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13 juin 2017 2 13 /06 /juin /2017 00:00

 

 

     

     "Tout autant qu'il travaille la présentation formelle de ses tableaux-dans-le-tableau, Vermeer en manipule la fonction symbolique. En économisant à l'extrême les moyens de la représentation, il en renforce l'effet visuel au sein de la toile. Ses tableaux-dans-le tableau ont une présence manifeste, parfois plus insistante que chez ses contemporains, et la force de cette présence accentue le sentiment du sens moral ou "emblématique" dont ils investissent la toile. Mais ce sens demeure souvent incertain, insaisissable. Tout se passe comme si Vermeer faisait jouer le motif courant du tableau-dans-le-tableau de façon à la fois à faire entendre qu'il y a "du sens" et à interdire toute prise claire et distincte de ce sens."     

 

 

 

 

     Daniel ARASSE

L'ambition de Vermeer

 

Paris, Éditions Klincksieck, 2016

p. 50

 

 

     La semaine dernière, amis visiteurs, je vous avais annoncé définitivement clos le dossier des cuillères dites "à la nageuse".

 

     Puis, ces derniers jours, plongé tout à la fois dans le superbe catalogue de l'exposition Vermeer et les Maîtres de la peinture de genre qui vient de fermer ses portes à Paris, ainsi que, en parallèle, dans l'excellent ouvrage que l'historien de l'art Daniel Arasse avait voici un quart de siècle précisément consacré au "Sphinx de Delft", et dont sciemment j'ai repris ce matin en guise d'exergue un extrait, je me suis souvenu d'un article paru à l'automne 2011 dans la revue trimestrielle Égypte, Afrique & Orient, n° 63, publiée alors par le Centre d'égyptologie avignonnais, auquel sur mon blog j'ai déjà fait allusion, et dans lequel l'égyptologue belge Nadine Cherpion proposait une très intéressante réflexion sur La danseuse de Deir el-Médîna et les prétendus "lits clos" du village, au sein de laquelle, magistralement, elle décode quelques-uns des symboles sexuels ou érotiques qui font florès, vous ne l'ignorez plus maintenant je l'espère, dans l'art de l'Égypte antique.

 

     Et pour ce faire, d'y avancer de pénétrants développements comparatifs avec des peintures d'artistes de ce qu'il est convenu d'appeler l' "École du Nord", notamment Johannes Vermeer et ses jeunes femmes jouant du virginal

 

     (Permettez-moi de rappeler qu'il vous suffit de cliquer sur les termes écrits en rouge pour, dans mes articles, être toujours dirigés soit vers un texte plus ancien, soit vers une explication ou vers une illustration qui s'y réfère, - comme ce sera fréquemment le cas aujourd'hui avec les tableaux des peintres que nous aborderons.) 

 

 

     Parmi de nombreux et divers documents présents dans l'art égyptien évoqués par Madame Cherpion aux fins d'étayer son propos, vous ne serez nullement étonné que l'un d'eux retienne plus spécifiquement mon attention ce matin puisqu'il s'agit d'une cuillère dite "à la nageuse" que j'avais eu l'heur d'admirer à Paris, au printemps 1993, à l'exposition dédiée à Aménophis III, le Pharaon-Soleil, aux Galeries Nationales du Grand Palais : la superbe provenait du Musée Pouchkine de Moscou où elle y porte le numéro d'inventaire I. 1a 3627 et où mon ami Alain Guilleux l'a désormais immortalisée.

 

Cuillère "Pouchkine" - © Alain GUILLEUX

Cuillère "Pouchkine" - © Alain GUILLEUX

 

     En ivoire peint et en ébène, d'une longueur de 19, 5 cm, cette belle "naïade" porte pour seuls "vêtements", caractéristique non-anodine, un collier, une ceinture de  hanches et une perruque arrondie.

 

     Outre la particularité de soutenir une fleur de lotus en guise de cuilleron muni d'un couvercle, elle présente, comme vous le constaterez plus spécifiquement ci-après grâce à un effet de miroir, celle, originale, d'exhiber sur chaque jambe une petite représentation stylisée peinte du nain Bès, génie ventripotent aux longs bras, favori de la déesse Hathor, censé d'une part protéger les parturientes ainsi que les nouveau-nés et d'autre part, notamment quand il joue d'un instrument de musique, considéré comme dieu du libertinage ; ce qui l'autorisa par ailleurs à lui aussi orner certaines cuillères exhumées de divers mobiliers funéraires.

 

 

Gros plan du "tatouage" stylisé du génie Bès sur chaque cuisse de la jeune femme - © Alain GUILLEUX

Gros plan du "tatouage" stylisé du génie Bès sur chaque cuisse de la jeune femme - © Alain GUILLEUX

     (Merci à toi pour l'immense cadeau que tu nous fais, Alain, à mes lecteurs et à moi-même, en acceptant de m'adresser tes clichés en vue d'illustrer ma présente intervention.) 

 

 

     Arrivés à ce point de mon exposé, vous ne manquerez certainement pas de vous interroger sur la raison pour laquelle, alors que j'avais affirmé la semaine dernière avoir apposé le point final à ce dossier des cuillères dites "à la nageuse", je décide tout de go de bouleverser mes intentions premières et de vous convier à un rendez-vous supplémentaire.

 

     A la page 303 du catalogue de l'exposition Aménophis III mentionné il y a quelques instants, Arielle P. Kozloff, Conservatrice au Cleveland Museum of Art, analysant cette "nageuse au lotus", comme elle la nomme, propose, à l'instar de toutes les autres cuillères d'offrande de ce type iconographique précis, d'y voir tout naturellement une figuration de la déesse-mère Nout, personnification de la voûte céleste, évoluant sur les eaux primordiales du Noun éternel,  ainsi que je vous l'ai dernièrement expliqué.

 

     Et Madame Kozloff de conclure ses propos en indiquant que si cette cuillère lui paraît être unique en son genre, d'autres Égyptiennes, - l'une peinte dans la TT 341 de Nakhtamon, une autre sur une coupe en faïence bleue exposée au Rijksmuseum de Leyde, aux Pays-Bas, une autre encore servant de manche à un miroir dans les collections du Musée de Khartoum, au Soudan, d'autres enfin, très colorées, décorant les murs de certaines maisons de Deir el-Médineh, celles qu'évoquent Nadine Cherpion dans l'article précité -, manifestement toutes danseuses et/ou musiciennes jouant de la flûte ou de la lyre, toutes figurées nues mais arborant toutes collier, ceinture de taille et perruque -, portent étrangement une effigie stylisée de Bès sur chacune de leurs cuisses.

 

     Vraisemblablement toutes aussi, si j'accrédite la thèse avancée par Madame Cherpion, à cause de leur nudité, de ce tatouage, du style de leur perruque et des bijoux dont elles sont parées, étant si pas des prostituées, - entérinant de la sorte l'impression qui était déjà celle de l'égyptologue française Madame Jeanne Vandier d'Abbadie en 1938 ; impression qui devint par la suite vérité première chez maints de ses consoeurs et confrères -, à tout le moins des courtisanes, des "demi-mondaines", des libertines ou des femmes qui visiblement voulaient faire comprendre qu'elles étaient "disponibles" pour un mari, certes, mais aussi pour un amant, voire un client ...

