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26 juin 2009 5 26 /06 /juin /2009 23:00


     Désireux aujourd'hui de mettre un point provisoirement final à cette longue digression que j'ai dernièrement consacrée à la reine Tiy, je voudrais vous donner à lire un document concernant directement l'Egypte, mais ressortissant plus particulièrement à la civilisation mésopotamienne.

        Il vous souvient assurément, ami lecteur, j'ose à tout le moins l'espérer, que j'avais cru bon, samedi dernier, après vous avoir présenté un de ses portraits le mardi 9 juin, d'attirer votre attention sur l'aura qui fut la sienne aux yeux des pays étrangers, le Mitanni entre autres, cette région approximativement située aux abords de l'Euphrate, apparemment au nord de l'actuelle Syrie, mais sur la localisation de laquelle ceux des égyptologues qui concentrent plus particulièrement leurs recherches sur les notions de géographie antique ne parviennent pas encore à exactement accorder leur boussole.

     Et ce sera par l'intermédiaire d'une lettre que nous devons précisément au souverain de ce pays jadis extrêmement puissant, que les Egyptiens appelaient "Naharina", mais qui à l'époque où commence le règne d'Akhenaton connaît les prémices de son déclin, que je voudrais vous faire comprendre combien l'influence de la reine Tiy fut grande à la fois pour l'Egypte, mais aussi extra-territorialement parlant, et ce depuis la fin de vie de son époux, Amenhotep III, et tout autant pendant les premières années de son veuvage, à la cour de son fils.


     Il faut d'emblée savoir qu'une correspondance existait déjà entre l'Egypte et le Mitanni, initiée par Amenhotep III lui-même, depuis approximativement la trentième des trente-huit années que compta sa souveraineté sur l'Egypte, pour notamment quémander aux potentats étrangers l'une ou l'autre de leurs filles à épouser - (deux seront ainsi envoyées par le Mitanni : Giloughépa, fille de Chouttarna et Tadoukhépa, fille du roi Toushratta qui nous occupe aujourd'hui) -, mais aussi quelques femmes, les plus belles qu'il soit possible, pour agrémenter le harem royal.
Savoir aussi que cet échange épistolaire se poursuivit avec Amenhotep IV/Akhenaton.

     Rédigées essentiellement en akkadien, langue diplomatique officielle de ces temps anciens, les quelque trois cent quatre-vingts lettres mises au jour, en 1886-87, au centre même d'Akhetaton, dans un bâtiment de briques crues officiellement estampillées "Place des Lettres de Pharaon, Vie, Prospérité, Santé"; construction identifiée "Q 42.21" dans les documents des archéologues allemands de l' "Orientgesellschaft" qui la nomment plus communément "Maison des Archives", se présentent en fait comme des tablettes d'argile rectangulaires mesurant entre 8 et 15 centimètres de haut pour 6 à 8 de large.

     De cet important corpus, un peu plus de 200 tablettes ont été acquises par le Vorderasiatisches Museum de Berlin, un peu moins d'une centaine par le British Museum de Londres, une petite cinquantaine par le Musée du Caire et seulement 7 exemplaires par le Louvre;  le reste étant la propriété de collectionneurs privés. 

     Gravées de signes cunéiformes, elles constituent pour l'historien en général et l'égyptologue en particulier, un inestimable fonds permettant de mieux appréhender les relations qui s'étaient établies entre les deux Etats, et contribuent en outre à accroître notre perception de l'histoire politique et sociale du couloir syro-palestinien dont les chefs étaient incontestablement subordonnés à Pharaon.

     Mais qui dit correspondance, entend certes envoi, mais aussi réception de courrier. Et c'est ainsi que l'on peut voir à Londres, au British Museum, exposée dans le Department of the Middle East, la "lettre" ci-après que Toushratta, roi du Mitanni, fit écrire recto verso en signes cunéiformes sur une tablette d'argile de près de 2 centimètres d'épaisseur, d'une hauteur de 14, 6 et d'une largeur de 7 centimètres, et qu'il fit parvenir à la reine Tiy alors que, veuve déjà, elle résidait en Moyenne-Egypte, dans la capitale créée ex nihilo par son fils Amenophis IV/Akhenaton et sa belle-fille Nefertiti.



     Se déployant sur une trentaine de lignes, et malgré qu'existent des parties malheureusement brisées, notamment aux coins supérieur droit et inférieur gauche, le texte de la présente tablette (E 29794) adressée à Tiy, indépendamment qu'il mette l'accent sur les reproches que Toushratta désirait adresser à Akhenaton qu'il jugeait moins bien le traiter que ne l'avait fait avant lui Amenhotep III, nous indique toute l'importance que la reine conservait aux yeux du souverain mitannien.


     "Dis à Tiy, la maîtresse de l'Egypte : ainsi parle Tushratta, roi du Mitanni.

     Pour moi tout va bien. Pour toi que tout aille bien. Pour ta maison, ton fils, que tout aille bien. Pour Tadukhepa, ma fille, ta belle-fille, que tout aille bien. Pour tes pays, pour tes troupes et pour tout ce qui t'appartient, que tout aille bien.
(...)

     Je n'oublierai pas l'amitié avec Mimmureya, ton mari (1). Plus que jamais auparavant, en ce moment même, j'ai dix fois, beaucoup, beaucoup plus d'amitié pour Napkhourreya, ton fils (2).
Tu es celle qui connaît les paroles de Mimmureya, ton mari, mais tu n'as pas envoyé tout mon cadeau d'hommage que ton mari commanda qu'on envoie. J'avais demandé à ton mari des statues en or coulé massif, disant : "Que mon frère m'envoie pour mon cadeau d'hommage des statues en or coulé massif et de lapis-lazuli authentique. "

     Mais maintenant, Napkhourreya, ton fils, a plaqué des statues en bois. Puisque l'or c'est de la poussière dans le pays de ton fils, pourquoi ont-elles été la cause d'une telle peine pour ton fils qu'il ne me les a pas données ?
(...)

     Ceci est-ce de l'amitié ? J'avais dit : "Napkhourreya, mon frère, va me traiter dix fois mieux que son père ne l'avait fait." Mais maintenant, il ne m'a même pas donné ce que son père avait l'habitude de donner.  



(1) Il s'agit bien évidemment du pharaon Nebmaâtrê - Amenhotep III, époux de la reine Tiy.

(2)  Et ici de Nebkheperourê - Akhenaton, leur fils.



(Moran : 1987, 168-9; Tiradritti : 2008, 86-93; Ziegler : 2008, 349)

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8 mai 2009 5 08 /05 /mai /2009 23:00


     Après vous avoir donné à lire les samedis 25 avril et 2 mai derniers les rapports de fouilles rédigés par l'égyptologue français Bernard Bruyère à Deir el-Médineh, je vous propose aujourd'hui, ami lecteur, le denier compte rendu qu'il publia chez nous, en Belgique, dans la Chronique d'Egypte dépendant de la Fondation égyptologique Reine Elisabeth qu'avait créée à Bruxelles Jean Capart, dans le premier tiers du XXème siècle.




     A la fin de l'époque ptolémaïque le grand puits de Deir el Medineh, creusé (...) au nord du temple d'Hathor, n'ayant pas atteint le but que l'on s'était proposé, avait été en grande partie recomblé à l'aide des terres de forage et des décombres d'un quartier du village du Nouvel Empire. Les fouilles de 1949-1950 nous ont fait retrouver dans ces décombres plus de cinq mille ostraca hiératiques ou figurés des dynasties XIX et XX.

     Mais le grand puits n'avait jamais été complètement rempli et un vaste entonnoir restait béant qui sollicitait la curiosité des savants et la cupidité des indigènes. Des missions scientifiques et des tentatives clandestines ont donc cherché à percer son mystère et ont accumulé leurs déblais successifs sur le bord oriental de l'entonnoir. Ces dépôts devaient contenir des ostraca qu'il importait de retrouver pour compléter la collection déjà faite dans l'intérieur du puits.

     La première tâche de la mission autonome de Deir el Medineh fut donc de cribler les déblais de nos devanciers et de tamiser une cinquième fois nos propres déblais. Ce travail opéré sur une superficie de trois mille mètres carrés et une épaisseur de deux à cinq mètres, demanda vingt-huit journées et rapporta un gain de deux mille deux cents ostraca nouveaux dont un grand nombre très intéressants par les dimensions, la conservation et la nature des inscriptions.

     La seconde tâche, projetée et réalisée, fut le déblaiement du versant nord de la colline de Gournet Mouraï, en face du temple ptolémaïque d'Hathor. Ce secteur, maintes fois prospecté par les habitants de Gournah et par des archéologues, marque l'extrémité de la concession affectée aux ateliers funéraires du Nouvel Empire. C'est le complément de nos fouilles de 1940 et son voisinage du temple et du puits, sa relation historique avec eux et le village depuis le début de la XVIIIème dynastie jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne qui présentaient un intérêt assez puissant et urgent pour en imposer le désensablement exhaustif.

     Le résultat fut la remise au jour de onze tombes et d'autant de maisons disposées en deux étages. Les unes et les autres sont de la première époque de l'occupation du site au temps de Thotmès Ier et elles ont été spoliées, occupées, transformées, pillées depuis ce moment jusqu'à nos jours. Les morts du Nouvel Empire et les momies noires gréco-romaines se mélangent dans les hypogées. La céramique de la XVIIIème dynastie voisine avec la vaisselle copte.

     Mais la chose la plus remarquable est que presque chaque tombe, chaque maison renfermait une quantité plus ou moins grande de fragments de papyrus hiératiques et d'ostraca ramessides contenant généralement des textes magiques.

     A ce propos, il est essentiel de rappeler que presque tous les papyrus les plus connus du Nouvel Empire et souvent de la Basse Epoque, conservés dans nos musées, proviennent de Deir el Medineh et principalement de la région qui avoisine le temple d'Hathor. Schiaparelli a fouillé cette section de village et de nécropole en 1905. Il y fit ample moisson de papyrus et d'ostraca et c'est à Turin que doivent se trouver les compléments de ceux que nous avons glanés après lui.

     Notre récolte d'ostraca a été de deux cent soixante-dix pièces nouvelles, presque toutes très importantes. L'abondance d'écrits de toute nature, la fréquence des textes de magie prophylactique contre les attaques des bêtes venimeuses ou féroces, semblent indiquer la présence de nombreux scribes en ces parages, les préoccupations dominantes d'une époque au point de vue religieux; les goûts littéraires assez répandus parmi les artisans; l'envahissante paperasserie de l'administration et enfin, au point de vue des conditions d'ambiance, le pullulement des reptiles et des insectes.

