

 

     Mais avant de l’expliquer, une petite mise au point me semble nécessaire.

     Le terme pharaon ne fut inventé et appliqué au souverain de manière métonymique par les Grecs qu'à partir du Ier siècle avant notre ère : il provient de la vocalisation des hiéroglyphes "per ", grande maison, que l’on peut traduire par palais royal.

 

     Par parenthèses, il est à remarquer que ce type de synecdoque a perduré dans la langue française notamment, non plus comme procédé de style, mais dans un emploi tout à fait courant : ne dit-on pas encore de nos jours, en Belgique, par exemple : "Le Palais a annoncé la naissance de ..."; ou en France "L’Elysée préconise ..." ?


     Revenons à présent, ami lecteur, aux cinq noms royaux dont disposait tout monarque égyptien.


1.  Le premier d'entre eux , le nom d'Horus,

plaçait le souverain sous la protection de l'oiseau sacré, patron de la ville d'Hiérakonpolis d'où le premier roi, Narmer, était originaire; et ainsi l'identifiait à Horus lui-même.
                                 

Dans la transcription hiéroglyphique, l'oiseau Horus est placé au-dessus d'une représentation du mur d'enceinte protégeant le palais royal, à l'intérieur duquel figure le nom du pharaon.


2. Avec le deuxième, le nom de "Nb.ty", les "Deux maîtresses",

le roi était sous la protection des déesses tutélaires des deux royaumes primitifs : Nekhbet, le vautour blanc de Haute-Egypte et Ouadjit, le cobra de Basse-Egypte. En tant que telles, elles personnifiaient les couronnes blanche et rouge représentant les deux parties du pays. Dès lors, Pharaon était considéré comme régnant sur l'Egypte unifiée.


3. Le troisième, le nom d'Horus d'or, (composé du signe du faucon, personnification de Rê, et de celui du collier d'or réunis en un monogramme), liait la personne royale à celle de l'Horus solaire et céleste.


4. Le quatrième nom, (souvent appelé prénom ou nom de règne ou de trône), celui de "Nesout-bity"   (= "Celui du Roseau et de l'Abeille", que nous traduisons par "Roi de Haute- et Basse-Egypte"), entouré d'un premier cartouche, assimile le roi à la faune et à la flore symboliques de chacune des deux parties de son royaume : le roseau, pour la Haute-Egypte et l'abeille pour la Basse-Egypte. Et tout comme l'épiclèse constituant le deuxième nom ("Celui des Deux Maîtresses "), ce titre affirme donc la souveraineté de Pharaon sur l'Egypte unifiée.

     Rappelons que l'on appelle "cartouche" un ovale représentant une boucle de corde nouée à l'une de ses extrémités ressemblant à une petite barre rectiligne. Le terme "chenou" qui le désigne en égyptien ancien dérive en fait d'un verbe qui signifie "encercler". Il faut ainsi comprendre que les deux derniers noms du souverain inscrits dans ce graphisme permettent non seulement d'être clairement isolés, donc de mettre Pharaon en évidence, mais aussi de symboliquement le qualifier de "Maître de ce que le disque solaire entoure".
 

5. Enfin, dans le deuxième cartouche, le dernier nom, son nom de naissance, celui de "Sa-Rê = Fils de Rê ", (le hiéroglyphe du canard  = "Fils de" et celui du soleil = "Rê") met à nouveau le roi à partir de Chéphren, en relation intime avec le soleil, la grande puissance cosmique de l'univers. Des cinq noms, c’est celui-ci qui est passé à la postérité, devenant ainsi le plus connu du public.

 

 

L'idéologie de la titulature royale peut donc se réduire à deux concepts :


* Pharaon règne sur la Haute et la Basse-Egypte unifiées;
* Il s'intègre dans les deux cycles mythiques de la royauté divine : celui de Rê et celui d'Horus.


     Pour conclure, et donner un exemple précis, voici la traduction de la titulature complète de Ramsès II :


Horus "Taureau victorieux, aimé de Maât";
Les Deux Maîtresses "Celui qui protège l’Egypte et soumet les pays étrangers";
Horus d’Or "Riche en années, grand de victoires";
Celui du Roseau et de l’Abeille  "Rê est puissant quant à Maât, l’élu de Rê";
Fils de Rê "Ramsès aimé d’Amon".