 

     Et d'insister également sur le fait qu'à l'Antiquité déjà, un rapport étroit exista entre instruments de musique et érotisme : rappelez-vous ce que je vous ai  d'ailleurs tout récemment expliqué concernant la déesse Hathordivinité suprême de la danse, partant, de la musique, notamment du jeu de harpes.

 

     Mais, m'interrogerez-vous certainement : quel est le rapport avec Vermeer de Delft et d'autres artistes hollandais de son époque ?      

 

     Aux fins de vous répondre, je propose de nous tourner vers certains de ces tableaux avec scène musicale vus à la récente exposition du Louvre, notamment "Femme assise à son virginal", de la National Gallery de Londres. Mais aussi "Le Concert", provenant du Musée Isabella Stewart Gardner de Boston qui, très probablement eût pu venir à Paris s'il n'avait été dérobé en 1990 et jamais retrouvé depuis : y  remarquez-vous, sur le mur du fond, un tableau-dans-le-tableau, à savoir : "L'Entremetteuse", que Vermeer a copié de son compatriote Dirck van Baburen ?

 

     Convenez-en, l'oeuvre n'est certes pas placée à cet endroit pour d'une manière totalement gratuite décorer un intérieur cossu. Non, considérez-là en tant qu'une sorte de message de compréhension permettant de nûment connoter les deux toiles au domaine de l'érotisme. 

 

     Et il en est de même avec la présence d'une figuration d'un Cupidon, nullement anodine dans cet univers dédié à la musique, notamment dans "Femme debout devant son virginal", appartenant à la National Gallery de Londres.

 

     Ces tableaux-dans-le-tableau, comme les appelle Daniel Arasse, choisis par Vermeer possèdent un sens réel, manifeste, souhaité, et pas vraiment celé.

 

     En outre, si vous prêtez un attention soutenue aux élégantes jeunes femmes, qu'elles soient assises ou debout devant leur instrument, vous me concéderez que jamais elles ne le regardent en le jouant mais, les yeux délibérément tournés vers vous et moi, elles donnent plutôt le sentiment soit d'attendre l'arrivée de quelqu'un, soit d'accueillir celui qui déjà vient d'entrer, - mari, amant ou client ; en tout cas, partenaire amoureux espéré -, avec un regard "insistant et même coquin", affirme Nadine Cherpion. 

 

     D'ailleurs, dans d'autres tableaux ressortissant à la même thématique musicale, un personnage masculin se tient déjà parfois proche de l'instrument, ce qui renforce une impression d'intimité au sein de ce couple, une impression de moment de séduction ...

     Daniel Arasse indique même, p. 114 de son étude référencée dans ma bibliographie ci-dessous, que tout homme présent notamment dans les scènes musicales, - personnage masculin qu'il nomme "figure d'intrusion" -, constitue autant de variations sur un motif à résonance érotique : le galant interrompant une musicienne.  

 

     Indéniablement, même si ces toiles peuvent faire l'objet, - et l'ont d'ailleurs fait -, d'analyses polysémiques, elles imposent une estampille particulièrement sensuelle qui n'est certes pas à balayer d'un revers de main.

 

     J'ajouterai enfin que certains contemporains de Vermeer s'exprimèrent plus ouvertement encore en nous offrant leur propre vision de scènes musicales : ainsi, Eglon van der Neer et "Le luth accordé", prêté au Louvre par l'Alte Pinakothek de Munich ou Frans van Mieris et sa "Joueuse de théorbe", par la National Gallery of Scotland d'Édimbourg qui, selon la notice de la page 147 du catalogue, rédigée par Adriaan E. Waiboer, Conservateur en chef de la National Gallery of Ireland de Dublin et par ailleurs un des Commissaires de l'exposition, donnent à voir, je cite : "l'image artificielle d'une prostituée sexuellement aguichante, vêtue à la mode hollandaise du début des années 1660 et assise dans un intérieur luxueux", dans une attitude, ajoute-t-il un peu plus loin, "lascive". 

 

 

     Personnellement, je prends bonne note de ces intéressantes interprétations. Mais vous, amis visiteurs, comment vous positionnez-vous sur ce point précis : cette jeune beauté tatouée ornant le manche de la cuillère du Musée Pouchkine de Moscou fut-elle à vos yeux une femme aux moeurs légères, une filles de joie, comme l'écrit en toutes lettres Madame Cherpion, à l'image des musiciennes croisées chez certains peintres hollandais ou, plus prosaïquement, personnifia-t-elle comme toutes les autres la déesse Nout, ainsi que l'affirme Arielle P. Kozloff ?

 

     A vos claviers ! Le débat est ouvert ...

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

ARASSE   Daniel, L'ambition de Vermeer, Paris, Éditions Klincksieck, 2016, passim.

 

 

CHERPION  Nadine, La danseuse de Deir el-Médîna et les prétendus "lits clos" du village, Égypte, Afrique & Orient n° 63, Avignon, Centre d'égyptologie, 2011, pp. 55-72.

 

 

KOZLOFF Arielle P., Instruments rituels, dans Aménophis III : le Pharaon-Soleil,  Paris,  Catalogue de l'Exposition  au Grand Palais, Éditions RMN, 1993, p. 303.

 

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6 juin 2017 2 06 /06 /juin /2017 00:00

 

 

     L'érotisme est de nature sociale, il apparaît en tout lieu et à toutes les époques. Il n'existe pas de société sans rites ni pratiques érotiques, des plus innocentes aux plus sanguinaires. L'érotisme est la dimension humaine de la sexualité, tout ce que l'imagination ajoute à la nature.

 

 

 

Octavio PAZ

La Flamme double : amour et érotisme

 

Paris, Gallimard, 1994,

pp. 108-9

    

 

 

 

 

     Voilà ! C'est terminé !

 

     Clôturé fut ce samedi 3 juin le CMIREB 2017 session violoncelle, - événement considérable dans l'histoire de la musique en Belgique puisque c'est la première fois que cet instrument y est ainsi mis à l'honneur -, après six soirées intenses pendant lesquelles avec ceux d'entre vous, amis visiteurs, qui avez profité du lien vers les retransmissions de la RTBF que j'avais fourni la semaine dernière, nous avons eu le plaisir d'assister aux prestations de douze jeunes virtuoses, - l'aîné avait 30 ans, le puîné, 21 -, retenus en mai dernier pour participer à cette prestigieuse finale au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, et d'ainsi prendre plaisir à comparer les talents, les sensibilités, les maturités de ces artistes qui, outre l'oeuvre imposée du Japonais Toshio Hosokawa, "Sublimation", ont choisi de se faire valoir qui, avec le concerto pour violoncelle et orchestre n° 1, op. 107, de Dmitri Chostakovitch, qui avec celui op. 129, de Robert Schumann, qui avec le n° 2, op. 104 B 191, d'Antonin Dvorak.

 

     Pour simple information : le premier prix, de 25 000 €, Grand Prix international Reine Élisabeth, Prix de la Reine Mathilde a été attribué au violoncelliste français de 26 ans Victor Julien-Laferrière.   