Mai 1951

 
(Bernard Bruyère, Deir el Medineh. - Mission française 1950-1951, dans Chronique d'Egypte n° 53, Vingt-septième année, Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Parc du Cinquantenaire, Bruxelles, Janvier 1952, pp. 111-2)             
 

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1 mai 2009 5 01 /05 /mai /2009 23:00

     Dans la foulée d'un premier article consacré, mardi 21 avril, aux outils agricoles exposés dans la vitrine 10 de la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, je vous ai proposé, ami lecteur, samedi dernier, de prendre connaissance du rapport des fouilles que Bernard Bruyère entreprit, en 1949, dans le "Grand Puits" de Deir el-Médineh. Et vous faisais d'emblée remarquer que son opinion varierait avec la poursuite de ses recherches et, surtout, de ses découvertes.

     Aujourd'hui, fidèle à ma promesse, je vous donne à lire la suite de ce compte rendu, relatant ses conclusions en clôture des investigations de la campagne suivante, celle de 1950.
  


 
    
La fouille du grand puits situé au nord du temple ptolémaïque d'Hathor à Deir el-Medineh, commencée l'année dernière, s'était arrêtée en fin de campagne, à une profondeur de 35 mètres environ et un sondage partiel, poussé verticalement jusqu'à 7 mètres, n'avait pas atteint le fond.

     L'escalier antique, retrouvé le long de la paroi nord, descendait d'ouest en est et, après un premier palier d'angle, s'amorçait déjà une série de quelques marches en direction du sud, contre la paroi orientale.

     Malheureusement, cet escalier taillé dans une roche marneuse inconsistante, était tellement usé et en grande partie détruit qu'il fallut le reconstruire en briques cuites et en ciment avant de reprendre la fouille, car il constituait la seule voie possible d'évacuation des déblais.

     L'an passé, la couche de décombres, riche en ostraca, avait été totalement épuisée par prudence et aucune perspective de trouvaille semblable ne s'offrait désormais, le sondage ayant révélé uniquement un remplissage composé de marne en gros blocs ou réduite en poussière.

     Pendant cinquante-deux jours, avec un effectif de cent vingt ouvriers en moyenne sur cent quatre-vingt dix inscrits au début, la tâche, de plus en plus pénible et dangereuse à mesure que l'on s'enfonçait, fut de piocher dans ce conglomérat et de remonter à pleines corbeilles des terres de comblement presque dénuées d'intérêt.

     Afin d'éviter un surmenage rapide, voire des accidents, le travail s'opérait en quatre phases. Un premier groupe d'une douzaine de piocheurs débitaient à coups de pics les quartiers de roc et les masses durcies de débris qui étaient entassés depuis des siècles au fond du puits; ils en remplissaient des corbeilles dans une demi-obscurité qu'aucun rayon de soleil ne perçait et sous la menace constante d'un éboulement de paroi ou de la chute d'un fragment de roche échappé d'un panier et tombant d'une hauteur de plus en plus grande. Un deuxième groupe, le plus nombreux, debout, face au vide intérieur, au bord de chaque marche des escaliers étroits et glissants, se passait de mains en mains les corbeilles pleines jusqu'à l'un des paliers supérieurs tandis que derrière cette ligne immobile, quelques hommes faisaient redescendre les corbeilles vides. Comme il y avait un total de cent quatre-vingt-six marches et un nombre insuffisant d'ouvriers pour les garnir toutes, un troisième groupe prenait les lourds paniers pleins et, en trois relais marqués par les paliers angulaires, gravissait cent fois par jours les degrés usés, jusqu'aux wagonnets qu'un quatrième groupe transportait à une centaine de mètres de là jusqu'au déversoir.

     Cet aperçu de la méthode de travail imposée par les circonstances et le mérite des exécutants n'est donné ici qu'à titre documentaire en raison du caractère exceptionnel que présentait cette fouille en profondeur accomplie en un laps de temps très court et sans engins spéciaux; il fournit l'occasion de rendre un juste hommage à l'esprit de prudente initiative et à l'énergie du Reis Ahmed Hassane comme à l'endurance et au courage de toute son équipe. Si le résultat de leurs efforts n'a pas répondu aux espérances que les légendes locales avaient fait miroiter à leurs yeux depuis longtemps, il n'en reste pas moins qu'ils ont remis au jour une curiosité archéologique dont la valeur est indiscutable.

     On avait en effet escompté qu'un grand tombeau pouvait seul avoir été le but d'un aussi gigantesque forage et l'on pensait que la nature même du sol avait conditionné les dimensions inhabituelles d'un tel cratère. Guidé par les affleurements crétacés environnants, le constructeur pouvait avoir voulu atteindre sous les sédiments de marne un banc de calcaire qui, forcément, devait se trouver à une certaine profondeur et qui lui aurait permis de creuser dans cette roche solide, compacte et apte à recevoir une décoration gravée ou sculptée, une série de couloirs souterrains et de salles composant le dispositif traditionnel d'un hypogée important.

     Le comblement postérieur du puits, la destruction qui paraissait à première vue intentionnelle des escaliers, pouvaient être interprétés comme des mesures de sécurité prises après une inhumation pour interdire à jamais l'accès du caveau. Ces escaliers larges d'à peine 1,20 m, taillés le long des quatre parois, descendaient en spirale par six révolutions et sept paliers d'angles. Quant aux parois de cet immense carré de 12 mètres de côté, elles étaient aussi soigneusement ravalées verticalement que le permettait la qualité médiocre de la roche. On y voyait encore, tracés en rouge, les axes médians de chaque face et les bandes horizontales de points indiquant la limite de ravalement.

     Un détail cependant pouvait en apparence constituer un argument contre l'hypothèse d'une destination funéraire du puits : à partir du cinquième palier, l'escalier de marne, jugé trop peu solide, avait été revêtu de dalles en calcaire et bordé de la même pierre, vers l'intérieur, par une sorte de basse rambarde ne dépassant pas l'arête des marches. Un tel souci de durée était incompatible avec l'idée de l'emploi sans lendemain d'une descente vers un tombeau et ne cadrait pas avec la ruine supposée volontaire des volées de marches entre les troisième et cinquième paliers. Toutefois ce détail n'avait rien de probant car les quatre mois de la fouille actuelle ont suffi à produire une telle usure qu'on fut obligé de rétablir en maint endroit l'antique dallage.

     A une profondeur de 42 mètres la marne, devenue de moins en moins friable, s'arrêtait brusquement en suivant une ligne presque horizontale  se relevant de quelques centimètres en allant du sud-ouest au nord-est et le banc de calcaire apparaissait. D'abord, il était fissuré verticalement mais ces fentes cessaient plus bas et le calcaire, très blanc et bien paré, promettait l'utilisation projetée, s'il pouvait se continuer assez pour donner à un souterrain l'épaisseur suffisante de plafond pour éviter tout danger d'effondrement. Par malchance, la couche calcaire ne mesurait pas plus de 8 mètres de hauteur et, de même qu'elle avait succédé sans transition à la marne, celle-ci reparaissait soudain à la cote 39,25 m.

     Depuis le sixième palier, l'escalier des deux dernières portions était taillé en plein calcaire avec rampe externe, contre les parois de l'ouest et du nord. Les quelques marches inférieures qui aboutissaient au fond du puits étaient seulement revêtues de dalles dès la réapparition de la marne.

     Par les fissures du calcaire au flanc sud et à l'angle sud-ouest s'écoulaient de minces filets d'eau saumâtre, tantôt froids, tantôt tièdes, plus abondants le matin que le soir, qui transformaient peu à peu en boue gluante les terres de comblement, de sorte qu'il fallut poursuivre le déblaiement à l'aide de corbeilles étanches et de sceaux. Il était évident qu'une poche d'eau souterraine se trouvait au sud du puits. Existait-elle quand le forage fut entrepris et fut-elle une des causes de l'interruption des travaux ? Le niveau actuel du Nil est à la cote 76 mètres, calculé à la limite du désert; mais on sait qu'il n'a cessé de croître depuis les temps antiques. 

     Une autre cause technique possible de l'abandon de l'ouvrage serait-elle la brusque disparition du calcaire et la déception de ne pouvoir creuser dans les parois l'agencement d'un caveau à multiples chambres ? Sur aucune de ces parois ne se montrait la moindre trace d'un semblant d'ébauche d'une porte et le fond lui-même ne recelait point d'indice d'un puits plus petit descendant vers une possibilité d'autre banc calcaire plus profond.

     Le terminus du grand puits présentait l'aspect d'un chantier de carrière dont l'exploitation aurait été brutalement arrêtée, soit, comme il vient d'être dit, par suite de difficultés matérielles insurmontables, soit pour une cause historique, un bouleversement politique par exemple.

     On pouvait se rendre compte du procédé employé par les carriers de jadis qui, pour approfondir le puits, débitaient la roche, couche par couche, sous la forme de dalles plus ou moins épaises et de gros blocs rectangulaires. Certains de ces blocs, détachés ou tenant au fond, restaient en place et certaines de ces dalles, dressées contre les parois, semblaient attendre d'être remontées par le moyen de poulies au bout de madriers horizontaux dont les cavités d'engagement se voient encore dans les parois 3 et 4.

     Ainsi les espoirs de trouvaille d'un grand tombeau s'évanouissaient, sans toutefois que fût complètement anéantie l'hypothèse d'une destination funéraire, mais en donnant plus de force à d'autres suppositions.

     L'opinion de G. Foucart était que cet immense cratère, dans une dépression naturelle proche du temple d'Hathor, pouvait être une source sacrée (et non un lac sacré à une telle profondeur). Cela trouverait une possibilité de vraisemblance dans le fait qu'en 1940, près de l'angle externe nord-est de l'enceinte ptolémaïque du temple, on découvrit un groupement de cuves rectangulaires en grès ayant contenu de l'eau bourbeuse et portant dans le fond des traces profondes d'écopage. Des amphores piquées dans le sol entouraient les cuves et, non loin de là, furent recueillis de nombreux petits vases en céramique vulgaire en forme de calices.

     En admettant l'antiquité des écoulements d'eau signalés plus haut et leur recherche voulue par le créateur du puits et prise pour but du forage, on pourrait être amené à déduire que les anciens, d'une époque encore indéterminée, attribuaient à cette eau des vertus curatives et miraculeuses et venaient là, comme on va aux sources thermales, absorber des calices de ce liquide médicinal.
 

     Quoiqu'il en soit des diverses hypothèses et du résultat négatif de la fouille, il demeure que ce grand puits constitue un exemple rare, sinon unique, au moins à Thèbes, d'une oeuvre aussi colossale en sa conception et en son exécution.

     Le problème subsiste toujours de savoir quand et pourquoi fut creusé ce gouffre et qui en fut l'auteur responsable. Les mêmes questions se posent au sujet de son abandon subit et de son recomblement.

