The question is whether the "blindness" of the musicians, so carefully shown, in facts corresponds to the reality. Were they actually blind or blinded, or were they symbolically represented as such, to show that they were anonymous and/or not able to look on the sun in his glory ? In the light of what has been said above, and bearing in mind the substitution of blindfolds in other contexts, there is indeed much to be said for the blindness being symbolic.
Lise MANNICHE
Symbolic Blindness
dans CdE LIII, n° 105
Bruxelles, F.E.R.E., 1978
p. 19
Harpiste de la tombe de Nakht - © https://www.delcampe.net/fr/collections/autres-9/fresque-egyptienne-xvii-e-dynastie-l-harpiste-aveugle-repro-couleur-ed-cercle-du-bibl-1967-305157628.html
Contrairement à ce qu'ont jadis affirmé différents historiens de l'Art peu versés dans celui de l'Égypte ancienne ; contrairement à ce que l'on lit parfois dans certains articles de presse véritablement mal documentés ; contrairement à ce que croit enregistrer un regard trop rapide porté sur les figurations humaines que nous a laissées l'art des rives du Nil antique, toutes ne nous proposent pas des êtres absolument parfaits, uniformément beaux, éternellement jeunes, sans la moindre particularité physique qui constituerait une objection absolue et dirimante à la Beauté et à la Perfection pures, à l'Élégance innée dont on semble unanimement créditer Égyptiennes et Égyptiens.
Maints exemples pourraient ainsi être avancés aux fins de corroborer mon propos, l'apparence de la reine du Pays de Pount ci-dessous, dont la difformité patente fut gravée sur les parois du temple d'Hatchepsout à Deir el-Bahari, en constituant probablement un des plus connus et des plus évidents.
(© httpalamemoiredunpassionnedetrains.centerblog.netvoir-photou=httpalamemoiredunpassionnedetrains.a.l.pic.centerblog.neto8af70025.JPG)
Si avec une attention certaine, vous vous êtes déjà penchés sur les représentations pariétales de scènes funéraires du Nouvel Empire dites de "concert" dans lesquelles figure un harpiste assis, seul ou en présence d'autres musiciens et surtout d'autres musiciennes, si sveltes, si distinguées dans leur robe-fourreau dont la transparence alliciante n'est nullement pour déplaire, même si nous la savons empreinte d'une symbolique précise, il ne vous aura sans nul doute échappé, amis visiteurs, que cet artiste modulant ses chants aux sons d'une harpe fut, dans la plus grande majorité des cas, figuré fort peu à son avantage dans la mesure où le peintre nous le signifie aveugle et replet.
Il m'agréerait ce matin d'évoquer avec vous ces deux particularités physiques que sont la cécité et la ventripotence, la première bien plus handicapante que la seconde, de manière à sensiblement remettre en cause des explications véhiculées ad nauseam depuis deux siècles à leur sujet.
Même si le grand musicologue allemand Hans Hickmann, - souvent cité dans mes précédents articles consacrés à la musique égyptienne -, émettait déjà des doutes au milieu du siècle dernier quant à la "cécité" de certains musiciens, pour lui plus porteuse d'un symbole mythologique que réel, - interdiction de regarder le dieu en face ! -, ne reste-t-il pas acquis dans le grand public que les harpistes égyptiens étaient aveugles ?
Cette pseudo-évidence péremptoirement assénée dans tous les ouvrages d'égyptologie, il m'agréerait dans un premier temps de la reprendre à nouveaux frais ... en appelant à la barre l'égyptologue allemand Adelheid Schlott qui, voici vingt ans déjà, publia dans le GM 152, un article souhaitant démontrer, - photos et exemples modernes entre autres à l'appui -, que le dessin d'un oeil fermé ou celui d'un simple trait horizontal pour le figurer, ne constituait nullement une preuve de cécité mais plutôt un irréfragable indice de la forte tension intérieure, voire de l'exaltation retenue, qui animaient, - et qui animent parfois encore -, les artistes en pleine exécution d'une oeuvre.
Une expression faciale, une mimique, en quelque sorte.
Dans le très intéressant article, référencé dans ma bibliographie ci-dessous, qu'il consacra en 2003 au Harpiste dévoyé, texte démotique particulier que nous avons ensemble lu la semaine dernière, l'égyptologue français Philippe Collombert attire judicieusement l'attention sur deux passages qui, selon lui, corroborent indiscutablement la théorie émise par le savant allemand : le premier, " ... Et il s'assoit, l'air absorbé, tel un vrai chanteur", faisant manifestement allusion à la concentration intérieure de l'artiste ; le second, " ... Il pourra passer quatre jours éveillé à convoiter du regard quelque chose de comestible dissimulé sous un linge ", assurant sans conteste que la vue d'Horoudja se révèle on ne peut plus excellente !