 

 

     Clôturé aussi sera ce matin notre dossier dédié aux cuillères d'offrandes dites "à la nageuse" car si nous avons consacré notre dernière rencontre à l'une de ces élégantes jeunes filles nues allongées tenant une oie à bout de bras, exposée en salle 24 du premier étage du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, pour tenter de comprendre la symbolique des éléments qui la constituaient, c'est pour l'heure à me suivre comme prévu au rez-de-chaussée, en salle 9, entièrement dédiée à la parure, que je vous convie aux fins de découvrir, dans la vitrine 3, un autre véritable petit "bijou" (E 218) taillé dans le  buis, l'ébène et l'ivoire mesurant 29,3 cm de long : il s'agit d'une aussi gracieuse et gracile personne qui cette fois présente un canard dont les ailes et la queue servent également de couvercle au cuilleron qu'est le corps creusé de l'animal.

 

 

E-218.jpg

  

 

     Même si je ne me lasse pas d'admirer son raffinement, - ah !, le galbe de ses fesses et de ses seins ... -, vous me permettrez de ne plus disserter à propos de la juvénile beauté elle-même - en réalité une personnification de la déesse Nout qui se meut avec harmonie sur les eaux éternelles de la voûte céleste -, mais de plutôt attirer votre attention sur les raisons de la présence de ce canard ... qu'elle offre à bout de bras, je le précise une nouvelle fois, et non  auquel elle se maintiendrait pour avancer. 

 

     Je ne m'éterniserai point non plus, car ce n'est pas de prime importance pour ma présente intervention, sur la réfection dont le volatile fut l'objet au niveau de la tête ainsi que de son aile droite, ni sur son cou, remarquablement façonné par l'artiste qui superposa des anneaux rapportés : un en ébène alterné avec un en ivoire.

 

     En revanche, il sera donc question ce matin d'associer cette jeune femme, dont la nudité n'a d'égale que la perfection féminine à l'état le plus naturel, au canard pour à nouveau décliner quelques symboles patents.

 

     Souvenez-vous, lors d'une précédente intervention au sein de cette même rubrique "Décodage de l'image égyptienne" publiée en avril dernier, et consacrée à la scène de chasse dans les marais, j'avais attiré votre attention sur le fait que la pensée égyptienne était duelle dans la mesure où elle pouvait indistinctement considérer un animal comme utile et nuisible : ce fut le cas, évident, de l'hippopotame et de certains félidés.

 

     Ma remarque, on l'imagine mal, vaut également pour le canard : en effet, à l'état sauvage, il personnifiait l'ennemi potentiel à combattre, - raison pour laquelle, dans les scènes palustres que l'on retrouve à l'envi peintes dans les hypogées thébains, ceux qui volettent au-dessus des fourrés de papyrus nilotiques font l'objet d'une capture de la part du défunt dans la mesure où ils étaient censés représenter les forces maléfiques susceptibles de considérablement entraver son accession à la survie, de considérablement brider son avancée sur la voie de sa propre renaissance dans l'Au-delà.

     Maien tant que canard pilet, il symbolisait un élément cardinal dans le processus de régénération post mortem, partant, une promesse d'éternité pour toute personne décédée ; et cela, vraisemblablement à cause de sa présence abondante au niveau des marais, ce qui donnait l'impression de forte fécondité. 

 

     C'est évidemment dans cette seconde acception qu'il nous faut le comprendre sur les cuillères ornées telles que celle de la vitrine 3 ci-dessus : en effet, et dès les premiers temps des corpus funéraires, - je pense de toute évidence ici aux célèbres Textes des Pyramides (TP § 461) -, le canard, à l'instar du faucon, apparaît en tant qu'âme du souverain mort s'élevant dans le ciel. 

 

     Il ne faut pas non plus oublier que l'animal fit, avec le pain, la bière et la viande, de tout temps partie des quatre mets principaux prodigués aux défunts pour assurer l'avenir alimentaire de leur seconde vie. 

 

     Mais surtout, associé à la nudité du corps féminin, parfois lui-même à la fleur de lotus, - souvenez-vous du premier exemplaire que je vous ai montré d'un semblable objet, retrouvé dans une tombe de Sedment, au sud du Fayoum -, il ne pouvait qu'être porteur de toute une symbolique érotique éminemment profitable au défunt puisqu'il l'assurait de recouvrer ses facultés viriles à leur acmé !

 

     Jeune femme nue, canard et fleur de lotus épanouie constituent ce que l'égyptologue genevois Philippe Germond nomme judicieusement la "triade régénératrice". 
 

 

     Bien que n'ayant nullement l'impudence de prétendre à une quelconque exhaustivité, je m'en voudrais de vous quitter, amis visiteurs, sans vous inviter à me suivre à nouveau salle 24, au premier étage, pour y admirer dans la vitrine 13, une dernière cuillère de "nageuse" (N 1704) datant également, comme vous le remarquerez tout de suite grâce au style de la tête, de l'époque d'Amenhotep III. 

 

 

 

Cuiller-N-1704.jpg

 

 

       La particularité de cet objet en bois de 34 cm de longueur, malheureusement fendu en plusieurs endroits, réside dans le fait que la jeune fille présente un imposant cuilleron en forme de cartouche. Et qu'à l'intérieur de celui-ci, que l'on peut dès lors sans risque assimiler à un plan d'eau, ont été incisés et peints des tilapias et des fleurs de lotus.

 

     Ne serait-ce pas vous faire injure que de mentionner à nouveau que ces motifs ressortissent au domaine de la régénération d'un défunt ? En effet, en tant que fidèles visiteurs, vous n'ignorez désormais plus que ces deux marqueurs primordiaux que sont le lotus bleu (nymphea caerula), duquel, chaque matin, renaît le soleil, - rappelez-vous la symbolique de la tête du jeune Toutânkhamon émergeant de semblable fleur -, mais aussi le poisson tilapia nilotica, espèce qui abritait ses petits dans la gueule, immédiatement après le frai, et ne les recrachait qu’une fois éclos, sont ici consubstantiels de la promesse d'une éternité sans cesse assurée dans l'Au-delà.  

 

     Remarquez en outre le subtil glissement : ce ne sont nullement leurs petits qu'ici régurgitent les poissons mais bien des fleurs de lotus, métaphores du soleil.

 

     Notez également que la configuration du récipient proprement dit, - un cartouche -, n'est pas exempte d'une connotation tout aussi empreinte de symbolisme : boucle de corde avec un noeud en sa partie inférieure, le cartouche était censé représenter "ce que le soleil encercle".

     Souvenez-vous que c'était à l'intérieur de semblables "encadrements" que l'on inscrivait les nom et prénom officiels du roi d'Égypte, prouvant ainsi qu'il était le "souverain de tout ce que le soleil entoure" ; en d'autres mots : que le monde lui appartenait.

 

     Dans un esprit de statistique, je me dois d'insister sur le fait qu'il serait erroné de croire que ces objets faisant référence au couple divin de Geb et de Nout abondent dans les musées du monde entier : il n'existerait, si j'en crois Madame Arielle Kozloff, Conservatrice au Cleveland Museum of Art, qu'une douzaine de cuillères semblables qui soient entières. Et d'ajouter qu'en rapprochant des fragments disjoints de manches anthropomorphes et de cuillerons figurant des volatiles, entreposés dans les réserves muséales et en tentant de reconstituer des pièces complètes, l'on ne dépasserait certainement pas les deux douzaines ...

 

     Quant aux cuillères en général, c'est-à-dire toutes formes et tous types confondus, avec un peu de pugnacité, - et beaucoup de temps libre, - vous pourriez, rien que dans les trente salles dédiées à la civilisation égyptienne au Louvre mais aussi certainement dans les réserves, en débusquer une centaine !