     Cette titulature, vous pouvez bien évidemment la retrouver, ami lecteur, sur bon nombre de monuments égyptiens, de Karnak à Abou Simbel. Mais, sans aller si loin, vous avez failli la découvrir dans la Cour Carrée du Musée du Louvre. En effet, quand il s'est agi de déterminer l'emplacement que l'on allait réserver à l'obélisque occidental de Louxor offert à la France de Charles X par Méhémet Ali, au XIXème siècle, maints palabres constituant le corps même d'une virulente polémique menée tant dans la presse, que dans les ministères, dans les milieux savants et devant les Chambres par les tenants de l'une ou l'autre proposition, aboutirent en définitive - et après une consultation populaire - à choisir le site de l'ex-place Louis XV, à savoir la Place de la Concorde actuelle pour y ériger l'imposant monument.

     Traversons donc le Jardin des Tuileries, et rendons-nous (avec prudence, eu égard à la circulation ...) sur cette place, à l'entrée des Champs-Elysées 




pour y lire, sur les quatre faces de l'obélisque, les cinq noms de Ramsès II qui se terminent par les deux cartouches évoqués ci-dessus.

     J'ai choisi, tout à fait arbitrairement, de vous proposer ici la face Nord du monument, côté église de la Madeleine. 

               

              

 

 

  












     Avant de terminer mon article par quelques notions d'épigraphie, je voudrais attirer votre attention sur le fait que les points cardinaux que l'on attribue à chacune des faces de l'obélisque ne font en rien référence à la géographie parisienne, mais sont en rapport avec les orientations primitives que connaissait le monument devant le temple de Louxor. En effet, les inscriptions gravées en creux sont indissociables de certaines actions royales; et le parcours solaire du roi est ici décrit d'est en ouest, en passant bien sûr par les faces Nord, Est, Sud et Ouest, avec une suite on ne peut plus logique : doter le domaine d'Amon, vaincre les pays étrangers, construire des monuments ... Rien que du "classique" ! 

     En outre, la face Ouest, tournée vers la nécropole, regardait le temple funéraire de "millions d'années" qu'elle mentionne dans son inscription médiane. Aucune improvisation, donc, dans le choix des points cardinaux pour désigner les faces de cet obélisque.

     Ceci étant précisé, concentrons-nous sur le texte proprement dit des colonnes latérales, que nous allons lire de haut en bas. Vous aurez préalablement remarqué, ami lecteur, qu'elles sont exactement semblables.


1.   Deux  cartouches se succèdent. En fonction de ce que je viens d'expliquer, vous pouvez donc tout naturellement en déduire que vous êtes en présence des deux derniers noms de la titulature de Pharaon.

2.   Qu'aperçoit-on avant chacun d'eux ? Le hiéroglyphe du roseau et celui de l'abeille pour le premier; celui du canard et du soleil pour le second.          

    

     Si vous vous reportez aux explications ci-dessus, vous avez déjà compris que, précédant le premier cartouche, vous lisez le titre de Roi de Haute -, et Basse-Egypte, puisque chacun des deux hiéroglyphes symbolise chacune des deux terres constituant, après la réunion par le premier souverain, l'ensemble du territoire sur lequel Ramsès règne en maître.

 

     Et que, précédant le deuxième cartouche, vous avez le titre de Fils de Rê : il s'agit donc du nom attribué à la naissance.

3. Analysons l'intérieur du premier cartouche, de haut en bas et de gauche à droite :

* Le soleil, personnifiant , bien évidemment (tous les cruciverbistes ne peuvent décemment l'ignorer !)  
* La tête et le cou d'un animal : hiéroglyphe qui se lit ouser et signifie "être puissant".
* Un personnage assis, une plume sur la tête : il s'agit de la déesse Maât.

Remarque : Même s'il ne se lit pas en premier, le nom d'un dieu, notamment dans un cartouche, se place toujours en tête : c'est ce que l'on appelle l'antéposition honorifique. 


