Deuxième Partie :
INTRODUCTION AUX INSCRIPTIONS HIÉROGLYPHIQUES
DE L'OBÉLISQUE BARBERINI
Souvenez-vous, amis visiteurs, j'avais, lors de notre rendez-vous de la semaine dernière, émis les traditionnelles réserves, dont était par ailleurs parfaitement consciente Marguerite Yourcenar quand elle écrivit ce chef-d'oeuvre unanimement reconnu qu'est Mémoires d'Hadrien, à propos des relations d'événements ou des portraits de personnages ayant réellement vécu, sous la plume d'historiens et d'historiographes rédigeant bien des années, voire des siècles, après l'époque incriminée, la partialité de certains d'entre eux, fussent-ils regardés comme des "classiques", n'étant plus à démontrer !
Et j'avais fait suivre ma mise en garde par ce très court extrait d'un essai de la romancière dans Les visages de l'Histoire dans l'"Histoire auguste" : " l'obélisque du Pincio corrobore en caractères hiéroglyphiques la mention de Spartien de la mort d'Antinoüs ", en vous promettant de consacrer notre présente rencontre à ce monument d'importance actuellement érigé sur le Monte Pincio, à Rome, et plus spécifiquement, aux inscriptions hiéroglyphiques gravées sur chacune de ses faces.
Mea culpa : j'aurais d'ailleurs pu tout aussi bien citer la traduction des textes hiéroglyphiques de ce même obélisque parmi les sources qu'elle avait consultées, grâce à semblable propos consigné dans sa Note, p. 355, clôturant Mémoires d'Hadrien si, bizarrement, elle ne m'avait pas échappé.
Fort heureusement, j'ai la chance d'avoir quelques visiteurs de mon blog ou de mes pages Facebook qui me lisent vraiment, c'est-à-dire jusqu'à l'extrême fin des articles, ce qui, je l'ai déjà constaté à cause de questions qui me sont parfois adressées, n'est pas le cas de tout le monde !
Mais Alain Yvars, concepteur de l'excellent blog "Si l'art était conté", est de ces fidèles et scrupuleux lecteurs, qui m'a permis de remédier à ce manquement de ma part grâce au commentaire qu'il m'a laissé ; de sorte que je me suis empressé d'ajouter, dans l'article du 4 octobre dernier, juste après mes références infrapaginales, un errata accréditant la mise au point d'Alain, partant, comblant ma lacune.
Car le monument du Pincio, puisque c'est bien lui qui est au centre de nos propos, également étiqueté "obélisque Barberini" par certains égyptologues, constitue, il vous faut en être conscients amis visiteurs, l'unique archive épigraphique, l'unique source écrite qui soit en parfaite contemporanéité avec les événements de la vie d'Antinoüs relatés par les auteurs antiques.
En outre, si j'en crois feu l'égyptologue belge Philippe Derchain, tous les textes gravés sur ce "dernier obélisque" auraient vraisemblablement été composés par un certain Pétarbeschénis, prêtre extrêmement érudit originaire de la ville d'Akhmîm, - la Panopolis de l'époque gréco-romaine -, dont la grande culture philologique lui permit, à partir d'un "brouillon" probablement libellé par l'empereur en personne, de rédiger, entre 130 et 135 de notre ère, sa traduction en égyptien classique ; langue du Moyen Empire, alors en ce IIème siècle depuis un long temps tombée en obsolescence, pour ne pas dire franchement oubliée.
Et de surcroît, - ceci étant aussi à porter au crédit de l'indéniable talent de lettré de Pétarbeschénis -, en ne concédant aucune once à la facilité phraséologique qu'eussent par exemple été des propos de circonstance empreints de convention, de protocole, voire de clichés eulogiques, si souvent rencontrés par ailleurs.
Surmontées d'un tableau dans lequel sont gravés en creux deux personnages de part et d'autre d'un guéridon d'offrandes, les quatre faces du monolithe de granite rose offrent deux colonnes de hiéroglyphes à lire obligatoirement de la droite vers la gauche.
Nul texte incisé ne se poursuivant au-delà de la face du monument qui lui est circonscrite, tous les côtés constituent une entité paléographique propre : trois d'entre eux, - les faces nord, sud et ouest -, scène supérieure et hiéroglyphes compris, évoquent Antinoüs, comme ici, debout devant le dieu Amon, assis,
Tableau de la face sud de l'obélisque Barberini (Monte Pincio, à Rome) - (© Photo : Association Amis de l'Égypte ancienne, Saint-Estève)
alors que le seul quatrième est dévolu à l'empereur : la scène montre Hadrien faisant offrande à Rê-Horakhty,
Rome, Obélisque du Monte Pincio : face est (© Photo : Association Amis de l'Égypte ancienne, Saint-Estève)
et dans les inscriptions des deux colonnes en dessous, il est le sujet du panégyrique censé être déclamé par Antinoüs.