 

     De sorte qu'à leur propos, j'aurais pu ajouter ... ô bien des choses en somme ...

 

 

     Après celle de l'oie, la semaine dernière, je pense vous avoir aujourd'hui démontré l'importante force symbolique du canard dans l'Égypte ancienne et ainsi prouvé qu'il ne fut pas anodin de retrouver ces gibiers d'eau en guise de godet des cuillères à offrandes raffinées comme celles que nous avons eu l'heur d'admirer depuis quelques semaines.

 

     L'onguent prophylactique que ces petits récipients auraient pu contenir permettait d'envisager une éternité post mortem des plus précieuses pour le trépassé : régénérateur, il eût été gage d'énergie vitale.

     Si, en revanche, le contenu du cuilleron avait été de la myrrhe ou du vin, produits traditionnellement offerts aux dieux, cela ne pouvait qu'accroître l'inclination de ces derniers à accepter avec plus de bienveillance encore le défunt parmi eux en tant que nouvel Osiris.

     Partant, dans les deux cas, la présence de ces ustensiles ne se révélait que profitable à celui qui avait désiré en emporter dans le mobilier funéraire de sa demeure d'éternité.

 

    

     Reste à savoir, amis visiteurs, si cette mienne démonstration, fil conducteur de nos derniers rendez-vous successifs, vous a définitivement convaincus ...

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

 

GERMOND  Philippe, En marge du bestiaire égyptien : un drôle de canard, Genève, BSEG 25, 2002-2003, passim.

 

 

KOZLOFF Arielle P., Instruments rituels, dans Aménophis III : le Pharaon-Soleil,  Paris, Catalogue de l'Exposition  au Grand Palais, RMN, 1993, pp. 290-300

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30 mai 2017 2 30 /05 /mai /2017 00:00

 

 

     Si quelqu'un pouvait les réunir dans un ouvrage d'ensemble, il consacrerait à la gloire de l'art égyptien un monument dont l'intérêt dépasserait celui d'un colosse ou d'une pyramide.

 

 

Jean CAPART

Propos sur l'Art égyptien

 

Bruxelles, F.E.R.E., 1931,

p. 132.

  

 

 

 

   La semaine dernière, à la fin de la seconde de mes interventions liminaires, je vous avais promis un nouveau rendez-vous aujourd'hui, amis visiteurs, au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, en vue de nous pencher sur ces objets qui ont une petite voix particulière, ainsi que bellement les a définis une fidèle "fée" parisienne ; de nous pencher sur ces merveilles de raffinement esthétique que sont les cuillères ornées, non pas, vous vous en doutez, pour honorer la suggestion du grand égyptologue belge que j'ai épinglée en exergue ce matin mais plus simplement pour tenter d'en comprendre la symbolique.

 

     Enfin !, s'exclamera une lectrice suisse, patientant grâce aux "charmes" de Paul Valéry. Eh oui, rétorquerai-je, encore charmé, pour ce qui me concerne, par les prestations de deux des douze finalistes à se présenter au CMIREB, hier soir, lundi 29 mai au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles : fort heureusement, l'essentiel de notre présent rendez-vous avait été préalablement mis au point depuis plusieurs jours !

 

     Mais avant d'entrer dans ce vif du sujet, permettez-moi d'offrir aux mélomanes parmi vous, en cliquant sur le terme CMIREB ci-dessus, l'opportunité de venir sur le site de notre RTBF et d'éventuellement écouter les retransmissions de toutes les soirées de cette semaine.

     Sans oublier un petit clin d'oeil à une amie, Genevoise pour sa part, qui préférera au violoncelle les reportages en direct de Roland Garros ...

 

 

      À présent, pour les égyptophiles, revenons au Louvre et entamons, voulez-vous, notre tour d'horizon de cuillères d'offrandes par ce très élégant exemplaire (N 1725 a), alliant ébène et ivoire, mesurant 32,7 cm. de long, exposé dans la vitrine 13 de la salle 24, au premier étage de l'aile Sully. Le visage de la jeune beauté au nez retroussé et aux yeux en amandes, détails typiques des têtes attribuées à Amenhotep III, ancre sans conteste l'objet au sein même de l'époque de ce souverain de la brillante XVIIIème dynastie.

 

 

N-1725-a.jpg

 

    

     Si c'est ici une oie qui en constitue le cuilleron, vous remarquerez qu'en salle 9 du rez-de-chaussée, la vitrine 3 nous propose quant à elle un petit "bijou" semblable (E 218) constitué de buis, et tout pareillement d'ébène et d'ivoire, mesurant 29,3 cm de long et présentant cette fois un canard dont les ailes et la queue servent judicieusement de couvercle au godet creusé dans le corps même de l'animal.

 

 

E-218.jpg

  

 

     Il m'agréerait d'ajouter que d'un point de vue strictement lexicologique, notre substantif féminin "ébène", certes dérivé du latin après le grec, est à ma connaissance l'un des rares, si pas le seul mot qui, en français, rende un terme égyptien, "hbn" en l'occurrence, qui définissait originellement ce type de bois.

 

 

     Canards ou oies, nous voici incontestablement en présence de deux anatidés des marais nilotiques. Ce n'est évidemment ni le hasard ni la quête d'un certain esthétisme, - pourtant bien présent -, qui ont justifié le choix de ces deux motifs dans le chef des artistes d'alors : ils sont empreints d'éléments symboliques ressortissant au domaine de la pure sémantique, comme ce fut d'ailleurs très souvent le cas dans l'art égyptien.

Certains égyptologues les appellent même des "cuillers-rébus".

 

      Il appert, après de minutieuses analyses, que leur cuilleron ne présente pas la moindre trace d'usage : nous pouvons dès lors avancer qu'elles n'ont manifestement jamais connu de destination pratique quotidienne, partant, les considérer comme des objets rituels relevant du seul mobilier funéraire et dont la signification cultuelle est patente.

 

     Ce matin, je vous propose de seulement nous intéresser à la première d'entre elle, et à l'oie qui en constitue le cuilleron. 

 

     Dans un premier temps, je souhaite préciser qu'il vous faut le considérer en tant qu'emblème hiéroglyphique, - nous sommes donc bien là au coeur même de l'aspect sémantique dont je soulignais à l'instant la présence -, qui pouvait se lire Geb, nom du dieu de la terre que, par ailleurs, certains textes funéraires définissaient par le syntagme de "Grand Jargonneur".

 

     Rappelez-vous que dans l'ennéade d'Héliopolis, la parèdre de Geb, se nommait Nout, déesse du ciel. Arguant du fait que cette divinité primitive fut, de tout le panthéon égyptien, la seule à être représentée sous l'apparence d'une jeune femme entièrement nue pour autant qu'elle soit allongée sur l'étendue céleste, l'on peut, après avoir compris que la tête de l'animal symbolisait Geb, identifier sans peine la personne qui forme ici le manche de la cuillère à la déesse-mère Nout évoluant dans le ciel nocturne ; ce ciel que les mythes égyptiens considéraient comme gorgé des eaux éternelles : ne rencontrons-nous pas dans cette littérature mythologique Rê, un des fils de Geb et de Nout, s'y déplaçant chaque nuit grâce à une petite embarcation ?

