" Si l'Égypte a montré, avant même l'Ancien Empire, sa capacité à vivre en bonne intelligence avec des étrangers, à l'intérieur comme à l'extérieur de ses frontières, il n'en reste pas moins qu'elle a très tôt combattu pour son unité, pour défendre son territoire, mais aussi pour conquérir de nouveaux marchés et pour soumettre des hôtes peu accueillants. "
Dominique VALBELLE
L'Égyptien et les étrangers,
de la préhistoire à la conquête d'Alexandre
Paris, Librairie Armand Colin, 1990, p. 65.
Vous vous souvenez certainement, amis visiteurs que, le 16 janvier dernier, j'avais terminé mon premier article consacré au bloc E 11220 exposé ici devant vous dans la première vitrine de la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre en attirant votre attention sur deux courtes colonnes de textes hiéroglyphiques disposées de part et d'autre de l'entaille centrale réalisée sur l'une des deux petites faces du monument, proclamant respectivement que "tous les pays désertiques sont sous les pieds de ce dieu parfait" et que "toutes les terres sont sous les pieds de ce dieu parfait".
L'expression "dieu parfait ", avais-je précisé, constituait une des épithètes du roi régnant ... que, depuis la semaine dernière, vous savez désormais être l'ultime souverain indigène de la trentième dynastie égyptienne, Nectanebo II.
Poursuivant notre analyse de ce socle, il m'agréerait que nous consacrions notre rendez-vous de ce matin à nous pencher sur les motifs scindés en deux registres superposés, toutefois non séparés par une ligne horizontale, que le lapicide a incisés, toujours selon la technique du relief dans le creux, sur le petit côté exactement à l'opposé de celui qui nous a occupé jusqu'ici.
Au registre supérieur, les dessins gravés, pas vraiment de la plus belle facture, convenez-en, proposent une lecture-rébus dont nous savons les Égyptiens antiques très friands, image spéculaire autour d'un axe central concrétisé par le hiéroglyphe du cœur surmonté de sa trachée, qui se lit "nefer" et signifie "beau, bon, parfait", flanqué, de part et d'autre, de l'idéogramme d'une espèce de drapeau représentant en fait l'emblème de la divinité, qui se lit " netjer " et qui donc signifie "dieu" ; le tout matérialisant le concept de "dieu parfait" qu'à l'instant j'évoquai.
Cette épithète royale est ici encadrée par le signe semi-circulaire de la corbeille, ayant la valeur phonétique "neb" et se traduisant par "tout, tous", que surmontent deux vanneaux huppés levant des bras humains en guise d'adoration, ce que nous invite à parfaitement comprendre le pictogramme de l'étoile devant eux dans la mesure où il matérialise le verbe "adorer" : ces pluviers, ces "rekhyt", comme ils étaient alors nommés, symbolisent la masse populaire, tout le peuple ; la plèbe, diront plus tard les Romains.
De sorte que cet ensemble graphique particulier vous incite à comprendre que tous les Égyptiens se devaient de faire allégeance à leur souverain, dieu parfait à leurs yeux ; obligation d'ailleurs parfaitement corroborée par maints objets archéologiques exhumés datant déjà des temps immémoriaux de la constitution de l'idéologie monarchique, soit depuis approximativement la fin du IVème millénaire avant notre ère.
Faire allégeance au roi : uniquement le peuple égyptien ?, seriez-vous en droit de vous interroger.
C'est pour répondre à ce questionnement que j'attire maintenant votre regard, toujours sur le même côté de la base de statue de Nectanebo II, vers le second registre, immédiatement en dessous de celui que vous venez de découvrir : sur trois niveaux, un même arc a été incisé à trois reprises. Neuf arcs en tout.
Rien n'étant jamais dû au hasard dans l'art égyptien antique, que peut donc signifier cette image répétée à neuf reprises ?
L'arc, nul n'en doutera, fait partie des symboles de cynégétique et de stratégie militaire les plus vieux de l'histoire de l'humanité : rien d'étonnant dès lors que les Égyptiens l'aient choisi en tant qu'emblème pour illustrer le concept d'ennemis. Probablement pensé à Héliopolis, ancienne ville "sainte" d'où naquit une cosmogonie en vue de rassembler les mythes les plus archaïques sous l'autorité d'une ennéade, entendez : neuf dieux considérés comme primordiaux permettant d'expliquer la constitution de l'univers, rien d'étonnant non plus que ce chiffre 9 ait été retenu pour mathématiser ceux, étrangers à l'Égypte, ennemis éventuels de la paix et de l'équilibre universels, qui étaient susceptibles de venir perturber l'ordre cosmique, de venir mettre à mal cet univers si bien conçu et dont le roi assurait la stabilité : ce seront les "Neuf Arcs" ... que vous dénombrez dans la partie inférieure du monolithe exposé devant vous.
Par cette seule image d'un arc neuf fois repris, les Égyptiens suggéraient que le monarque, - quel qu'il fût au cours de l'histoire plurimillénaire du pays, mais ici, nommément identifié à Nectanebo II -, et que ses sujets, qui l'adulaient et le soutenaient, - ici, les vanneaux encerclant le "dieu parfait"-, entendait neutraliser ceux qui, étrangers, - ici, les neufs arcs -, auraient tenté de s'opposer à la bonne marche de la société.
Combattre, annihiler ceux pouvant être hostiles au pays : voilà le maître mot ! Pas moins mais pas plus que tous ses prédécesseurs depuis la création de la royauté égyptienne des centaines de siècles avant lui, Nectanebo II mit un point d'honneur à montrer sa volonté de protéger son pays et ses sujets contre menaces ou inimitiés d'aubains.
De sorte que, à tout le moins les deux côtés que nous venons de décrypter, ce socle incontestablement destiné à recevoir une de ses statues, non seulement matérialisait ce souhait régalien mais en outre, en plaçant Nectanebo II sous l'égide du couple divin honoré à Coptos, Min et Isis, escomptait le prémunir de toute influence nuisible en couchant, je le souligne une dernière fois, toutes les terres et tous les pays désertiques sous les pieds de ce dieu parfait.
Qui furent toutes ces terres, tous ces pays désertiques, bref tous ces étrangers dont le monarque égyptien tant semblait se méfier au point de vouloir les soumettre, notamment, en les faisant prisonniers, ou les écraser sous ses pieds ?
C'est ce nous apprendront les deux autres faces, plus longues, de ce beau bloc d'albâtre parallélépipédique et que je me propose, amis visiteurs, de décoder avec vous lors de notre quatrième et dernière rencontre à son sujet, mardi 6 février prochain, juste avant le début du Congé de Carnaval dans l'Enseignement belge.
BIBLIOGRAPHIE
BARBOTIN Christophe/ DEVAUCHELLE Didier, La voix des hiéroglyphes, Paris, Éditions Khéops, 2006, pp. 30-1.
SCHUMANN-ANTELME Ruth, Coptos, XXXème dynastie, dans Catalogue de l'exposition " Un siècle de fouilles françaises en Égypte (1880-1980) ", Le Caire, I.F.A.O., 1981, pp. 275-7.
VALBELLE Dominique, L'Égyptien et les étrangers, de la préhistoire à la conquête d'Alexandre, Paris, Librairie Armand Colin, 1990, pp. 43-8.