     La présence des objets et des ostraca du Nouvel Empire au milieu des terres de remplissage n'apporte aucune précision de date antérieure à la XXème dynastie et la marge reste grande entre cette époque et les temps modernes. Une relation entre les puits et les tombes voisines des grandes adoratrices saïtes garde malgré tout une certaine valeur de probabilité. C'est ce que les fouilles prochaines veulent essayer de rechercher par une exploration des sépultures et des vestiges de constructions de la région.

     La saison de 1950 n'aurait eu que ce résultat d'intérêt purement archéologique, il eût été satisfaisant; mais elle ne fut pas infructueuse à d'autres points de vue car plus de deux mille trois cents nouveaux ostraca ont été recueillis en fin de campagne par un quatrième triage de nos déblais et par le criblage de ceux de nos prédécesseurs. Conformément à nos traditions, les déblais déjà plusieurs fois inspectés pendant la fouille, ont été de nouveau passés au tamis car il est facile que des ostraca ou de menus objets, mêlés à ces monceaux de tessons et de cailloux sans valeur, échappent à l'attention des ouvriers et des surveillants.

     Les ostraca des deux campagnes ont déjà commencé à être étudiés par les deux savants épigraphistes MM. Cerny et Posener, venus spécialement en Egypte pour préparer leur prochaine publication dans la suite des
Documents de Fouilles. Il ne convient pas de déflorer le résultat obtenu par nos confrères, mais on peut dire pourtant que leurs constatations apporteront de nouvelles et importantes révélations dans le domaine des connaissances littéraires et démographiques que nous possédions sur le village des ouvriers et artisans des nécropoles royales thébaines.

     La richesse de cette collection d'ostraca, la plus importante en nombre et en valeur qui ait été faite depuis bien longtemps, prouvera, s'il en était encore besoin, l'opportunité de la fouille qui vient d'être faite et compensera, pour la science égyptologique, l'absence d'un tombeau, si beau soit-il, au fond du grand puits de Deir el-Medineh.

       

(Bernard Bruyère, Deir el Medineh. - Fouilles de 1950, dans Chronique d'Egypte n° 51, Vingt-sixième année, Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Parc du Cinquantenaire, Bruxelles, Janvier 1951, pp. 67-72) 

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24 avril 2009 5 24 /04 /avril /2009 23:00


     A l'occasion de notre première approche ce mardi 21 avril des objets exposés dans la vitrine 10 de la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, j'ai pris l'initiative, ami lecteur, d'aborder très succinctement, l'historique des fouilles qui ont amené les membres de l'Institut français d'archéologie orientale (IFAO), et Bernard Bruyère plus particulièrement qui y a consacré trente années de sa carrière d'égyptologue, à découvrir le site de Deir el-Médineh, avec notamment le village des artisans des tombes royales et princières de la Vallée des Rois et de celle des Reines du Nouvel Empire.

     Extrêmement riche en exhumation d'objets divers, ainsi qu'en tombeaux bellement décorés s'étageant dans le cimetière de l'Ouest, ce vallon dissimulé entre la colline de Gournet Mouraï et la montagne thébaine, l'est aussi par l'extraordinaire provende qu'au milieu du siècle dernier, B. Bruyère récolta dans ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler le "Grand Puits".


     L'année dernière, dans l'article que j'avais consacré au grand égyptologue belge qu'était Jean Capart, j'avais mentionné, parmi tout l'apport dont le monde scientifique lui était redevable, la création, grâce au soutien moral et financier de la Reine des Belges, de la Fondation Egyptologique Reine Elisabeth (F.E.R.E.) et, en parallèle, d'un bulletin paraissant à l'époque deux fois l'année, la "Chronique d'Egypte" (CdE), destiné à publier les articles des égyptologues du monde entier.

     C'est précisément dans ce bulletin périodique que trois années durant, B. Bruyère nous donna un bref compte rendu de ses campagnes de fouilles et de ses découvertes consécutives dans le "Grand Puits".

     En annexe donc de l'article de ce mardi, j'ai jugé opportun, pour le centième billet de ce blog, de vous proposer aujourd'hui la lecture de très larges extraits du premier de ses rapports de fouilles dans ce "mystérieux" gouffre, avec ses réflexions encore un peu brutes, qu'il peaufinera par la suite et modifiera même à la lumière de ses autres campagnes d'investigations.


(Andreu : 2002, 34 - Photo prise à l'époque des fouilles du Grand Puits)



     La mission, désormais autonome, de Deir el-Medineh a poursuivi en 1949 les travaux d'achèvement du chantier que l'Institut Français d'archéologie orientale du Caire exploitait depuis l'année 1917 sous les directions successives de MM. Georges Foucart et Pierre Jouguet.

     Les recherches relatives à la concession des ateliers thébains des nécropoles royales du Nouvel Empire pouvant être considérées aujourd'hui comme terminées en ce qui concerne la région au sud du temple ptolémaïque d'Hathor aussi bien qu'à l'intérieur de l'enceinte de ce sanctuaire et au nord de celle-ci, il importait d'explorer un immense cratère béant au pied de la falaise libyque, entre le temple et Sheikh-abd-el-Gournah.

     Ce vaste entonnoir, creusé dans la roche marneuse, et dont l'orifice supérieur mesure 35 mètres de diamètre, avait déjà sollicité l'attention des fouilleurs autorisés et clandestins à plusieurs reprises. Tour à tour certaines institutions scientifiques sous les ordres des savants Schiaparelli, Möller, Foucart, avaient cherché à en percer le mystère; des entreprises indigènes, subventionnées par Shenoudi, Abd-er-Rassoul et autres avaient aussi tenté de résoudre le problème; mais les uns et les autres avaient abandonné, par manque de moyens suffisants, le désensablement de ce gouffre.

     Supposant à bon droit que les anciens Egyptiens n'avaient pu entamer un aussi gigantesque travail et le laisser inachevé, que la nature du terrain et les techniques coutumières interdisaient les hypothèses d'une recherche d'un point d'eau ou le forage en profondeur d'une carrière de calcaire, nos prédécesseurs n'hésitèrent pas à baptiser "Puits funéraire" l'énorme cavité et, partant de ce principe, à essayer de parvenir à un caveau qui, logiquement avait les plus grandes chances de se trouver du côté de la chaîne libyque, c'est-à-dire sur le flanc interne occidental.
(...)

     Si aucun des fouilleurs précités, descendu pourtant à une assez considérable profondeur, n'arriva jusqu'à l'entrée supposée d'un hypogée, deux résultats intéressants furent atteints lors des diverses tentatives. Le premier fut la récolte, parmi les terres de comblement, d'une certaine quantité d'ostraca d'époque ramesside dont s'enrichirent le musée de Berlin et les officines des antiquaires de Louxor. Ces trouvailles suffisaient à montrer la nécessité de poursuivre les investigations afin de compléter la documentation sur le village antique des artisans de cimetières.

     Le second résultat avait été la constatation du ravalement vertical de la paroi interne occidentale du puits et la présence d'un ressaut de cette paroi que les chercheurs clandestins, travaillant dans les profondeurs obscures d'un trou d'homme, prirent pour le sommet du linteau d'une porte. Il n'en fallut pas plus pour faire naître la légende d'un magnifique linteau de calcaire orné même d'un soleil doré encadré par deux ailes polychromes.

     Brodant sur ce canevas, l'imagination orientale grossissait d'année en année l'importance de cette soi-disant découverte et surexcitait la cupidité des habitants des deux rives du Nil. On ne pouvait par conséquent abandonner la concession de Deir el-Medineh sans avoir, par une fouille exhaustive du puits, tari la source des ostraca et supprimé, tout ensemble, un espoir de pillage et la légende qui l'eût motivé.

     Pour ces différentes raisons, la Commission des Fouilles des Relations Culturelles au Ministère français des Affaires Étrangères décida en 1948 de pousser jusqu'à leur terme les investigations commencées depuis plus de trente ans et fâcheusement arrêtées en 1947.

     Entre le 13 février et le 25 avril 1949, date à laquelle les ouvriers furent obligés de quitter le chantier pour aller aux moissons, la fouille avait pu descendre à presque 40 mètres de profondeur et extraire environ 5800 mètres cubes de déblais sans toutefois parvenir au fond rocheux du puits et à la porte du caveau funéraire.
 

     Son premier gain archéologique fut d'acquérir la preuve de la destination funéraire de cet abîme colossal, unique en son genre dans la nécropole de Thèbes. En effet, le vaste entonnoir dont l'ouverture vaguement circulaire atteint 35 mètres de diamètre se continue ensuite par un puits parfaitement carré de 12 mètres de côté aux parois soigneusement ravalées et rigoureusement verticales. Un escalier antique, taillé dans le roc, descend le long de la paroi nord; d'abord d'est en ouest, puis après un palier d'angle, d'ouest en est et enfin, après un second palier, longe le flanc oriental en se dirigeant du nord vers le sud. Quelques marches de ce troisième tronçon sont déjà dégagées.

     Un autre gain très appréciable aux points de vue historique et philologique fut la récolte faite dans les déblais d'une importante quantité d'ostraca hiératiques et figurés (aucun ostracon démotique ou copte). Plus de 3000 pièces inscrites ou dessinées, mêlées à des masses de tessons de céramique sans décor, à des fragments d'objets en pierre ou en bois (statuettes, socles, stèles, peignes, chevets, etc.), étaient rassemblées en un bloc compact à mi-profondeur et noyées dans les décombres provenant certainement d'une agglomération habitée pendant les quatre siècles d'occupation de Deir el-Medineh par les ateliers royaux des cimetières.
(...)

     Un semblable groupement d'ostraca et d'objets, inséré entre les gisements de marne en blocs ou en poussière des parties inférieures du puits et les sables de ruissellement des parties superficielles amenés par le vent ou les pluies, ne pouvait être l'effet du hasard ni même d'un cataclysme, car entraînés par un torrent, les ostraca n'eussent pas conservé la netteté graphique qu'ils ont presque tous. Donc c'est intentionnellement qu'ils furent précipités en une seule fois et à une époque où le village des artisans était déjà déserté. Ce ne pouvait être que pour combler le puits après une inhumation, pour en interdire l'accès à l'avenir et cette opération se placerait alors après la fin de la XXème dynastie.

     Comme personne n'est parvenu jusqu'à la profondeur atteinte par nous en 1949, ni dans l'antiquité ni aux temps modernes, il n'est pas téméraire d'espérer que si tombeau il y a, il est resté inviolé et que les fouilles de 1950 nous réserveront la chance de percer l'énigme du Grand Puits et de savoir enfin quelle illustre dépouille a cherché un aussi grandiose abri pour son éternité.
(...)