 

     Nout, considérée en tant que voûte céleste, s'étend d'ouest en est et ses représentations au plafond de certaines tombes ou à l'intérieur du couvercle de divers sarcophages lui donnent une silhouette extrêmement élancée qui, selon les égyptologues français Christine Favard-Meeks et Dimitri Meeks, évoque l'infinie longueur de la barque de Rê ; cette dernière assertion me permettant d'expliquer la position très étirée que prend le corps des jeunes femmes des cuillères d'offrandes.

 

     Des textes nous expliquent que Nout, chaque soir, avale le soleil à son couchant qui, la nuit durant, traverse son corps de manière à renaître à l'aube nouvelle : existe-t-il plus beau symbole de  renaissance, de régénération d'un défunt que celui-là ?

 

     Ce couple, dans la conception cosmogonique héliopolitaine, eut aussi pour fils Osiris, dieu des morts. Pas étonnant, dès lors, que ces petits ustensiles fassent partie du mobilier funéraire destiné à notamment préserver la vie post mortem des propriétaires de tombeaux en faisant offrande aux dieux que chaque défunt, - devenu un nouvel Osiris parce que reconnu justifié par le Tribunal divin lors de la psychostasie -, sera susceptible de retrouver dans l'autre monde ; destiné aussi, - c'est le cas de celles qui présentent des symboles à connotation érotique que sont canards, fleurs de lotus, tiges de papyrus, etc., comme j'eus déjà l'opportunité de vous l'expliquer, souvenez-vous amis visiteurs, lors de nos rendez-cous consacrés au décodage des scènes de chasse et de pêche dans les marais, à permettre une régénérescence qui assurera au trépassé un devenir dans l'Au-delà semblable, si pas meilleur, à la vie qu'il a connue ici-bas et, surtout, qui lui permettra de recouvrer sa vigueur sexuelle à son acmé.

 

     C'est avec cette idée de renaissance qu'il faut aussi considérer les perruques, - ici en ébène -, dont ces beautés se parent : leur symbolique liée à la sexualité n'est plus à démontrer. Remarquez sur nos deux exemplaires ci-dessus combien l'artiste a su donner un aspect élégant alors que ces perruques devraient en principe être saturées d'eau !

 

     Tout aussi métaphoriquement, la coiffure est associée à Hathor, déesse du plaisir d'amour, dont la chevelure - ou la perruque ? - était unanimement célébrée dans les textes comme particulièrement abondante, certes, mais douce et parfumée aussi ; en un mot, irrésistiblement séductrice.

 

     Signifiants érotiques également, je le souligne au passage, que le tour de cou et la ceinture de hanches que l'on peut  considérer comme les seuls "vêtements" de ces jeunes "naïades".

 

     Hathor, ne l'oubliez pas, est également riche d'une autre connotation érotique bien spécifique : détentrice en effet dans les croyances génésiaques égyptiennes d'une "mission" particulière auprès du démiurge, elle doit provoquer chez lui une excitation sexuelle telle qu'il soit virilement à même de créer le monde. N'est-elle pas appelée "Main du dieu", quand elle est assimilée à Nebet-Hetepet, déesse dont le nom, je le souligne incidemment, signifie Maîtresse du pubis  ?

 

     Hathor, main du dieu : admettez, amis visiteurs, que l'on ne peut être plus explicite quand il s'agit d'évoquer un démiurge qui créa le monde de sa propre semence, par masturbation !

 

     Et tant que j'évoque Hathor, permettez-moi d'également rappeler qu'elle était divinité suprême de la danse, partant, de la musique, notamment du jeu de harpe. Les archéologues ont ainsi exhumé des cuillères ornées de symboles hathoriques évidents, reconnus comme érotiques, tels les manches figurant de jeunes femmes nues jouant qui du luth qui du sistre, susceptibles de divertir, dans tous les sens du terme, le défunt dans sa tombe de manière que son éternité soit la plus agréable possible.

 

     Et des scènes évoquant semblables loisirs peintes sur les parois de mastabas de l'Ancien Empire à Saqqarah et d'hypogées du Nouvel Empire dans la montagne thébaine n'ont évidemment pas d'autre raison d'être que celle d'assurer une seconde vie heureuse au propriétaire des lieux.

 

     Parce que, dans la mythologie égyptienne, la personnalité de Nout et de Hathor était intimement mêlée à l'apparition, - entendez : la (re)naissance -, quotidienne du soleil et des étoiles, y faire d'une manière ou d'une autre référence dans la tombe, se révélait primordial pour tout défunt puisqu'elle lui garantissait sa propre régénération sans cesse réitérée.

 

     La présence de ces différents symboles hathoriques ornant semblables cuillères se comprend aisément dans la mesure où, d'évidence, pour qu'il y ait naissance (ou renaissance), il faut accouplement préalable : tous ces marqueurs teintés, peu ou prou, de sensualité n'ont donc d'autre finalité que d'être des métaphores à connotations ouvertement érotiques destinées à susciter et à faciliter le désir sexuel. 

 

 

     La semaine prochaine, mardi 6 juin, pour notre ultime rendez-vous dédié à ces superbes cuillères dites "à la nageuse", que diriez-vous de nous retrouver en salle 9, au rez-de-chaussée cette fois du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre, aux fins de poursuivre notre propos et d'évoquer plus spécifiquement la présence d'un canard en guise de récipient au bout de celle exposée dans la troisième des vitrines enchâssées dans la cloison murale, à droite en entrant ?

 

     Attendez-moi si vous m'y précédez de quelques minutes : traverser rue de Rivoli ou les quais de Seine devient un réel parcours du combattant ...

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

ANDREU Guillemette / RUTSCHOWSCAYA Marie-Hélène / ZIEGLER Christiane, L’Égypte ancienne au Louvre, Paris, France Loisirs, 1997, p. 123.

 

 

 

DERCHAIN Philippe, Hathor Quadrifrons - Recherches sur la syntaxe d'un mythe égyptien, Istanbul, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut in het Nabije Oosten, 1972, p. 34.

 

 

KOZLOFF Arielle P., Instruments rituels, dans Aménophis III : le Pharaon-Soleil, Paris, Catalogue de l'Exposition  au Grand Palais, RMN, pp. 290-300. 

 

 

MEEKS Dimitri / FAVARD-MEEKS Christine, Les dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995, p. 150.

 

 

 

WARMENBOL Eugène / DOYEN Florence, Le chat et la maîtresse : les visages multiples d'Hathor, dans DELVAUX L./WARMENBOL E. Eds., Les divins chats d'Egypte : un air subtil, un dangereux parfum, Louvain, Peeters, 1991, p. 59.

 

 

 

 

 

 

 

***

 

 

Catherine MEURISSE, "La Légèreté" -  Éditions Dargaud, 2016

Catherine MEURISSE, "La Légèreté" - Éditions Dargaud, 2016

 

     Page que je me suis permis de photographier pour vous, amis visiteurs, extraite d'une bande dessinée découverte récemment ; à laquelle vous m'autoriserez de n'ajouter aucun commentaire personnel ...

 

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23 mai 2017 2 23 /05 /mai /2017 00:01
DE LA SYMBOLIQUE DES CUILLÈRES DITES "À LA NAGEUSE" : 2. PROPOS LIMINAIRES (Seconde Partie).