     L'ensemble, ici, se lit donc : Ouser-Maât Rê et signifie "Rê est puissant quant à Maât", autrement dit "Puissante est la Maât ( la Justice) de Rê" ...

      Ensuite, trois autres hiéroglyphes :

* A nouveau le soleil, ;
* Une herminette entaillant un petit morceau de bois, hiéroglyphe se lisant setep et qui signifie "choisir";
* Enfin, un filet d'eau (= ligne horizontale ondulée) se lisant "n".

 

     L'ensemble donne donc Setep-n-Rê (= l'Elu de Rê)

     Vous avez à présent tout en mains, ami lecteur, pour déchiffrer le premier cartouche, le nom de trône de Pharaon : Ouser-Maât-Rê -  Setep-n-Rê.   

4. Analysons ensuite le second cartouche, celui précédé de Fils de Rê (canard + soleil) :

* Deux personnages assis se font face : à gauche, Rê, reconnaissable au disque solaire sur la tête et qui se lit ici Ra; à droite, le dieu Amon, reconnaissable, quant à lui, aux deux rémiges sur la tête et qui se lit Imen.
* En dessous, le signe du canal rempli d'eau qui se lit mr, ou méri quand il s'agit, comme ici, de transcrire le verbe "aimer" .
* Trois hiéroglyphes pour terminer : 
- à gauche : le tablier fait de trois peaux attachées ensemble, qui se lit mès et qui signifie "mettre au monde, donner naissance";
- au centre, l'étoffe pliée, qui se lit s;
- à droite, enfin, le jonc (ou le roseau), symbole de la Haute-Egypte, qui se lit ici sou.

     Il ne vous reste plus qu'à assembler le tout : Ra-mes-s-sou - meri-Imn (ce qui signifie "Rê l'a fait naître, aimé d'Amon); ce Ra-mes-s-sou qu'à la suite des Grecs, l'on traduit définitivement par Ramsès.

     Pas plus compliqué que cela ...

 


(
Budge : 1978Faulkner : 1986 ; Gardiner : 1927 ; Grandet/Mathieu : 1990 ; Laboury : 1992, 21-7 ; Lalouette : 1985, 26 ; Lefebvre : 1955Menu :1987)

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21 avril 2008 1 21 /04 /avril /2008 08:00

 

   Dans un bon vieux dictionnaire Bescherelle de 1857, l’égyptologue belge Claude Vandersleyen dit avoir relevé cette définition, minimaliste mais ô combien claire du terme portrait : "ressemblance d’une personne tracée au pinceau, au crayon, au burin."
Qu’ajouter d’autre, qui ne viendrait embrouiller les esprits ?


     Ressemblance équivalant à fidélité, je suis amené à considérer comme fidèle un portrait qui permet d’identifier immédiatement la personne représentée.


     Pour l’artiste égyptien, à la différence de son collègue grec qui mettait essentiellement le corps en évidence, seul le visage est considéré comme signifiant; le corps étant plus conventionnel. Et d’ailleurs, c’est dans la section romaine des Antiquités égyptiennes que l’on peut à l’envi trouver la preuve ultime de mon assertion avec l’extraordinaire et fascinante collection d’une vingtaine de portraits du "Fayoum".



   






 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Sur ce site, quelques-uns de ces portraits disséminés dans le monde entier.

     La nature profonde du portrait égyptien consiste en un mélange, aux proportions variables, d’éléments fidèlement empruntés à la réalité et d’éléments de fiction fournis par diverses sources. Il est certain que l’artiste, et le sculpteur en particulier, chercha à saisir la personnalité, sinon le caractère, de certains de ses modèles par une reproduction fidèle des traits du visage : il suffit de comparer les momies du Nouvel Empire avec leurs statues pour constater, dans la grande majorité des cas, une évidente ressemblance.


     A l’inverse, et pour combattre l’idée sempiternellement répandue chez certains historiens de l’art, que les visages représentés n’étaient en rien fidèles à une quelconque réalité, qu’ils étaient en fait stéréotypés, des égyptologues ont poussé leur enquête jusqu’à mettre en relation l’expressivité marquée de certaines statues royales avec les textes d’époque décrivant tout à la fois le physique et les qualités du souverain. En prenant bien évidemment en considération le côté exagérément laudatif de beaucoup d’entre-eux, voire même à la limite de la propagande la plus éhontée.