(Bernard Bruyère, Deir el Medineh 1949, dans Chronique d'Egypte n° 49, Vingt-cinquième année, Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Parc du Cinquantenaire, Bruxelles, Janvier 1950, pp. 45-8)        


   



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3 avril 2009 5 03 /04 /avril /2009 23:00



     Pour cet ultime article avant le congé de Printemps qui commence, en Belgique à tout le moins, aujourd'hui même, je vous propose, ami lecteur, une dernière fois de suivre Pierre Loti dans son périple sur la terre des pharaons, en 1906. J'ai choisi, après vous avoir donné à découvrir ses impressions successivement à propos de la ville du Caire, du sphinx et des pyramides et, dernièrement, du kiosque et du temple engloutis de Philae, de vous donner à lire, ce samedi, sa vision du Sérapéum de Memphis, extraite d'un chapitre intitulé Chez les Apis, le sixième de l'ouvrage que nous avons feuilleté de conserve au mois de mars, et qu'il consacre à cet ensemble de sépultures destinées aux momies des taureaux sacrés qu'Auguste Mariette mit au jour au milieu du XIXème siècle.






     Les demeures des Apis, dans l'obscurité lourde, en dessous du désert memphite, sont, comme chacun sait, de monstrueux cercueils en granit noir rangés le long de catacombes toujours chaudes et étouffantes ainsi que d'éternelles étuves.

     Des berges du Nil, pour aller chez eux,  il nous faut traverser d'abord la région basse que les inondations du vieux fleuve, régulières depuis le commencement des temps, ont fini par rendre propice à l'éclosion des plantes et au développement des hommes : une ou deux heures de route, le soir, à travers des futaies de dattiers dont les belles palmes tamisent sur nos têtes la lumière d'un soleil de mars à demi voilé par des nuages et déjà déclinant. De loin en loin des troupeaux paissent à cette ombre légère. Et nous croisons des fellahs paisibles qui ramènent des champs, vers les villages de la rive, leurs petits ânes chargés de gerbes. Il fait doux et il fait salubre sous ces hauts bouquets de plumes vertes indéfiniment répétées, qu'un vent tiède remue presque sans bruit. On a l'impression d'être dans une zone heureuse, où la vie pastorale doit être facile, même un peu paradisiaque.

     Mais là-bas, devant nous, il y a un monde tout autre qui de plus en plus se révèle; son aspect prend l'importance d'une menace de l'Inconnu; il terrifie comme une apparition du chaos, de l'universelle mort ... Ce monde, c'est le désert, le désert  dominateur, au milieu duquel l'Egypte habitée, les verdures du Nil tracent à peine un étroit ruban, et, ici plus qu'autre part, il est saisissant à regarder surgir, ce désert souverain, tant il se tient surélevé et nous laisse en contrebas de lui, dans la vallée édénique où les palmiers nous ombragent.

     Avec ses tons jaunes, ses marbrures livides, avec ses sables qui lui donnent des aspects d'inconsistance, il se dresse sur tout l'horizon comme une espèce de muraille molle ou de grande nuée à faire peur, - ou plutôt comme une longue vague de cataclysme, qui ne bouge pas, c'est vrai, mais qui pourrait bien se déverser et engloutir.

     De plus, il est le "désert memphite", c'est-à-dire un lieu tel qu'il n'en existe point d'autre sur terre, une nécropole fabuleuse où les hommes d'autrefois ont durant trois mille ans amoncelé des morts embaumés, exagérant de siècle en siècle l'orgueil fou de leurs tombeaux;  donc, au-dessus de ces sables qui font l'effet d'une lame de quelque mascaret mondial arrêté dans sa marche, nous voyons se lever de tous côtés, jusqu'au fond des lointains, des triangles aux proportions surhumaines, qui étaient en leur temps des couvertures à momie : les pyramides, encore debout là toutes, sur le sinistre piédestal que leur fait le désert; les unes assez proches, les autres plus perdues dans l'arrière-plan des solitudes, - et peut-être plus terribles pour n'être ainsi qu'esquissées en grisailles, trop haut devant les nuages.
(...)

     L'habitation des Apis, seigneurs de la nécropole, est à peine à deux cents mètres d'ici. On nous annonce que c'est éclairé chez eux et que nous pouvons nous y rendre.

     Descente par un étroit couloir en pente rapide, creusé dans le sol, entre des talus de pierrailles et de sable. Tout de suite nous sommes abrités, là-dedans, contre le vent si âpre qui souffle sur le désert, et même, de la porte d'ombre, béante devant nous, vient comme une haleine de four : il fait toujours sec et chaud dans les souterrains funéraires de l'Egypte, qui sont de merveilleuses étuvres à momies. Le seuil franchi, c'est l'obscurité d'abord. Précédés d'une lanterne, tours et détours, marchant sur de larges dalles, rencontrant des stèles, des blocs éboulés, de gigantesques débris, dans une chaleur toujours croissante.
     Enfin nous apparaît la principale artère de l'hypogée, l'artère de cent cinquante mètres de long, taillée dans le roc, où les bédouins ont préparé pour nous leur grêle illumination d'usage.

     Et c'est un lieu d'aspect terrible, où vous saisit dès l'entrée le sentiment du trop lugubre, l'oppression du trop lourd, du trop écrasant, du surhumain. Les petites flammes impuissantes d'une cinquantaine de pauvres chandelles, que l'on vient de planter sur des trépieds de bois, en enfilade d'un bout à l'autre du parcours, nous montrent, à droite et à gauche de l'immense avenue, des cavernes sépulcrales carrées contenant chacune un cercueil noir, mais un cercueil comme pour un mastodonte. Ils sont carrés aussi, tous les cercueils si sombres et pareils, sortes de caisses sévèrement simples, mais faites d'un seul bloc de granit rare, aussi luisant que du marbre. Aucun ornement; il faut y regarder de près pour distinguer, sur ces parois lisses, les inscriptions hiéroglyphiques, les rangées de petits personnages, de petits hiboux, de petits chacals qui racontent en une langue perdue l'histoire des antiques humanités; ici, la signature du roi Amasis; là, celle du roi Cambyse ... Quels Titans ont pu les tailler, de siècle en siècle, ces cercueils (ils ont au moins douze pieds de long sur dix de haut), et ensuite les amener sous terre (ils pèsent de soixante à soixante-dix mille kilogrammes en moyenne) et enfin les mettre en rang dans ces espèces de chambres, où ils sont là tous comme embusqués sur notre passage ?

     Chacun, en son temps, a contenu très à l'aise sa momie de boeuf Apis, cuirassée de plaques d'or; mais malgré leur pesanteur, malgré leur solidité à défier toute destruction, ils ont été spoliés à des époques mal définies, sans doute par des soldats du roi de Perse. Rien que les avoir ouverts représente déjà un travail étonnant de patience et de force; pour certains, les voleurs ont réussi, avec des leviers, à faire glisser de quelques centimètres le formidable couvercle; pour d'autres, en s'obstinant à coups de pioche, ils ont percé dans l'épaisseur du granit un trou par lequel un homme a pu se faufiler comme un rat, comme un ver, et fourrager à tâtons autour de la momie sacrée.

     Dans l'hypogée colossal, ce qui vous saisit le plus, c'est la rencontre que l'on y fait, au milieu du couloir de sortie, d'un autre cercueil noir resté là en travers du chemin comme pour le barrer. Il est aussi monstrueux et aussi simple que les autres, ses aînés, qui, plusieurs siècles avant sa venue, avaient commencé de s'aligner le long de la grande voie droite, à mesure que se mouraient les taureaux déifiés; mais il n'est jamais arrivé jusqu'à sa place, lui, et n'a jamais reçu sa momie. Il a été le dernier. Pendant la période où on le roulait avec lenteur, à grand renfort de muscles tendus et de cris haletants, vers sa chambre quasi éternelle, d'autres dieux étaient nés et le culte des Apis avait pris fin, - là tout à coup, ainsi qu'il peut arriver pour les religions ou les institutions des hommes, même les plus solidement enracinées dans leurs âmes et dans leur passé ancestral ...

     C'est peut-être cela, du reste, qui est la plus terrifiante de toutes nos notions positives : savoir qu'il y aura un dernier de tout; non seulement un dernier temple, un dernier prêtre, mais aussi une dernière naissance d'enfant humain, un dernier lever de soleil, un dernier jour ...          


(Pierre LOTI, Chez les Apis, dans La Mort de Philae, (1909), Paris, France Loisirs, 1990, pp. 63-71) 


      Les vacances scolaires de Printemps étant à nos portes (belges, à tout le moins), je vous convie, après ce dernier rendez-vous littéraire,  à me rejoindre dans une quinzaine de jours, le mardi 21 avril très précisément, en matinée si cela vous agrée, devant la vitrine 10 de la salle 4 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre; pour autant, bien évidemment, que vous souhaitiez que nous poursuivions ensemble cette visite virtuelle que nous effectuons depuis un petit peu plus d'un an maintenant.

Bon congé pascal à vous, ami lecteur ...     
  

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28 mars 2009 6 28 /03 /mars /2009 00:00




     Nous avons quitté Pierre Loti, samedi dernier, souvenez-vous ami lecteur, au moment où dans la barque qui glissait lentement dans le jour finissant sur les eaux entre les quatorze colonnes à chapiteaux campaniformes de l'élégant, mais partiellement englouti kiosque de Trajan, à Philae, il s'apprêtait à entrer dans le temple proprement dit.

     Je vous propose aujourd'hui de le retrouver afin qu'en sa compagnie, nous poursuivions cette bien étrange visite.


     Voici que de nouveau, pour quelques secondes encore, il fait presque jour, et que des teintes de cuivre moins pâles se rallument au ciel. Après le coucher des soleils d'Egypte, quand on croit que c'est fini, souvent elle vient ainsi vous surprendre, cette recoloration furtive de l'air, avant que tout s'éteigne. Près de nous, sur ces fûts élancés qui nous environnent, les nuances rougeâtres font semblant de revenir, et de même là-bas, sur ce temple de la déesse, dressé en écueil au milieu de la petite mer que le vent couvre d'écume.

     Au sortir du kiosque, notre barque, sur cette eau profonde et envahissante, parmi les palmiers noyés, fait un détour, afin de nous conduire au temple par le chemin que prenaient à pied les pèlerins du vieux temps, par la voie naguère encore magnifique, bordée de colonnades et de statues. Entièrement engloutie aujourd'hui, cette voie-là, que l'on ne reverra jamais plus; entre ses doubles rangées de colonnes, l'eau nous porte à la hauteur des chapiteaux, qui émergent seuls et que nous pourrions toucher de la main.  - Promenade de la fin des temps, semble-t-il, dans cette sorte de Venise déserte, qui va s'écrouler, plonger et être oubliée.

     Le temple. Nous sommes arrivés. Au-dessus de nos têtes se dressent les énormes pylônes, ornés de personnages en bas-relief : une Isis géante qui tend le bras comme pour nous faire signe, et d'autres divinités au geste de mystère. La porte, qui s'ouvre dans l'épaisseur de ces murailles, est basse, d'ailleurs à demi noyée, et donne sur des profondeurs déjà très en pénombre. Nous entrons à l'aviron dans le sanctuaire. Et, dès que notre barque a passé au-dessus du seuil sacré, les bateliers interrompant leur chanson, poussent en surprise le cri nouveau qu'on leur a appris à l'usage des touristes : Hip ! hip ! hip ! hurrah ! ...