 

 

     Non ! Je n'ai nullement changé d'avis à cause du temps relativement court que je m'octroie désormais à suivre les retransmissions à la RTBF des prestations des demi-finalistes, dont 12 ont été choisis ce samedi 20 mai pour devenir les finalistes qui, du 29 mai au 3 juin, interpréteront leur répertoire au sein du CMIREB, ce prestigieux Concours Musical International Reine Élisabeth de Belgique que j'ai déjà eu l'opportunité d'évoquer lors d'une rencontre que nous avions consacrée sur mon blog en 2008 à l'illustre Jean Capart ; concours qui, en cette année 2017 célébrant le quatre-vingtième anniversaire de sa création voit l'apparition, après celles dédiées alternativement tous les quatre ans au piano, au violon, au chant et à la composition, d'une session consacrée au violoncelle.

 

     Rappelez- vous : en nous quittant la semaine dernière, amis visiteurs, je vous avais promis, à l'extrême fin de la première partie de mes remarques liminaires portant sur les cuillères dites "à la nageuse", de m'intéresser aujourd'hui à la symbolique dont elles étaient porteuses.

 

    Tout de go, et au risque de décevoir l'une ou l'autre lectrice, l'un ou l'autre lecteur, il me siérait de renvoyer ces explications à un prochain rendez-vous car j'ai pris la décision d'ainsi modifier mes intentions dans la seule envie de poursuivre la réflexion entamée à leur sujet aux fins de vous présenter une introduction à ce dossier la plus exhaustive que mes connaissances le permettent.

 

    Et pour en quelque sorte me faire pardonner cette procrastination, permettez-moi, en guise de "cadeau" de compensation, de vous offrir quelques modèles immédiatement contemporains de cuillères, mais aussi de fourchettes, - ÉgyptoMusée ne recule devant aucune recherche documentaire pour parfaire votre éducation esthétique ! -, dont la référence historique ne vous aura évidemment pas échappé, même si, minime contrepartie j'en suis conscient, ce n'est certainement pas à cette symbolique-là que vous vous attentiez.

 

     Pour la petite histoire, dites-vous que c'est à la devanture d'une boutique parisienne qu'en mai 2011 je les ai dénichées, sur le chemin qui, de mon hôtel, m'amena ce jour-là, - et nous mènera bientôt -, au Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre où j'avais pu admirer leurs "consoeurs" exposées dans la vitrine 13 de la salle 24.

 

     Mais avant ce prochain jour heureux, revenons, voulez-vous à quelques considérations basiques, quitte à en rappeler certaines.

 

     C'est au cours du premier tiers du XIXème siècle, je le rappelle incidemment, qu'apparurent, exportés d'Égypte par de bien peu scrupuleux fouilleurs stipendiés par de non moins peu scrupuleux consuls en place - je pense à Henry Salt ou à Bernardino Drovetti -, de nombreux vestiges de l'antique terre des pharaons que, fort heureusement, purent acquérir certaines institutions muséales dans le monde.

 

     Le Louvre, - ou plutôt le Musée Charles-X de l'époque - ne fut pas en reste grâce à la vigilance de Jean-François Champollion qui fit acheter quelques monuments d'importance.

     Cette histoire à rebondissements, - l'origine de la  collection de "trésors" égyptiens -, je l'avais déjà relatée dans un de mes premiers articles ; vous m'autoriserez dès lors à ne plus l'évoquer ce matin, sauf pour mentionner que parmi les acquisitions de l'époque figurèrent d'élégants petits objets à la destination fort controversée : les cuillers ornées, dont le Musée, actuellement, possède une bonne centaine d'exemplaires.

 

      Lors de notre dernière rencontre, j'ai partiellement fait référence à une monographie extrêmement intéressante de l'égyptologue allemande Ingrid Wallert, Der verzierte Löffel : seine Formgeschichte und Verwendung im Alten Ägypten [La cuiller ornée : historique de sa forme et utilisation en Egypte ancienne], dans laquelle, traitant de ces objets caractéristiques du Nouvel Empire, elle distingue trois grandes catégories : celle présentant une main tenant le cuilleron, celle figurant le signe "ankh", communément appelé "signe de vie", - et enfin les cuillères spéculaires, c'est-à-dire, en forme de miroir.

 

     Permettez-moi d'introduire ici une petite parenthèse pour répondre à certaines interrogations qui m'ont été adressées cette semaine en soulignant simplement que ces cuillères ne naquirent pas ex nihilo au Nouvel Empire. Madame Wallert consacre en effet une dizaine de pages de son étude à évoquer les différents aspects qu'elles prirent aux temps préhistoriques. Situant l'apparition des toutes premières à l'époque badarienne, au IVème millénaire avant notre ère, elle poursuit tout naturellement son parcours chronologique en abordant les deux premières dynasties, puis l'Ancien et le Moyen Empires.

     Mais comme c'est au Nouvel Empire que leur développement connaîtra sa plus grande expansion, c'est à cette époque précise que son ouvrage accorde la part la plus belle.

 

     Au niveau de la première catégorie, donc, le Docteur Wallert dénombre trois types distincts, tout en spécifiant qu'au sein de chacun d'eux existent encore quelques variantes : un premier dont le manche est constitué d'un bras au bout duquel le godet est en forme de coquille, auquel appartiennent ces encensoirs figurés sur les parois murales d'hypogées ou de temples du Nouvel Empire, appelés également "Bras d'Horus" et pour lesquels à la page 69 de sa Notice descriptive des monuments égyptiens du Musée Charles-X, déjà citée la semaine dernière, Jean-François Champollion proposait l'appellation "Amschir" ; un autre type dont la poignée figure un canidé maintenant la coupelle dans sa gueule et, entre les deux, celui dit "à la nageuse", qui a plus spécifiquement connu son acmé dans l'art raffiné de l'époque d'Amenhotep III, à la XVIIIème dynastie, et qui constitue l'objet de notre actuelle série de conversations. 

 

     Le plus ancien exemplaire connu de ce type d'objet bien précis a été retrouvé dans la tombe 2253 d'un des cimetières de Sedment, au sud du Fayoum, à quelques kilomètres à l'ouest de la ville d'Hérakléopolis : il date de la seconde moitié du XVIème siècle avant notre ère, en un temps compris entre les règnes d'Ahmose et de Thoutmosis II.

 

 

Cuiller dite

 

 

      En bois, il présente la particularité de proposer une jeune femme nue qui soutient une boîte avec couvercle, le tout en forme de fleur de lotus, sur la symbolique de laquelle j'aurai, lors d'un prochain rendez-vous, l'occasion de m'exprimer.

 

     Il fait actuellement partie des collections du Musée universitaire de Philadelphie, en Pennsylvanie (The Penn Museum) et porte le numéro d'inventaire E 14199. Toutefois, point d'autres détails sur le site, notamment pour indiquer ses dimensions.


 

     Le classement typologique établi par Ingrid Wallert permet de constater qu'en réalité toutes les cuillères provenant de cette époque font indiscutablement référence à des modèles datant de périodes bien antérieures : ainsi, celles que nous évoquerons bientôt constituent-elles le dernier avatar issu de la première des grandes catégories qu'elle a définies, avec ce motif particulier que créèrent les artistes dès la IIIème dynastie, à l'aube de l'Ancien Empire donc : un manche figurant un avant-bras se terminant tout naturellement par une main offrant le godet.

 

 

     Quelques brèves notions de sémantique ne seront pas inutiles pour vous expliquer l'origine de ce type de cuillère.