 

     D’autres, comme l’égyptologue français Jacques Vandier, au terme de minutieux relevés, ont distingué plus de 120 attitudes différentes dans la seule statuaire en pierre de l’Ancien Empire. Qui, après cela, oserait encore avancer que la statuaire égyptienne est sclérosée, qu’elle se limite à quelques stéréotypes ?

 

     Grande "querelle" donc, s’il en est, entre les uns et les autres, et qui n’est assurément pas prête à s’éteindre.

 

     Quoiqu’il en soit, fidèles ou non, force est de constater que les portraits royaux furent façonnés dans un moule néanmoins quelque peu idéalisé : le souverain était représenté, dans la plupart des cas, dans la force de l’âge, toujours évidemment en excellente santé et visiblement sûr de lui.

 

     L’artiste se devait de traduire dans la pierre l’image que le souverain voulait absolument donner et de son pouvoir, et de sa propre personne, dans la continuité directe de son prédécesseur, dans un premier temps; puis, par la suite, en mettant l’accent plus particulièrement sur un processus d’auto-divination.    


 

     

     Toutefois, il s’avère que la recherche de personnalisation d’une statue égyptienne fut une constante résolue au fil des siècles en fonction du langage formel de chaque époque particulière; l’art amarnien en étant un parfait exemple sur lequel j’aurai l’occasion de revenir plus tard.

  

     En revanche, pour ce qui concerne la statuaire privée, il faut bien admettre que, sauf peut-être pour quelques personnages importants du royaume, il n’existe aucune ressemblance : l’uomo qualunque, Monsieur Tout le monde, était figuré selon un stéréotype établi souvent à partir des traits du souverain lui-même, idéal auquel aspiraient tous ses loyaux sujets.


     Dès lors, le portrait, qu'il soit royal ou privé, s’intègre parfaitement dans la conception la plus pérenne de l’art égyptien qui veut reconstruire la réalité au nom d’un ordre immuable transcendant les aléas de l’Histoire et dont Pharaon est responsable sur terre; Pharaon, l’incarnation du démiurge, l’unique intercesseur entre les hommes et les dieux. Il s’agit en fait de donner à voir, au-delà du monde fluctuant des apparences, l’inaltérable perfection de la Création; et non pas de traduire une impression personnelle, éphémère, évanescente, liée à un instant donné. D’où l’importance de proposer ce que l’artiste considère comme une vérité immarcescible, de proposer ce qui doit durer éternellement.


 




     Le portrait égyptien visait non seulement à figurer l’essence des êtres, mais aussi se proposait de les faire exister. Et c’est la raison pour laquelle, une fois achevées, toutes les statues, ainsi que les inscriptions qui les accompagnaient, étaient rituellement soumises au cérémonial de l’"Ouverture de la bouche" au cours duquel une âme leur était symboliquement insufflée.

 



     Mais là, avec les croyances magiques, nous abordons un domaine tellement vaste, tellement contradictoire, tellement porteur de passions - pas toujours sereines - qu’il n’est nullement dans mes intentions de l’épuiser ici et maintenant.


     A suivre, donc ...


 

(Aldred : 1989 ; Donadoni : 1993 ; Laboury : 2003, 55-64 ; Tefnin : 1979, 218-44 ; Vandersleyen : 1997 : 26-42)

 

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7 avril 2008 1 07 /04 /avril /2008 09:17

   

     Après avoir, dans mon article précédent, attiré votre attention, ami lecteur, sur une des conventions de l’art égyptien en matière d’écriture hiéroglyphique, je voudrais aujourd’hui évoquer la notion de relief.


     Un premier point, d’importance capitale à mes yeux, doit tout d’abord être rappelé : la sculpture, les reliefs, la peinture n’étaient employés chez les Anciens, en Egypte comme d’ailleurs dans les autres civilisations antiques, qu'en tant qu'éléments d’architecture. Et l’exposition consacrée à Babylone, ce printemps au Louvre, ne démentira certes pas mon propos.