     Oh ! l'effet de profanation grossière et imbécile que cause ce hurlement de la joie anglaise, à l'instant où nous pénétrions là, le coeur serré par tant de vandalisme utilitaire !  Ils comprennent d'ailleurs qu'ils ont été déplacés et ne recommenceront pas; peut-être même, au fond de leur âme nubienne, nous savent-ils gré de leur avoir imposé silence.

     Il fait plus sombre là-dedans bien que ce soit à ciel ouvert, et le vent glacé siffle plus lugubrement qu'au dehors; on est transi par une humidité pénétrante, - humidité d'importation, bien inconnue autrefois dans ce pays avant qu'on l'eût inondé. 

     Nous sommes dans la partie du temple non couverte, celle où venaient s'agenouiller les fidèles. La sonorité des granits alentour exagère le bruit des avirons sur cette eau enclose, - et c'est si déroutant de ramer et de flotter entre ces deux murs où jadis pendant des siècles les hommes se sont prosternés le front contre les dalles !

     L'obscurité décidément nous envahit, l'heure est trop tardive; il faut pousser la barque à toucher les murailles pour distinguer encore les hiéroglyphes et les dieux rigides, qui sont gravés finement comme au burin. Tout cela, miné depuis quatre ans bientôt par l'inondation, a déjà pris à la base cette triste teinte noirâtre que l'on voit aux vieux palais vénitiens.
(...)

     On n'y voit plus. Allons nous abriter n'importe où pour attendre la lune. Au fond de cette première salle à l'air libre, s'ouvre une porte qui donne dans de la nuit épaisse : c'est le saint des saints, lourdement plafonné de granit, la partie la plus haute du temple, la seule que l'eau n'ait pas atteinte, et là nous pouvons mettre pied à terre. Nos pas semblent trop bruyants sur les larges dalles sonores, et des hiboux s'envolent. Profondes ténèbres; le vent et l'humidité nous glacent. (...)

     Le lever de la lune heureusement ne tardera plus, et, de nouveau dans notre barque, nous cheminons d'une allure lente vers ce triste écueil qu'est aujourd'hui Philae. Le vent est tombé avec la nuit, comme il arrive presque toujours en ce pays l'hiver, et le lac s'apaise. Au lugubre ciel jaune a succédé un ciel bleu-noir, infiniment lointain, où scintillent par myriades les étoiles d'Egypte.

     Une grande lueur à l'orient et la pleine lune enfin surgit, non pas sanglante comme dans nos climats, mais tout de suite très lumineuse, au milieu de cette sorte de buée en auréole que lui fait ici l'éternelle poussière des sables.
(...) Un grand disque éclaire déjà toute chose, en discrète splendeur; au gré des allées et venues de notre barque, nous le voyons passer et repasser, le grand disque de vermeil, entre ces hautes colonnes, si frappantes d'archaïsme, dont l'image se dédouble dans l'eau maintenant calmée. (...)

     Cela débute par une lueur rose, au sommet des pylônes. Et puis cela devient comme un triangle lumineux, très nettement coupé, qui grandit peu  à peu sur l'immense paroi et tend à descendre vers la base du temple, nous révélant par degrés la présence intimidante des bas-reliefs, les dieux, les déesses, les hiéroglyphes, les cénacles de personnages qui se font entre eux des signes. Nous ne sommes plus seuls; tout un monde de fantômes vient d'être évoqué autour de nous par la lune, fantômes petits ou très grands, qui se dissimulaient là dans l'ombre, et qui tout à coup se sont mis à causer à la muette, sans troubler le profond silence, rien qu'à l'aide de mains expressives et de doigts levés.

     Maintenant commence à paraître aussi l'Isis colossale, - celle qui est inscrite à gauche du portique par où l'on entre : d'abord sa tête fine, casquée d'un oiseau et surmontée d'un disque solaire; puis, la lueur descendant toujours, sa gorge, son bras qui se lève pour faire on ne sait quel mystérieux geste indicateur; enfin la nudité svelte de son torse, et ses hanches serrées dans une gaine ... La voilà bientôt tout entière sortie de l'ombre, la déesse ... Mais il semble qu'elle s'étonne et s'inquiète de voir à ses pieds - au lieu des dalles qu'elle connaissait depuis deux mille ans - sa propre image, un reflet d'elle-même qui s'allonge, renversé dans de l'eau.

     Et soudain, au milieu de tout le calme nocturne de ce temple isolé dans un lac, encore la surprise d'une sorte de grondement funèbre, encore des choses qui s'éboulent, de précieuses pierres qui se désagrègent, qui tombent, - et alors, à la surface de l'eau, mille cernes concentriques se forment et se déforment, jouent à se poursuivre, ne finissent plus de troubler ce miroir, encaissé dans les granits terribles, où l'Isis se regardait tristement ...

P.S.  - La noyade de Philae vient, comme on sait, d'augmenter de soixante-quinze millions de livres le rendement annuel des terres environnantes. Encouragés par ce succès, les Anglais vont, l'année prochaine, élever encore de six mètres le barrage du Nil; du coup, le sanctuaire d'Isis aura complètement plongé, la plupart des temples antiques de la Nubie seront aussi dans l'eau, et des fièvres infecteront le pays.

     Mais cela permettra de faire de si productives plantations de coton ! ...


(Pierre LOTI, La Mort de Philae, (1909), Paris, France Loisirs, 1990, pp. 223-9)     

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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 00:00

 





     Dans ce qui devient une série d'articles consacrés à la perception de l'Egypte qui fut celle de Pierre Loti lors de son séjour en 1906, je voudrais aujourd'hui, ami lecteur, vous donner à découvrir la première partie d'un nouvel extrait repris du chapitre intitulé La mort de Philae, l'ultime de l'ouvrage éponyme qu'il publia voici exactement un siècle.








     Au sortir d'Assouan, la dernière maison tournée, voici tout de suite le désert. Et le soir tombe, un soir de février qui s'annonce très froid sous un étrange ciel couleur de cuivre.
     C'est incontestablement le désert, oui, avec son chaos de granit et de sable, avec ses tons roux, sa couleur de bête fauve. Mais il y a les poteaux d'un télégraphe et les rails d'une ligne ferrée qui le traversent de compagnie, pour aller se perdre à l'horizon vide.
(...) Désert qui garde encore les aspects du vrai, mais qui est maintenant domestiqué, apprivoisé à l'usage des touristes et des dames.

     D'abord d'immenses cimetières, en plein sable, à l'orée de ces quasi-solitudes. Oh ! de si vieux cimetières, de toutes les époques de l'histoire; les mille petites coupoles des saints de l'Islam et les stèles chrétiennes des premiers siècles qui s'émiettent côte à côte, au-dessus des hypogées pharaoniques. Le crépuscule aidant, toutes ces ruines des morts et tous les blocs des granits épars se mêlent en groupements tristes, détachant de fantastiques silhouettes brunes sur le cuivre pâle du ciel : arceaux brisés, dômes qui penchent, rochers qui se dressent comme de hauts fantômes ...

     Ensuite, cette région des tombes une fois franchie, les granits seuls jonchent l'étendue, des granits auxquels l'usure des siècles a donné des formes de grosses bêtes rondes; par places, ils ont été jetés les uns sur les autres et figurent des entassements de monstres; ailleurs ils gisent isolés parmi les sables, comme perdus au milieu de l'infini de quelque plage morte. On cesse de voir les rails et le télégraphe; par la magie du crépuscule, tout redevient grandiose, sous un de ces ciels des soirs d'Egypte qui, l'hiver, ressemblent à de froides coupoles de métal; voici que l'on a conscience enfin d'être vraiment au seuil  de ces profondes désolations arabiques dont aucune barrière, après tout, ne vous sépare
(...)

     Trois quarts d'heure de route environ, et, devant nous là-bas, apparaissent des feux, qui déjà s'allument dans le jour mourant. (...) Chélal, village au bord de l'eau, où l'on prend une barque pour aller à Philae. Horreur ! ce sont des lampes électriques ! Et Chélal se compose d'une gare, d'une usine au long tuyau qui fume, puis d'une douzaine de ces louches cabarets empestant l'alcool, sans lesquels, paraît-il, la civilisation européenne ne saurait décemment s'implanter dans un pays neuf.

     L'embarcadère pour Philae. Quantité de barques sont là prêtes, car les touristes alléchés par maintes réclames, affluent maintenant chaque hiver en dociles troupeaux. Toutes, sans en excepter une, agrémentées à profusion de petits drapeaux anglais, comme pour quelque régate sur la Tamise; il faut donc subir ces pavois de fêtes foraines, - et nous partons avec une nostalgique chanson de Nubie que les bateliers entonnent à la cadence des rames.
 

     On y voit encore, tant ce ciel en cuivre reste imprégné de froide lumière. Nous sommes dans un grand décor tragique, sur un lac environné d'une sorte d'amphithéâtre terrible que dessinent de tous côtés les montagnes du désert.

     C'était au fond de cet immense cirque de granit que le Nil serpentait jadis, formant des îlots frais, où l'éternelle verdure des palmiers contrastait avec ces hautes désolations érigées alentour comme une muraille. Aujourd'hui, à cause du "barrage" établi par les Anglais, l'eau a monté, monté, ainsi qu'une marée qui ne redescendrait plus; ce lac, presque, une petite mer, remplace les méandres du fleuve et achève d'engloutir les îlots sacrés. Le sanctuaire d'Isis, - qui trônait là depuis des millénaires au sommet d'une colline chargée de temples, de colonnades et de statues - émerge encore à demi, seul et bientôt noyé lui-même; c'est lui qui apparaît là-bas, pareil à un grand écueil, à cette heure où la nuit commence de confondre toutes choses.

     Nulle part ailleurs que dans la Haute-Egypte les soirs d'hiver n'ont ces transparences de vide absolu, ni ces teintes sinistres; à mesure que la lumière s'en va, le ciel passe du cuivre au bronze, mais en restant métallique; le zénith devient brun comme un gigantesque bouclier d'airain, tandis que le couchant seul persiste à rester jaune, en pâlissant jusqu'à une presque blancheur de laiton, et là-dessus, les montagnes du désert aiguisent partout leurs silhouettes coupantes, d'une nuance de sienne brûlée.