C'est en me référant à l'étude minutieuse qu'a réalisée en 2008 feu l'égyptologue français Jean-Claude Grenier, - étude référencée dans la bibliographie ci-dessous -, que je terminerai notre rencontre de ce matin, en vous présentant succinctement chacun des côtés du monolithe romain, en commençant par celui de l'ouest, et en poursuivant par ceux de l'est, du sud et enfin du nord.
Ainsi, - et cela établit l'originalité de la réflexion entreprise par le Professeur Grenier, bousculant toutes les analyses qui l'ont précédée -, appréhenderons-nous les quatre exposés dans l'ordre idéalement souhaité par l'empereur lui-même dans son "brouillon" préparatoire ; lecture plus cohérente aux yeux de J.-C. Grenier que celle envisagée jadis par l'ensemble de ses prédécesseurs, l'égyptologue allemand Adolf Erman le premier qui le décrypta dans le sens est, ouest, nord puis sud.
Pour J.-C. Grenier, c'est donc par le côté ouest qu'il faudra entamer notre lecture si nous souhaitons découvrir le texte en continu, dans son enchaînement logique.
Si, sur cette face, le tableau supérieur nous apparaît extrêmement abîmé, - Antinoüs debout se tient devant ce qui fut certainement un dieu assis -, fort heureusement les deux colonnes d'hiéroglyphes nous apportent de précieuses indications, notamment sur l'emplacement de son tombeau : question qui divise la communauté scientifique, j'y reviendrai avec force détails la semaine prochaine.
La face est, quant à elle, après nous avoir montré Antinoüs en compagnie du dieu Thot, évoque la mort du jeune homme décrétée par les dieux, ainsi que les rites funéraires et le culte qui lui furent ultérieurement accordés.
Pour sa part, la face sud, la dernière à nous proposer une scène supérieure dans laquelle figure le bel éphèbe bithynien, - en présence du dieu Amon, cette fois -, révèle, dans ses inscriptions hiéroglyphiques, l'aspect ressortissant au domaine du "merveilleux" de ses origines puisqu'il est dit né d'un dieu et d'une humaine.
Enfin, le côté nord se singularise en proposant le seul des quatre tableaux qui ne présente pas une figuration d'Antinoüs mais bien une de son protecteur, Hadrien, qui s'avance vers le dieu Rê-Horakhty à qui il fait offrande.
Les textes en dessous, un peu en guise de conclusion de toute l'histoire relatée dans les six colonnes précédentes, font état du souhait adressé par le jeune homme reconnaissant, - honoré qu'il est par son admission au sein de l'illustre communauté des dieux -, de récompenser l'empereur pour les augustes bienfaits qu'il lui a prodigués, et de lui assurer un règne universel, à lui et à son épouse, l'impératrice Sabine.
Avant de prendre maintenant congé de vous, amis visiteurs, tout en vous assurant qu'à partir de notre prochaine rencontre, nous approfondirons quelques passages précis du corpus hiéroglyphique recouvrant ce monument "providentiel", il m'est plaisir d'adresser mes plus vifs remerciements à l'Association des Amis de l'Égypte ancienne, de Saint-Estève, pour m'avoir aussi aimablement autorisé à exporter de son site les trois documents photographiques de l'obélisque Barberini qui illustrent mes propos de ce matin.
BIBLIOGRAPHIE
DERCHAIN Philippe, Le dernier obélisque, Bruxelles, Fondation égyptologique Reine Élisabeth, 1987. , dans
GRENIER Jean-Claude, L'Osiris Antinoos, dans Cahiers de l'ENIM (CENIM) I, Montpellier, Université Paul-Valéry, (Montpellier III), 2008, pp. 1 à 5.
YOURCENAR Marguerite, Note, dans Mémoires d'Hadrien, Paris, Gallimard, 1981, Collection "Folio" n° 921, pp. 355.
YOURCENAR Marguerite, Les Visages de l'Histoire dans l' "Histoire auguste", dans Essais et mémoires, 1. Sous bénéfice d'inventaire, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1991, pp. 14-15.