     En Egypte antique, en Mésopotamie, l’art par excellence fut l’architecture : dominant tous les autres, il les contient tous. Et quand sculptures, gravures ou peintures vinrent compléter le monument, elles épousèrent ses formes ou, telle la ronde-bosse, s’en détachèrent; mais, toujours, en tant qu’accompagnatrices de premier plan, voire même en tant que partie intégrante de ce monument.

 

     Quant à la peinture, elle fut un complément indispensable puisque, ne l’oublions pas, tous les monuments, toutes les statues étaient jadis peints. Ce que certaines planches de la Description de l’Egypte qu’exécutèrent les artistes accompagnant Bonaparte à l’extrême fin du XVIIIème siècle nous démontrent à l’envi.

                                                                                      



    



     Et ce que certains touristes, attentifs, auront peut-être décelé dans l’un ou l’autre coin bien protégé du soleil du temple de Karnak.
 

 




     En tant que partie intégrante du monument
, écrivais-je un peu plus haut : souvenez-vous, ami lecteur, des deux bas-reliefs ramessides qui constituaient en quelque sorte les parois latérales du petit sanctuaire à ciel ouvert entre les pattes du sphinx de Guizeh, ainsi que de l’imposante Stèle du Songe qui y faisait office de mur de fond. Intéressons-nous, une dernière fois, aux scènes quasiment identiques que l’artiste y a gravées. Ou, plus précisément, aux procédés qu’il a utilisés.

 

     Petite remarque en passant : il n’existe pas, dans le vocabulaire égyptien antique, de termes pour désigner l’artiste, l’artisan. Il était symptomatiquement appelé "scribe des contours". Ce qui démontre à nouveau l’étroite imbrication entre l’art et l’écriture. Il apparaît en effet que ce scribe était tout à la fois celui qui dessinait une première esquisse, (comme aux temps les plus anciens étaient dessinés les hiéroglyphes avant qu’on ne les incise dans la pierre par la suite), qui gravait et enfin qui peignait.

 

     Concernant donc nos trois monuments, avec un peu d’attention, vous aurez probablement tout de suite remarqué, ami lecteur, que sur la stèle de Thoutmosis IV, le roi et le sphinx dans le cintre, ainsi que le texte constituant le corps même du monument, sont gravés dans la pierre, tandis que sur les deux bas-reliefs de Ramsès II, ils ressortent légèrement par rapport au fond plat. Nous sommes ici en présence de deux procédés bien distincts caractérisant la gravure monumentale égyptienne : le relief et le creux.

 

     Ainsi, sur B 18 et B 19, scènes et hiéroglyphes, étroitement mêlés comme dans toute décoration de l’Antiquité égyptienne, se profilent en léger relief, tout le champ du registre étant rabattu à plat autour de l’image. (Il vous faut bien évidemment imaginer ces deux pièces absolument intactes, sans altération aucune du temps, ou des hommes).
Il s’agit là d’un exemple de ce que l’on nomme la technique du bas-relief.


     En revanche, sur la Stèle du Songe de Thoutmosis IV, scènes et textes sont gravés en creux, le champ du registre restant tout entier à son niveau normal.

 

     Ces deux procédés, caractéristiques du décor que l’on peut tout aussi bien retrouver sur un petit monument que sur l’immense surface d’un mur de temple, ont coexisté depuis l’Ancien Empire jusqu’aux ultimes soubresauts de l’histoire de l’Egypte.

 

     Ils ne furent toutefois pas employés indifféremment : en règle générale, la gravure en relief servit au décor intérieur des bâtiments, tandis que celle en creux au décor extérieur.

 

     Une raison, toute simple à l’évidence, motivait l’artiste quant au choix du procédé à utiliser; une raison inhérente à l’environnement auquel l’oeuvre était destinée : une gravure en creux, exposée en plein air, donc aux rayons du soleil, à l’intense lumière du jour favorisant les jeux d’ombre et de lumière, ressortait nettement mieux qu’un léger relief. D’autant plus que ce creux pouvait entamer la pierre jusqu’à 2, 5 cm de profondeur.