(C'est moi qui souligne.)
À ces deux exemples proposés afin de se départir de la sempiternelle notion de cécité, j'aimerais en ajouter un troisième relevé dans un article publié par l'égyptologue danoise Lise Manniche en 1971 qui, sur les "talatat", ces blocs à dimensions humaines typiques des constructions de l'époque d'Amenhotep IV/Akhenaton, retrouvés notamment dans le môle ouest du IXème pylône de Karnak et gravés de scènes de musique, fait état de la présence de joueurs de harpes, égyptiens et étrangers, dont les yeux étaient recouverts d'un bandeau blanc.
Il m'agréerait que me soit expliquée la nécessité d'en plus bander les yeux d'un artiste si, déjà, de prime abord, il est aveugle !
En outre, lors de ses fouilles menées à Amarna, la capitale créée ex nihilo par le souverain dissident, Lise Manniche a aussi relevé la présence d'une scène d'un tombeau dans laquelle deux harpistes étrangers arrivant avec leur instrument n'ont nullement les yeux dissimulés par un tissu quelconque. Et Madame Manniche d'en déduire que, manifestement, ce bandeau n'entrave leur vue qu'aux seuls moments de prestations musicales !
Ce qui, personnellement, m'autorise à conclure que l'explication avancée par Adelheid Schlott, à savoir : le besoin d'application, de concentration et non une réelle infirmité oculaire chez ces hommes, tient parfaitement la route.
Le même savant allemand affirme aussi, second point fort de son article, - plus contestable, me semble-t-il, mais je ne suis nullement médecin pour contrer son avis ! -, que l'aspect bedonnant, grassouillet, empâté du corps des harpistes avec leurs bourrelets à répétition, proviendrait de la castration qu'ils auraient subie, arguant du fait que le texte fustigeant Horoudja fournit son surnom, d'une aménité douteuse, pour ne pas dire à connotation outrageante, "Shep-nek : ce qui, selon les sources philologiques que j'ai consultées, peut se traduire par "L'Inverti, "Le Niqué" ou, dans la version plébiscitée la semaine dernière, extraite de l'anthologie de D. Agut-Labordère et M. Chauveau, également référencés ci-dessous : "L'Enculé".
Ces trois appellations, fort peu contrôlées, convenez-en, constitueraient, toujours selon A. Schlott, une référence plus ou moins allusive à la dévirilisation qu'à l'instar des "musici ", ces castrats napolitains ou romains qui, grâce à leur exceptionnelle tessiture, tant portèrent haut perchées les plus belles pages des opéras de Haendel, auraient subie Horoudja et probablement maints autres harpistes chanteurs, plusieurs millénaires avant Carestini, Sénésino et autres Farinelli.
À l'Antiquité égyptienne, se pourrait-il que la raison de cette horrible mutilation chez des jeunes garçons prépubères soit identique à celle de nos temps modernes ? Et en avançant cette hypothèse, l'égyptologue allemand n'est-il pas trop influencé par la réelle surcharge pondérale que connurent plusieurs castrats des XVIIème, XVIIIème et même XIXème siècles ?
Nouvelles théories donc, amis visiteurs, que je vous soumets ce matin pour expliquer l'éventuelle cécité des harpistes égyptiens mais aussi leur disgracieux embonpoint, ouvrant grand les portes sur de nouvelles discussions à venir entre nous ...
BIBLIOGRAPHIE
AGUT-LABORDÈRE Damien/CHAUVEAU Michel, Le harpiste dévoyé : une anti-sagesse, dans Héros, magiciens et sages oubliés. Une anthologie de la littérature en égyptien démotique, Paris, Les Belles Lettres, 2011, pp. 313-9.
COLLOMBERT Philippe, Le "Harpiste dévoyé", dans Égypte, Afrique & Orient, n° 29, Avignon, Centre vauclusien d'égyptologie/Saluces, Juin 2003, pp. 29-40.
MANNICHE Lise, Les scènes de musique sur les Talatat du IXème pylône de Karnak, dans Kêmi XXI, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1971, pp. 155-64.
MANNICHE Lise, Symbolic Blindness, dans CdE LIII, n° 105, Bruxelles, F.E.R.E., 1978, pp. 13-21.
SCHLOTT Adelheid, Einige Beobachtungen zu Mimik und Gestik von Singenden, dans Göttinger Miszellen 152, Göttingen, 1996, pp. 55-70.