     Ce soir, un vent glacial souffle avec furie contre nous. Toujours au chant des rameurs, nous avançons péniblement sur ce lac artificiel, - que soutient comme en l'air une maçonnerie anglaise, invisible au lointain, mais devinée et révoltante; lac sacrilège, pourrait-on dire, puisqu'il ensevelit dans ces eaux troubles des ruines sans prix : temples des dieux de l'Egypte, églises des premiers siècles chrétiens, stèles, inscriptions et emblèmes. C'est au-dessus de ces choses que nous passons, fouettés au visage par des embruns, par l'écume de mille petites lames méchantes.

     Nous approchons de ce qui fut l'île sainte. Par places, des palmiers, dont la longue tige est aujourd'hui sous l'eau et qui vont mourir, montrent encore leur tête, leurs plumets mouillés, donnant des aspects d'inondation, presque de cataclysme.



     Avant d'aborder au sanctuaire d'Isis, nous touchons à ce kiosque de Philae, reproduit par les images de tous les temps, célèbre à l'égal du Sphinx ou des Pyramides. Il s'élevait jadis sur un piédestal de hauts rochers, et les dattiers balançaient alentour leurs bouquets de palmes aériennes. Aujourd'hui, il n'a plus de base, ses colonnes surgissent isolément de cette sorte de lac suspendu et on le dirait construit dans l'eau à l'intention de quelque royale naumachie.

     Nous y entrons avec notre barque, - et c'est un port bien étrange, dans sa somptuosité antique; un port d'une mélancolie sans nom, surtout à cette heure jaune du crépuscule extrême, et sous ces rafales glacées que nous envoient sans merci les proches déserts. Mais combien il est adorable ainsi, le kiosque de Philae, dans ce désarroi précurseur de son éboulement ! Ses colonnes, comme posées sur de l'instable, en deviennent plus sveltes, semblent porter plus haut encore leurs chapiteaux en feuillage de pierre : tout à fait kiosque de rêve maintenant, et que l'on sent si près de disparaître à jamais sous ces eaux qui ne baissent plus ...




(Visite à suivre ...)     

(Pierre LOTI, La Mort de Philae, Paris, France Loisirs, 1990, pp. 219-23.)     

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14 mars 2009 6 14 /03 /mars /2009 00:00

 





     Dans ce qui peut-être, à terme, va devenir une série d'articles consacrés à la perception de l'Egypte qu'eut Pierre Loti lors de son séjour en 1906, je voudrais aujourd'hui, ami lecteur, après la première approche de samedi dernier,  vous donner à découvrir des extraits du chapitre inaugural de l'ouvrage La mort de Philae qu'il publia voici exactement un siècle : Minuit d'hiver en face du grand sphinx.








     Une nuit trop limpide, et de couleur inconnue à nos climats, dans un lieu d'aspect chimérique où le mystère plane. La lune, d'un argent qui brille trop et qui éblouit, éclaire un monde qui sans doute n'est plus le nôtre, car il ne ressemble à rien de ce que l'on a pu voir ailleurs sur terre; un monde où tout est uniformément rose sous les étoiles de minuit et où se dressent, dans une immobilité spectrale, des symboles géants.

     Est-ce une colline de sable qui monte devant nous ? On ne sait, car cela n'a pour ainsi dire pas de contours; plutôt cela donne l'impression d'une grande nuée rose, d'une grande vague d'eau à peine consistante, qui dans les temps se serait soulévée là, pour ensuite s'immobiliser à jamais ... Une colossale effigie humaine, rose aussi, d'un rose sans nom et comme fuyant, émerge de cette sorte de houle momifiée, lève la tête, regarde avec ses yeux fixes, et sourit; pour être si grande, elle est irréelle, probablement, projetée peut-être par quelque réflecteur, caché dans la lune ... Et, derrière le visage monstre, beaucoup plus en recul, au sommet de ces dunes imprécises et mollement ondulées, trois signes apocalyptiques s'érigent dans le ciel, trois triangles roses, réguliers comme les dessins de la géométrie, mais si énormes dans le lointain qu'ils font peur; on les croirait lumineux par eux-mêmes, tant ils se détachent en rose clair sur le bleu sombre du vide étoilé, et l'invraisemblance de ce quasi-rayonnement intérieur les rend plus terribles.

     Alentour, le désert; un coin du morne royaume des sables. Rien d'autre nulle part, que ces trois choses effarantes qui se tiennent là, dressées, l'effigie humaine démesurément agrandie et les trois montagnes géométriques; choses vaporeuses au premier abord comme des visions, avec cependant ça et là, dans les traits surtout de la grande figure muette, des nettetés d'ombre indiquant que cela existe, rigide et inébranlable, que c'est de la pierre éternelle.

     Même si l'on n'était pas prévenu, aussitôt on devinerait, car c'est unique au monde, et l'imagerie de toutes les époques en a vulgarisé la connaissance : le Sphinx et les Pyramides ! Mais on n'attendait pas que ce fût si inquiétant ... Et pourquoi est-ce rose, quand d'habitude la lune bleuit ce qu'elle éclaire ? On ne prévoyait pas non plus cette couleur-là - qui est cependant celle de tous les sables et de tous les granits de l'Egypte et de l'Arabie. Et puis, des yeux de statue, on en avait vu par milliers, on savait bien qu'ils ne peuvent jamais être que des yeux fixes; alors, pourquoi est-on surpris et glacé par l'immobilité de ce regard du Sphinx, en même temps que vous obsède le sourire de ses lèvres fermées qui semblent garder le mot de l'énigme suprême ? ...

     Il fait froid, mais froid comme dans nos pays par des belles nuits de janvier, et une buée hivernale traîne au fond des vallons de sable. A cela non plus, on ne s'attendait pas
 (...)

     Sur la molle coulée des dunes, il y a par places des pygmées humains qui s'agitent, ou se tiennent accroupis comme à l'affût; si petits, si infimes ou si loin qu'ils soient, cette lune d'argent révèle leurs moindres attitudes, parce qu'ils ont des robes blanches et des manteaux noirs qui tranchent violemment avec la monotonie rose des sables; parfois ils s'interpellent, en une langue aux aspirations dures, et puis se mettent à courir, sans bruits, pieds nus, le burnous envolé, pareils à des papillons de nuit. Ils guettent les groupes de visiteurs, qui arrivent de temps à autre, et ils s'accrochent à eux. Les grands symboles, depuis des siècles et des millénaires que l'on a cessé de les vénérer, n'ont cependant presque jamais été seuls, surtout par les nuits de pleine lune; des hommes de toutes les races, de tous les temps sont venus rôder autour, vaguement attirés par leur énormité et leur mystère. (...)

   Les touristes qui arrivent cette nuit, et sur lesquels s'abattent les guides bédouins au noir manteau, portent casquette, ulster ou paletot fourré; leur intrusion est ici comme une offense, mais hélas ! de tels visiteurs se multiplient chaque année davantage, car la grande ville toute voisine - qui sue l'or depuis que l'on essaye de lui acheter sa dignité et son âme - devient un lieu de rendez-vous et de fête pour les désoeuvrés, les parvenus du monde entier. Et ce désert du Sphinx, le modernisme commence à l'enserrer de toutes parts. Il est vrai, personne jusqu'à présent n'a osé le profaner en bâtissant dans le voisinage immédiat de la grande figure, dont la fixité et le dédain imposent peut-être encore. Mais, à une demi-lieue à peine, aboutit une route où circulent des fiacres, des tramways, où des automobiles de bonne marque viennent pousser leurs gracieux cris de canard; et là, derrière la pyramide de Chéops, un vaste hôtel s'est blotti, où fourmillent des snobs, des élégantes follement emplumées comme des Peaux-Rouges pour la danse du scalp; des malades en quête d'air pur : jeunes Anglaises phtisiques, ou vieilles Anglaises simplement un peu gâteuses, traitant leurs rhumatismes par les vents secs.

     Cette route, cet hôtel, ces gens, en passant on vient de les voir, aux feux des lampes électriques, et un orchestre qu'ils écoutaient vous a jeté la phrase inepte de quelque rengaine de café-concert; mais, sitôt que tout cela, dans un repli du sol, a disparu, on s'en est senti tellement délivré, tellement loin !

     Dès que l'on a commencé de marcher sur ce sable des siècles, où les pas tout à coup ne faisaient plus de bruit, rien n'a existé, hors le calme et le religieux effroi émanés de ce monde que l'on abordait, de ce monde si écrasant pour le nôtre, où tout apparaissait silencieux, imprécis, gigantesque et rose.

     D'abord la pyramide de Chéops, dont il a fallu contourner de près les soubassements immuables; la lune détaillait tous les blocs énormes, les blocs réguliers et pareils de ses assises qui se superposent à l'infini, toujours diminuant de largeur, et qui montent, montent en perspectives fuyantes, pour former là-haut la pointe du vertigineux triangle; on l'eût dite éclairée, cette pyramide, par quelque triste aurore de fin de monde, qui ne rosirait que les sables et les granits terrestres, en laissant plus effroyablement noir le ciel ponctué d'étoiles.

     Combien inconcevable pour nous, la mentalité de ce roi qui pendant un demi-siècle usa la vie de milliers et de milliers d'esclaves à construire ce tombeau, dans l'obsédant et fol espoir de prolonger sans fin la durée de sa momie ! ...

     La pyramide une fois dépassée, un peu de chemin restait à faire encore pour aller affronter le Sphinx, au milieu de ce que nos contemporains lui ont laissé de son désert; il y avait à descendre la pente de cette dune aux aspects de nuage, qui semblait feutrée comme à dessein pour maintenir en un tel lieu plus de silence. Et ça et là s'ouvrait quelque trou noir : soupirail du profond et inextricable royaume des momies, très peuplé encore, malgré l'acharnement des déterreurs.

     Descendant toujours sur la coulée de sable, on n'a pas tardé à l'apercevoir, lui, le grand Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée, vous tournant le dos, dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer à la lune; sa tête se dressait en silhouette d'ombre, en écran contre la lumière qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, à mesure que l'on cheminait, peu à peu, il s'est présenté de profil, sans nez, tout camus comme la mort, mais ayant déjà une expression, même vu de loin et par côté; déjà dédaigneux avec son menton qui avance; et son sourire de grand mystère. Et quand enfin on s'est trouvé devant le colossal visage, là bien en face - sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le nôtre, - on a subi l'immédiate obsession de tout ce que les hommes de jadis ont su emmagasiner et éterniser de secrète pensée derrière ce masque mutilé !

     En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx; si détruit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqué, tassé, rapetissé, il est inexpressif comme ces momies  que l'on retrouve en miettes dans le sarcophage et qui ne font même plus grimace humaine. Mais, à la manière de tous les fantômes, c'est la nuit qu'il revit, sous les enchantements de la lune.
(...)

     Passé minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de disparaître pour regagner l'hôtel proche dont l'orchestre sans doute n'a pas fini de sévir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge où se complaisent de nos jours les intelligences vraiment supérieures; les uns (esprits forts) s'en sont allés le verbe haut et le cigare au bec; les autres, intimidés pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les temples. Les guides bédouins, qui tout à l'heure semblaient voltiger autour de la grande effigie comme des phalènes noires, ont aussi vidé la place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La représentation pour cette fois est finie, et partout s'établit le silence. (...)  