 

     Tout au contraire, le bas-relief, à l’intérieur d’un bâtiment, où l’éclairage est relativement réduit, apparaissait beaucoup mieux que le creux.

 

     Ces déductions, ressortissant en fait à la physique, ont tout naturellement amené les artistes à élever le procédé en convention. C’est ainsi que le relief en creux employé dans un décor se trouvant à l’intérieur d’un temple signifie que l’on doit considérer la scène comme se déroulant au dehors. Inversement, l’emploi, dans le même décor, de la technique du bas-relief impose que l’on comprenne que la scène se passe à l’intérieur. Et il n’est absolument pas rare que sur le même monument, on retrouve mêlés les deux types de gravure. Ce qui lui confère une lecture d’autant plus pointue.

 

     Le relief dans le creux, déjà utilisé à l’Ancien Empire, connut un développement encore plus grand à l’époque amarnienne, sous Aménophis IV donc. Peut-être parce que le soleil, lui qui permettait au creux un subtil jeu d’ombre et de lumière, y joua idéologiquement un rôle prépondérant ?
Réquisit à débattre ...

 

     A son propos, certains égyptologues ont osé les termes de clair-obscur savant ou art optique.

     Tout ceci nous prouve, si besoin en était encore, que l’artiste égyptien fut toujours préoccupé de donner à son oeuvre une signification précise. Simplement parce qu’il croyait au pouvoir de l’image.

 

     En outre, cela corrobore ce sur quoi j’ai déjà eu l’occasion d’insister : l’image doit être interprétée à l’instar d’une inscription légendant une scène. Et dans une civilisation où, finalement, fort peu de gens étaient à même de lire et de comprendre un texte, cette conception de l’art se révèle d’une importance extrême.
L’art égyptien n’est pas impulsion, mais raisonnement.

     Et nos trois monuments dans tout cela ?
     Parce que gravée en creux, il est certain que la Stèle du Songe de Thoutmosis IV a bien été réalisée pour figurer dans cette petite chapelle à ciel ouvert lovée entre les pattes du grand sphinx de Guizeh. Alors que manifestement, et parce qu’ils sont en léger relief, les deux monuments de Ramsès II, pourtant placés au même endroit, avaient à l’origine manifestement été prévus pour figurer à l’intérieur d’un bâtiment.

     Lequel ? A l’évidence, l’Histoire ne nous l’apprendra jamais.


     A moins que le Professeur Mortimer, ou Obélix, aient là-dessus une petite idée ...

 



(Baud : 1978, 18-29 ; Lacau : 1967, 39-50 ; Vandersleyen : 1979, 16-38 ; Vandier : 1964, 9)

 

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5 avril 2008 6 05 /04 /avril /2008 12:20

  

    Avant de poursuivre notre visite, j’envisage, ami lecteur, afin de répondre aux questionnements de ceux d’entre vous qui m’ont contacté via mon adresse mail personnelle, d’introduire ici quelques considérations générales concernant l’art égyptien et ce, en rapport avec les premiers monuments que j’ai évoqués dans mes précédents articles.  

 

    Dans la mesure de mes connaissances, je compte en effet insérer au fil des semaines quelques articles théoriques regroupés sous le titre générique de "Décodage de l’image". Ils permettront de mieux faire comprendre les intentions des artistes partant du principe que, peu de gens sachant lire et écrire - on estime, pour l’Egypte antique, à 1 % de la population ceux qui en étaient capables -, c’est essentiellement l’image qui véhicule les différents messages émanant du pouvoir politique et religieux.
Il y a donc complémentarité, interdépendance de l’écriture et de l’image.  

 

     Je n’ai évidemment pas la prétention de fournir toutes les clés qui vous permettront d’ouvrir les portes conduisant à une totale compréhension de l’art égyptien. Mais si d’aventure quelques-unes, vous paraissant par moi déjà entrebâillées, vous invitent à pousser plus loin l’investigation, mon but sera certainement un peu atteint. Et, j’espère, la bibliographie que je propose fera le reste.

 

     Non, à vrai dire, c’est vous, ami lecteur, qui ferez le reste. Je n’aurais été que simple passeur ...