 

     L'égyptologue allemande, suivie en cela bien plus tard par son confrère américain, Richard H. Wilkinson, avait parfaitement compris la relation à établir entre le geste évoqué par le bras servant de manche et les trois signes hiéroglyphiques de la liste de Gardiner

 

D 37  D37,

 

D 38  D38 

 

ou D 39  D39 

 

 

que l'on nomme habituellement "bras offrant" et qui, dans la langue égyptienne ancienne, étaient utilisés en guise de signe déterminatif pour les verbes "henek", "di" et "derep" signifiant respectivement "présenter", "donner" et "offrir".

     Ce qui, vous en conviendrez amis visiteurs, ne peut que corroborer certains de mes propos avancés lors de notre dernier entretien, à savoir qu'il s'agit bien de cuillères d'offrandes et non pas d'ustensiles faisant partie de la trousse de beauté des riches et élégantes Égyptiennes désireuses chaque matin et chaque soir de parfaire leur séduction.

 

     Avant d'apposer le point final à cette longue mais nécessaire introduction entamée la semaine dernière, il m'agréerait de poursuivre un instant encore dans le domaine lexicologique en abordant non plus l'ancienne langue égyptienne mais cette fois notre idiome français contemporain :  Cuillère à offrandes ou cuillère d'offrande ?

 

     Les deux, en réalité, peuvent se concevoir. L'objet est en effet porteur d'une double acception dans la mesure où le cuilleron pouvait soit contenir du vin, soit de la myrrhe ou des huiles parfumées destinés à encenser un dieu dans un temple auquel ces produits étaient offerts : on peut donc là utiliser l'expression cuillère à offrandes.

     

     Parallèlement, la jeune femme étendue présente le cuilleron, posant ainsi l'acte d'offrir son contenu à la divinité, geste appuyé par les déterminatifs hiéroglyphiques que j'évoquai à l'instant : et dans ce cas, il s'agit bien d'une cuillère d'offrande.

 

 

     Ces quelques prémices établies, en espérant ne pas donner l'impression d'avoir  coupé en quatre les cheveux de la perruque de ces sensuelles nageuses, il me semble désormais prépondérant  de nous rendre de conserve en salle 24 devant la vitrine 13 et en salle 9, dédiée à la parure : ces nouveaux rendez-vous nous permettront d'aborder enfin plus précisément la symbolique de ce type d'objets cultuels.

 

     A bientôt ?

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

WALLERT  Ingrid, Der verzierte Löffel : seine Formgeschichte und Verwendung im alten Ägypten, Ägyptologische Abhanlungen, Band 16, Wiesbaden, Harrassowitz, 1967, 10-36.

 

 

 

WILKINSON Richard H., Reading Egyptian Art. A hieroglyphic guide to ancient egyptian painting and sculpture, Londres, Thames and Hudson Ltd., 1992, 53.

.

 

 

 

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16 mai 2017 2 16 /05 /mai /2017 00:00

 

 

     Les divergences et les apories auxquelles aboutissent les interprétations iconographiques ne sont donc pas dues à un manque d'information ou de connaissances chez les historiens mais bien au projet même de Vermeer, à la façon dont il met en oeuvre son matériau pour éluder l'interprétation, mettre en suspens le sens, rendre indécidable la "lisibilité" de ce qui est visible

 

 

     Daniel ARASSE

L'ambition de Vermeer

 

Éditions Klincksieck, 2009

p. 57

 

     Ce paragraphe que j'ai délibérément choisi en guise d'exergue pour mon article de ce matin, amis visiteurs, sous la plume de feu l'historien de l'art français Daniel Arasse, se rapportait, vous vous en doutez si vous avez intégralement lu ma référence, à l'oeuvre d'un peintre majeur de ce qu'il est convenu d'appeler le "Siècle d'or" hollandais dont le Louvre propose encore pour quelques jours une notable exposition.

 

     Ce court extrait  participe d'une réflexion que l'auteur menait sur la fonction "emblématique" des "tableaux-dans-le-tableau" si fréquents chez nombre d'artistes des Pays-Bas, au XVIIème siècle, et notamment chez Jan Vermeer, "mon sphinx", comme aima l'appeler dès 1866, le critique d'art français Théophile Thoré-Bürger dans un article publié dans la "Gazette des Beaux-Arts".

 

     Si, dans l'exergue ci-dessus, vous preniez la peine de remplacer le nom de Vermeer par la simple et anonyme mention "artiste égyptien", vous retrouveriez, mutatis mutandis, la trame même de l'étude qu'ensemble nous avons menée plusieurs semaines durant aux fins de décoder la célèbre scène de chasse et de pêche dans les marais nilotiques et ce que D. Arasse nomme des "appels de sens", c'est-à-dire, d'autres approches d'appréhension, sous-jacentes, non évidentes de prime abord, que celle qui eût voulu que nous considérions ces scènes en tant qu'anodines et banales représentations de la stricte quotidienneté d'une chasse ou d'une pêche ; sens que j'ai notamment définis de mythiques, d'apotropaïques et d'érotiques ; je n'y reviens plus.  

 

      Notez au passage que j'ai bien spécifié "mutatis mutandis", de manière que l'on ne vienne point encore se méprendre, me faire un procès d'intention ou m'accuser, dans ce cas précis, de complètement détourner la pensée de Daniel Arasse qui, je le souligne, ne s'est à ma connaissance jamais penché sur l'art égyptien, féru qu'il fut essentiellement de celui de la peinture de la Renaissance !

 

 

     Dans le droit fil donc de ce qui, ces dernières semaines, a retenu votre attention, je souhaiterais à partir d'aujourd'hui porter l'éclairage sur de petits objets apparus dans l'art si raffiné d'Amenhotep III, à la XVIIIème dynastie, qu'il vous arrivera immanquablement de rencontrer dans force musées.

 

     Si, concernant leur particulière élégance, leur indéniable esthétisme, ils font l'unanimité, ils n'en divisent pas moins les savants quant à l'analyse qu'ils en proposent : indistinctement dénommés "cuillères de toilette", "cuillères à parfum", "cuillères à onguent", "cuillères à fard", il me siérait tout de go, grâce à un exemplaire que déjà j'eus l'opportunité de vous faire découvrir sur ce même blog voici quasi deux lustres exposé dans la partie supérieure de la vitrine 2 de la salle 3 du Département des Antiquités égyptiennes du Louvre, de vous indiquer qu'ils figurent tous une jeune fille au corps agréablement galbé, évoluant avec grâce dans les eaux du Nil, portant perruque et souvent une ceinture en guise de seul vêtement qui, de ses bras étendus, soutient un cuilleron rectangulaire ne révélant nulle trace d'usage : il appert donc que ces objets, - que je préfère, vous en comprendrez vite la raison, appeler "cuillères ornées" ou, suivant en cela, Madame Ingrid Wallert, "cuillères à offrandes"-, ne connurent manifestement aucune destination pratique dans le quotidien de belles Égyptiennes.

    

 

E 11122

                                                                (E 11 122)

 

   
 En revanche, qu'ils soient empreints d'une symbolique particulière et que leur présence au sein du mobilier funéraire soit impérative, voilà qui me paraît l'évidence : j'y reviendrai abondamment plus tard, préférant plébisciter ce matin dans mes propos liminaux, la généalogie de mes recherches à leur sujet.