(Pierre Loti, Minuit d'hiver en face du grand Sphinx, dans La Mort de Philae, Paris, France Loisirs, 1990, pp. 9-16)

                     


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7 mars 2009 6 07 /03 /mars /2009 00:00


     Elle est Alsacienne. S’appelle Nathalie Ritzmann et, depuis un lustre, vit et travaille à Istanbul. Elle propose sur son blog http://dubretzelausimit.over-blog.com/ de nous faire découvrir, jour après jour, à travers toute la Turquie les coins les plus éloignés du tourisme traditionnel - donc à mes yeux, les plus historiquement, architecturalement et socialement intéressants -, comme les quartiers les plus typiques de sa ville d’adoption.


     La lecture régulière de ce blog constitue véritablement une mine de connaissances et d’indispensables mises au point. De découvertes, aussi. Comme par exemple la volonté manifeste d’Istanbul d’honorer la mémoire d’un grand écrivain français du XIXème siècle, son turcophile le plus avéré ... (après Nathalie, s'entend) : un hôtel porte son nom (celui de l'écrivain, évidemment, pas encore celui de Nathalie !), mais aussi un des lycées français, ainsi qu’un des cafés les mieux situés de la ville



puisqu’au sommet de la colline et du cimetière d’Eyüp, il domine toute la Corne d’Or.



     De son vrai nom Julien VIAUD


cet officier de marine et écrivain à propos duquel le Lagarde et Michard de notre adolescence studieuse n’hésite pas à écrire que son oeuvre est d’abord celle de notre plus grand romancier exotique du XIXème siècle et qu’il est un de nos plus grands peintres de la mer, de ses enchantements ou de ses tempêtes, effectua nombre de voyages qui l’amenèrent à visiter des terres aussi méconnues que lointaines, pour son époque s’entend : Tahiti, en 1871; le Sénégal, deux ans plus tard; Constantinople/Istanbul, à plusieurs reprises: le Tonkin, la Chine, le Japon, le Maroc, la Palestine, la Perse et les Indes, à l’extrême fin du siècle; mais aussi l’Egypte, en 1906.

     De tous ses périples, il rapporta certes quelques romans, mais surtout des monceaux de souvenirs, de sensations, de répulsions aussi, de coups de gueule surtout qu’il traduisit simplement dans ses récits de voyages, dont le plus beau d’entre eux, à mes yeux, à tout le moins, La Mort de Philae
, reste encore de nos jours un modèle du genre.


     Et pourtant, rares sont ceux qui, aujourd’hui, le lisent encore; alors qu’à son époque, sous le nom de Loti que lui attribua une jeune Tahitienne, il fut extrêmement célèbre, recevant en 1886, pour son Pêcheur d’Islande, le prix Ludovic Vitet de l'Académie française, où il fut désigné en 1891 et reçu l'année suivante.


     Car c’est bien de lui qu’il s’agit ici, dans cet article, Pierre Loti, infatigable voyageur qui sillonna l’Orient et fit de la Turquie sa terre d’élection, sa seconde patrie.
 

     Il faut savoir qu’au XIXème siècle, le voyage en Grèce, en Turquie, en Syrie ou en Egypte était encore une aventure solitaire. Ces contrées, depuis la fin de la Renaissance, depuis en fait que s’était développée l’idée de se rendre dans certains pays riverains de la Méditerranée orientale soumis à la puissance ottomane, portaient traditionnellement le nom de "Pays du Levant", terme issu de la langue commerciale et diplomatique de l’époque. Mais au XIXème siècle, donc, avec les écrivains romantiques, Alphonse de Lamartine en tête, apparaît et se fixe une nouvelle expression : "Voyage en Orient".


     Le terme "Orient" qui, pour les Encyclopédistes du XVIIIème siècle ne définissait qu’une notion ressortissant à l’astronomie, prend alors définitivement une acception géographique, qu’officialisera à l’époque le Dictionnaire universel de Pierre Larousse.
 

     Ce voyage, donc, beaucoup de grands écrivains français l’effectueront : Lamartine, certes, mais aussi Chateaubriand, Nerval, Flaubert, Théophile Gautier, André Gide ... Il faut reconnaître que la relative rapidité des trajets en train initiés par l’illustre Compagnie des Wagons-lits constitua un des éléments les plus favorables à cette nouvelle mode, et que, par exemple, l’arrivée du célèbre Orient-Express en gare de Sirkeci, au coeur même d’Istanbul, sur la rive européenne, n’y fut pas non plus étrangère. (http://dubretzelausimit.over-blog.com/article-28223391.html - pour découvrir quelques considérations et photos de cette gare.)
 

     Mais ce tourisme, qui n’est pas encore, mais deviendra très vite de masse, ne plut pas à tout le monde - et encore moins aux touristes eux-mêmes qui, bien évidemment, considéraient les autres comme des trouble-fête.


     Ce flot de désoeuvrés
(...) qui viennent ici fureter partout, écrivit d’ailleurs Pierre Loti, à propos de ceux qu’il voyait débarquer à Istanbul ...


     Aujourd’hui, ami lecteur, ce n’est pas un extrait de son oeuvre consacré à la ville qui s’est développée au pied du Bosphore que je compte vous donner à découvrir, mais un dédié à celle qui s’étend au pied des pyramides d’Egypte.
 

     Dans un magnifique ouvrage/pamphlet où il stigmatise, entre autres, tout à la fois le modernisme de la technique, le souci du rendement économique à tout cran et les touristes qui affluent, il évoque aussi la menace qui pèse sur l’héritage de cette splendide civilisation antique des rives du Nil.





     Dans ce très beau récit qu’il dédie "à la mémoire de mon noble et cher ami Moustafa Kamel Pacha qui succomba le 10 février 1908 à l’admirable tâche de relever en Egypte la dignité de la patrie et de l’Islam", il fait bien évidemment aussi allusion à Thèbes, à Louxor et à la capitale, la ville du Caire, qu’il nous présente ainsi :









 


     "Que de ruines, d'immondices, de décombres ! Comme on sent que tout cela se meurt ! ... Et puis quoi : des lacs, maintenant, en pleine rue ! On sait bien qu’il pleut ici beaucoup plus que jadis, depuis que la vallée du Nil est artificiellement inondée; mais c’est invraisemblable quand même, toute cette eau noire où notre voiture s’enfonce jusqu’aux essieux, car il y a huit jours que n’est tombée une averse un peu sérieuse. Alors les nouveaux maîtres n’ont pas songé au drainage, dans ce pays dont le budget d’entretien annuel a été porté par leurs soins à quinze millions de livres ? - Et les bons Arabes, avec patience, sans murmurer, retroussent leurs robes, jambes nues jusqu’aux genoux, pour cheminer au milieu de cette eau déjà pestilentielle, qui doit couver pour eux des fièvres et de la mort.
 

     Plus loin, la voiture courant toujours, voici que peu à peu le décor change, hélas ! Les rues se banalisent; les maisons de "Mille et une Nuits" font place à d’insipides bâtisses levantines (...) et, à un tournant brusque, le nouveau Caire nous apparaît. 

     Qu’est-ce que c’est que ça, et où sommes-nous tombés ? En moins comme il faut encore, on dirait Nice, ou La Riviera, ou Interlaken, l’une quelconque de ces villes carnavalesques où le mauvais goût du monde entier vient s’ébattre aux saisons dites élégantes ...


     Partout de l’électricité aveuglante; des hôtels monstres, étalant le faux luxe de leurs façades raccrocheuses; le long des rues, triomphe du toc, badigeon sur plâtre en torchis; sarabande de tous les styles, le rocaille, le roman, le gothique, l’art nouveau, le pharaonique et surtout le prétentieux et le saugrenu. D’innombrables cabarets, qui regorgent de bouteilles : tous nos alcools, tous nos poisons d’Occident, déversés sur l’Egypte à bouche-que-veux-tu.
 

     Des estaminets, des tripots, des maisons louches. Et, plein les trottoirs, des filles levantines qui visent à s’attifer comme celles de Paris, mais qui, par erreur, sans doute, ont fait leurs commandes chez quelque habilleuse pour chiens savants. 

     Alors ce serait le Caire de l’avenir, cette foire cosmopolite ? ... Mon Dieu, quand donc se reprendront-ils, les Egyptiens, quand comprendront-ils que les ancêtres leur avaient laissé un patrimoine inaliénable d’art, d’architecture, de fine élégance, et que, par leur abandon, l’une de ces villes qui furent les plus exquises sur terre s’écroule et se meurt ? 

     Parmi ces jeunes musulmans ou coptes, sortis des écoles, il est tant d’esprits distingués cependant et d’intelligences supérieures ! Tandis que je vois encore les choses d’ici avec mes yeux tout neufs d’étranger débarqué hier sur ce sol imprégné d’ancienne gloire, je voudrais pouvoir leur crier, avec une franchise brutale peut-être, mais avec une si profonde sympathie : "Réagissez, avant qu'il soit trop tard. Contre l'invasion dissolvante, défendez-vous, - non par la violence, bien entendu, non par l'inhospitalité et la mauvaise humeur, - mais en dédaignant cette camelote occidentale dont on vous inonde quand elle est démodée chez nous. Essayez de préserver non seulement vos traditions et votre admirable langue arabe, mais aussi tout ce qui fut la grâce et le mystère de votre ville, le luxe affiné de vos demeures. Il ne s'agit pas là que de fantaisies d'artistes, il y va de votre dignité nationale. Vous étiez des Orientaux (je prononce ce mot avec respect qui implique tout un passé de précoce civilisation, de pure grandeur), mais, encore quelques années, si vous n'y prenez garde, et on aura fait de vous de simples courtiers levantins, uniquement occupés de la plus-value des terres et de la hausse des cotons."



(Pierre Loti, La Mort du Caire, dans La Mort de Philae, Paris, France Loisirs, 1990, pp. 25-7)


     (Un merci tout particulier à Nathalie qui eut la bonté de me faire parvenir ses propres clichés du café Pierre Loti, à Istanbul, grâce auxquels je n'eus que l'embarras du choix pour illustrer le présent article.)

Pour plus de renseignements sur Pierre Loti : 
http://dubretzelausimit.over-blog.com/article-20738117-6.html  

et sur le café qui porte son nom : 
http://dubretzelausimit.over-blog.com/article-21219337.html
 

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31 janvier 2009 6 31 /01 /janvier /2009 00:00

  
     Alors que dans la Cour carrée du Louvre, on peut l'admirer en pied :



à Berlin, à l'Altes Museum, uniquement la tête :

 



comme d'ailleurs au British Museum de Londres :


samedi dernier, ami lecteur, prenant prétexte du portrait virtuel que l’égyptologue Sally Ann Ashton voudrait nous voir accepter comme étant celui de Cléopâtre, dernière reine lagide ayant gouverné le pays du Nil avant qu’il devienne Province romaine,


j’avais, dans cette catégorie "L’Egypte en textes" choisi de vous proposer la relation que fit l’écrivain grec Plutarque (vers 50 - vers 125 de notre ère) de la rencontre de la reine avec le général romain Marc Antoine.