     Permettez-moi, dans un tout premier temps de revenir un peu plus didactiquement sur un point que j’ai pourtant déjà eu l’occasion d’aborder mais, à lire certains d’entre vous, pas avec suffisamment de précision : la direction de l’écriture, partant, de la lecture des hiéroglyphes.

 

     Pour déterminer le sens de lecture d’un texte, on repère la direction vers laquelle est tournée la tête de tout être vivant. Si un dieu, un humain ou un animal a le visage ou le bec dirigé vers la gauche, comme sur le bas-relief B 19 le sont ceux qui sont gravés dans les colonnes au-dessus du sphinx, on commence par lire en partant de la gauche et en progressant, ici de haut en bas, vers la droite. Et bien évidemment, si les têtes ou les personnages sont tournés vers la droite, comme Ramsès II sur ce même bas-relief, on lit de droite à gauche.

 

     Et c’est d’ailleurs cette règle, la lecture de droite à gauche, que l’on retrouve le plus fréquemment adoptée, en toute logique, quand il s’agit d’un texte rédigé sur papyrus et par respect d’une tradition codifiée quand il s’agit d’un relief : c’est ce que les égyptologues appellent la "direction dominante".

 

     En toute logique, ai-je écrit. Je m’explique.

                                                                                                                                                                                            
Scribe E 3 023

Musée du Louvre - Région Sully - Premier étage 
Salle 22 - Vitrine 10
 


     Le scribe, accroupi, généralement droitier, maintenait de la main gauche, à plat sur son pagne tendu, le papyrus sur lequel il allait écrire en commençant tout naturellement au bord droit de la feuille. Au fur et à mesure qu’il rédigeait son texte, il déroulait de plus en plus de papyrus pour avancer ainsi vers la gauche.


     S’écrivant de droite à gauche, les signes, tournés vers le début de la page, vers la droite, se lisaient donc tout naturellement de droite à gauche.

 

     C’est cette direction dominante qui sera, dans les monuments isolés, réservée aux dieux : ceux-ci regarderont vers la droite et le roi, par exemple, obligatoirement vers la gauche. De même, les hiéroglyphes qui accompagneront ces scènes.

     Mais reprenons les deux bas-reliefs B 18 et B 19 de Ramsès II. J’ai déjà précédemment eu l’occasion d’attirer votre attention sur le fait que, placés au-dessus du souverain ou du sphinx, les hiéroglyphes ne se présentent pas - et ne sont donc pas lus - dans le même sens. Je n’ai rien à ajouter à l’explication que j’en avais donnée à l’époque : elle me paraît suffisamment claire.

 

     En revanche, vous êtes en droit de vous demander, ami lecteur, alors que je viens d’expliquer que sur les monuments, le dieu a le regard tourné vers la droite et le roi vers la gauche, pourquoi il n’en est pas ainsi sur B 19.

     Rassurez-vous, je n’aurai pas, comme d’aucuns ..., l’outrecuidance de vous faire patienter jusqu’au prochain épisode de ce palpitant feuilleton ! Et d’ailleurs, si vous m’avez lu attentivement, vous connaissez déjà, à l’évidence, la réponse à cette interrogation.


     J’ai en effet précisé que cette règle concernait les monuments isolés. Or, ici, souvenez-vous, les bas-reliefs formaient une paire que Caviglia retrouva entre les pattes du sphinx de Guizeh : ils se répondaient l’un l’autre.
 
 

 

   La codification de la "direction dominante" souffre donc au moins une exception : quand le relief d’une paire, ou d’une suite, est situé à droite dans un temple, le dieu regarde vers la gauche, et donc le roi dans le sens inverse.

     A présent, il nous est aisé de déterminer l’emplacement qui était le leur quand Caviglia les mit au jour : B 18 se trouvait à gauche en entrant dans le petit sanctuaire et B 19 à droite.

 

     Vous remarquerez, pour terminer, que les conservateurs du Louvre ont respecté ces positions puisque, dans la crypte, installés de part et d’autre du sphinx, B 18 est présenté sur le mur de gauche et B 19 sur celui de droite.

 


(Fischer : 1986)

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