     C’est aujourd’hui à ce même Plutarque que je compte faire appel pour vous donner à lire la narration, plus que romanesque, mais combien tragique, des derniers moments de ce couple devenu mythique.


     Toutefois, j’aimerais en préambule, ajouter quelques considérations générales.


     Comme j’ai eu déjà l’occasion de le laisser sous-entendre dans l’article du 24 janvier, nous ne connaîtrons probablement jamais la véritable Cléopâtre : fragmentaires, malaisées à analyser ou, à tout le moins, à interpréter afin de distinguer le vrai du faux, les sources écrites anciennes à notre disposition, bien postérieures le plus souvent à son règne, ressortissent au domaine de la propagande pure et simple au seul profit de Rome, et plus spécifiquement d’Octave, neveu et héritier de Jules César; cet Octave que, par parenthèses, Plutarque appelle aussi César, et qui, sous le nom d’Auguste, devint en 27 A.J.-C., le premier des empereurs romains. 


     De sorte que tous, Suétone, Appien, Plutarque lui-même, pourtant le plus vraisemblable, brossent d’elle un portrait bien peu empreint de véracité : celui d’une incontestable ennemie de Rome.


     D’autres forcent encore le trait en lui faisant porter le fardeau de toutes les turpitudes, fussent-elles de moeurs ou de mentalité. Ainsi Properce et Pline la désignent-ils comme une putain royale (regina meretrix); Dion Cassius, dans son Histoire romaine insiste-t-il sur ses moeurs dissolues; et Lucain de la traiter de Déshonneur de Rome, dedecus Aegypti (
opprobre de l'Egypte) et de Obscena de matre (mère débauchée) ...


     Et l’Egypte elle-même devint, sous leur plume, un décor de théâtre, de légendes, un pays de mille et une nuits, de mille et une orgies.

    
     Bien peu crédibles, donc, ces "historiens" antiques !
 

     Certes, l’embryon de vérité qu’à notre époque les égyptologues s’efforcent de mettre au jour à partir de nouveaux documents que l’on exhume m’oblige à reconnaître qu’elle fut une femme extrêmement ambitieuse que vraisemblablement rien n’arrêta dans sa volonté d’arriver à ses fins, c’est-à-dire de conserver, voire même d’accroître son pouvoir : après avoir successivement, très jeune, épousé deux de ses demi-frères, après avoir succédé à son père sur le trône d’Egypte à la suite de sanglantes querelles fratricides éliminant les prétendants mâles, elle décide de séduire Rome, Jules César en tête, alors général quinquagénaire afin de continuer à assouvir politiquement sa propre soif de puissance.


     Après avoir été contrainte de quitter la capitale romaine où elle résidait au moment de l’assassinat de son protecteur et amant, en 44 A.J.-C., fuyant ainsi les guerres civiles qui déchirèrent la ville après ce meurtre, elle rentra en Egypte avec le petit Césarion, fruit de ses amours tapageuses, bien décidée à poursuivre sur la voie qu’elle s’était tracée.


     Elle eut donc besoin de l’appui d’un nouveau général romain : et ce fut Marc Antoine que, comme l’écrivit Plutarque, elle subjugua totalement.
De ses nouvelles amours naquirent des jumeaux, Alexandre-Hélios et Cléopâtre (VIII)-Séléné; puis un petit dernier, Ptolémée-Philadelphe. Tout allait donc pour le mieux, ou presque, dans le meilleur des mondes possibles ... jusqu’à ce qu’Octave, rival d’Antoine, mette définitivement un terme à cette romantique et politique ascension : à la bataille d’Actium, le 2 septembre 31 A.J.-C., sa flotte mit à mal celle d’Antoine et de Cléopâtre.


     L’avenir dès lors ne s’annonça plus sous d’aussi heureux auspices : Octave, bientôt Auguste, devenait le seul maître de Rome. Il pouvait ainsi "inventer" la notion d’empire à la tête duquel il serait le tout premier.


     C’est précisément cette déconfiture des deux amants que relate Plutarque dans ce nouvel extrait des Vies parallèles qu’aujourd’hui, ami lecteur, je vous propose de découvrir ensemble.



     Au point du jour, Antoine disposa lui-même son armée de terre sur les collines avant de la cité et il regarda ses navires qui avaient levé l’encre et se portaient contre ceux des ennemis; il attendit sans bouger de les voir passer à l’action. Dès qu’ils furent près des vaisseaux de César [comprenez : Octave], ils les saluèrent de leurs rames et, les autres leur ayant rendu leur salut, ils se rallièrent à eux; tous les bâtiments se réunirent et ne formèrent plus qu’une flotte qui cingla vers la cité, la proue tournée contre elle.

     Aussitôt après avoir assisté à cette scène, Antoine fut abandonné par ses cavaliers qui passèrent à l’ennemi et il fut vaincu par son infanterie. Il se replia dans la cité criant que Cléopâtre l’avait livré à ceux à qui il avait fait la guerre à cause d’elle.

     Craignant sa colère et son désespoir, Cléopâtre se réfugia dans le tombeau, dont elle fit baisser les herses, (...)
puis elle envoya annoncer à Antoine qu’elle était morte. Il crut ce message et se dit : "Qu’attends-tu encore, Antoine ? La Fortune t’a enlevé la seule raison qui te restait pour aimer la vie." Il entra dans sa chambre et, détachant et ouvrant sa cuirasse, il s’écria : "Cléopâtre, ce qui m’attriste, ce n’est pas d’être privé de toi, car je vais te rejoindre à l’instant, c’est de m’être montré, moi, un si grand général, inférieur en courage à une femme."

  

     Il avait un serviteur fidèle, nommé Eros, qu’il avait supplié depuis longtemps de le tuer s’il le lui demandait. Il lui ordonna de tenir sa promesse. Eros tira son épée et la brandit comme pour frapper son maître mais, quand celui-ci détourna la tête, il se tua.


     Il tomba aux pieds d’Antoine qui s’écria : "C’est bien, Eros; tu n’as pas été capable d’agir toi-même, mais tu m’enseignes ce que je dois faire."


     Il se frappa au ventre et se laissa tomber sur le lit. Sa blessure ne causa pas aussitôt sa mort; dès qu’il fut couché, le sang s’arrêta de couler. Quand il eut repris conscience, il supplia les assistants de lui trancher la gorge, mais ils s’enfuirent de la chambre, le laissant crier et se débattre jusqu’à l’arrivée du secrétaire Diomède, que Cléopâtre avait chargé de transporter Antoine auprès d’elle dans le tombeau.


     Apprenant que la reine était vivante, Antoine pria instamment ses serviteurs de le soulever et de le porter dans leurs bras jusqu’à l’entrée du tombeau. Cléopâtre n’ouvrit pas les portes; elle se montra à une fenêtre d’où elle jeta des cordes et des chaînes. On y attacha Antoine et elle le hissa, avec l’aide de deux femmes, les seules personnes qu’elle avait admises avec elle dans le tombeau. On ne vit jamais, d’après les témoins, spectacle plus pitoyable que celui-là. Antoine fut hissé, inondé de sang et agonisant : il tendait les bras vers Cléopâtre tandis qu’il était suspendu en l’air. Ce n’était pas une tâche facile pour des femmes; Cléopâtre s’agrippait des deux mains à la corde, le visage crispé, pour le faire remonter à grand-peine, tandis que ceux qui étaient en bas l’encourageaient et partageaient son angoisse. Elle parvint ainsi à l’introduire dans le tombeau.


     Alors elle le coucha, déchira ses vêtements sur lui, puis, se frappant la poitrine et la meurtrissant de ses mains, elle essuya avec son visage le sang du blessé qu’elle appelait son maître, son époux, son imperator; dans sa pitié pour les malheurs d’Antoine, elle en oubliait presque les siens.


     Antoine fit taire ses lamentations et demanda à boire du vin, soit qu’il eût soif, soit qu’il espérait ainsi en finir plus rapidement. Après avoir bu, il conjura Cléopâtre de veiller à son salut si cela lui était possible sans déshonneur. (...) Quant à lui, elle ne devait pas le pleurer, dans cette ultime vicissitude, mais l’estimer heureux pour les biens qu’il avait obtenus, puisqu’il avait été le plus illustre et le plus puissant des hommes et que la défaite qu’il subissait à présent, lui Romain, d’un autre Romain, ne manquait pas de noblesse. (...)


     Beaucoup de rois et de généraux voulaient ensevelir Antoine, mais César ne priva pas Cléopâtre de son corps; elle l’enterra de ses propres mains, à grands frais, de manière royale, et on lui donna pour cela tout ce qu’elle voulut. (...)


     Après avoir exhalé ses lamentations, elle couronna le tombeau et l’embrassa, puis se fit préparer un bain. Elle se baigna, s’allongea et prit un déjeuner magnifique. Alors un homme arriva de la campagne avec un panier. Les gardes lui demandèrent ce qu’il contenait : il l’ouvrit, écarta les feuilles et leur fit voir que la corbeille était pleine de figues.
(...)


     L’aspic, dit-on, avait été apporté avec les figues et caché sous les feuilles; tel était l’ordre de Cléopâtre qui voulait que l’animal l’attaquât sans même qu’elle le sût. Mais en enlevant les figues, elle le vit et s’écria : "Il était donc là", puis elle dénuda son bras et l’exposa à la morsure. Selon d’autres, elle gardait l’aspic dans un vase; elle l’agaça et l’excita avec un fuseau d’or, si bien qu’il sauta sur elle et se planta dans son bras. La vérité, personne ne la connaît. (...) 


     César, bien que vivement contrarié par la mort de cette femme, admira sa noblesse et fit enterrer son corps avec Antoine; les obsèques furent brillantes et royales.


(...)


(Plutarque : 2001, 1733 sqq.



      Le mythe, ensuite, s’empara de ce couple et alimenta la littérature, la peinture, la sculpture et le cinéma. Et depuis ce 29 janvier, dernier avatar d’une bien pathétique histoire, il va probablement faire courir le Tout Paris à la comédie musicale que Kamel Ouali présente au Palais des Sports ...


(Merci à Y.M. qui m'a permis de reprendre de son blog : http://egyptianeye.blogspot.com le cliché qu'il réalisa de la statue de Cléopâtre, de François Fannière, que vous rencontrez dans la Cour carrée du Musée du Louvre.) 

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