 

     Si, en 1827, à la page 69 de sa Notice descriptive des Monuments égyptiens du Musée Charles-X, Jean-François Champollion (1790-1832) avait pourtant classé ces cuillères sous la rubrique Ustensiles et instruments du culte, pourquoi diantre, page 70, les considère-t-il en tant que "cuillers à parfums" ? Car il nous faut bien reconnaître que de cette "confusion" naquit et perdura une terminologie malheureuse qui tant fit florès, jusqu'à nos jours encore dans l'esprit de beaucoup, se contentant d'ânonner ce qu'ils ont lu une fois dans un vieil article, sans prendre soin de reconsidérer la question à la lumière d'éventuelles nouvelles découvertes archéologiques.

 

     Parce que dans le cuilleron de l'une d'entre elle, au British Museum, il fut analysé la présence d'un onguent parfumé, d'aucuns les prirent pour des objets qu'utilisaient quotidiennement les femmes égyptiennes de milieux aisés, essentiellement à la fastueuse XVIIIèmedynastie, pour parfaire leur aspect physique lors de leur toilette matinale : ce ne serait donc pas pur hasard si, dans le viatique funéraire exhumé lors de fouilles, ces cuillères côtoyaient peignes, miroirs, pots à onguents et autres étuis à kohol.

 

     C'est d'ailleurs probablement la raison pour laquelle, en 1972, l'égyptologue française Madame Jeanne Vandier d'Abbadie, tout en s'interrogeant néanmoins sur leur exacte destination, les publia, dans un ouvrage intitulé Les objets de toilette égyptiens au Musée du Louvre alors que, cinq ans auparavant, sa consoeur allemande, le Dr. Ingrid (Gamer)-Wallert, que pourtant elle cite dans sa bibliographie, les avait elle aussi étudiées et, dans le catalogue raisonné qu'elle avait publié, estimait qu'elles devaient être perçues en tant que cuillères à offrandes.

 

     Les conclusions qu'avançait ce Professeur de l'Université de Tübingen dans son étude se révélaient donc d'une pertinence telle que la communauté scientifique ne pouvait décemment plus, - sauf à ne pas les avoir lues ! -, accréditer la théorie dès lors devenue obsolète qui voulait qu'on les considérât destinées à cet usage uniquement profane que constitue la toilette des belles élégantes.

 

     D'autant plus que deux égyptologues belges, - dont il eût suffi de tenir compte ! -, avaient eux aussi apporté leur contribution : en 1928, déjà, Jean Capart, qu'il n'est sur ce blog plus besoin de présenter, jugea le terme "cuiller à fard" probablement très inexact, lui préférant objet ayant servi aux sacrifices ; et, en 1962, Pierre Gilbert, dans Couleurs de l'Egypte ancienne, surenchérit, p. 40, en les considérant comme un objet qui touche au rituel. Et de poursuivre : Il semble que l'on consacrait des objets de ce genre, destinés à contenir une offrande précieuse (baume, encens ?), pour écarter une menace ou pour rendre grâce de l'avoir écartée.

 

     Madame Wallert quant à elle, relevait, à l'appui de ses propres conclusions, la présence de certaines cuillères dans le mobilier funéraire de tombes masculines et même d'enfants - il n'était plus dès lors question d'un usage exclusivement féminin ! -, et insistait également sur le fait que d'autres avait été exhumées de certains dépôts de temples, rejetant ainsi catégoriquement l'usage profane qui leur avait été préalablement et erronément attribué.

 

     Pis : sur les parois murales de moult hypogées thébains, sur celles de certains monuments religieux, on pouvait en voir, peintes ou gravées, placées dans la main d'un défunt ou d'un de ses serviteurs qui, indéniablement comme le prouvaient les textes, offrait de l'encens à une divinité. 

 

     Il devient donc incontestable à mes yeux, qu'il faille définitivement les considérer comme des ustensiles à finalité cultuelle, des ustensiles d'offrande, que ce soit celle de la myrrhe ou celle du vin, produits étant nommément indiqués sur des exemplaires mis au jour.

 

 

     Ceci posé, pour ce qui concerne la destination de ces pièces caractéristiques de l'art égyptien dit "industriel", à propos aussi de leur symbolique sous-jacente, je vous le signalai tout à l'heure, les égyptologues qui les ont plus spécifiquement étudiées ne se sont pas toujours, loin s'en faut, exprimés d'une seule et même voix : certains d'entre eux, en effet, conviennent qu’elles ont pu servir dans des cérémonies religieuses, pour les fumigations, voire pour participer, au sein du temple, au rituel journalier de la toilette du dieu ; d'autres expliquent qu'elles font partie intégrante du mobilier funéraire déposé dans une tombe de manière à magiquement assurer à son propriétaire une éternité post-mortem la plus agréable possible.

 

     Un pas nouveau fut encore franchi quand, en 1975, Richard A. Fazzini, alors Conservateur au Département des Antiquités égyptiennes du Musée de Brooklyn mit l'accent sur leurs éléments de décoration ressortissant au domaine de la régénération d'un défunt.

 

     Madame Wallert, à ce propos, faisait judicieusement remarquer que quelques cuillères avaient été identifiées comme cadeau de Nouvel An, fête qui, aux alentours du 19 juillet, correspond, je le rappelle brièvement, au tout début de la crue du Nil, soit en tant qu'amulettes visant ici-bas à conjurer le mauvais sort, - derechef, connotation apotropaïque évidente -, soit pour que dans l'Au-delà le défunt bénéficie d'un renouveau permanent identique à celui qu'apporteront aux cultures les débordements de l'eau du Nil bienfaiteur.

 

     C'est de cette symbolique qu'il me siérait de vous entretenir, amis visiteurs, dès la semaine prochaine ... si, d'aventure, vous jugiez que ce nouveau sujet puisse être susceptible de vous intéresser.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

CAPART Jean, La belle inconnue, CdE VII, Bruxelles, F.E.R.E., 1928, p. 53.

 

 

GILBERT  Pierre, Couleurs de l'Égypte ancienne, Bruxelles. 1962.

 

 

 

KOZLOFF  Arielle P., Instruments rituels, dans Aménophis III : le Pharaon-Soleil,  Paris, Catalogue de l'Exposition  au Grand Palais, RMN, 1963, pp. 290-300.

 

 

 

THORÉ-BÜRGER  Théophile, Van Der Meer de Delft, dans Gazette des Beaux-Arts, Courrier européen de l'Art et de la Curiosité, Tome XXI, Paris, 1866, p. 299.  

(Librement téléchargeable sur Gallica)

 

 

 

VANDIER d'ABBADIE  Jeanne, Catalogue des objets de toilette égyptiens, Paris, Editions des Musées Nationaux, 1972, I-VIII et pp. 10-38.

 

 

WALLERT  IngridDer verzierte Löffel : seine Formgeschichte und Verwendung im alten Ägypten [La cuillère ornée : historique de sa forme et utilisation en ancienne Égypte], Ägyptologische Abhandlungen, Band 16, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967.

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9 mai 2017 2 09 /05 /mai /2017 00:00
Peinture de Frédéric Cailliaud du fourré de papyrus de la tombe de Neferhotep

Peinture de Frédéric Cailliaud du fourré de papyrus de la tombe de Neferhotep

 

     Pour un ultime instant, retrouvons-nous, amis visiteurs, dans cet environnement palustre égyptien qu'ensemble nous avons appris ces dernières semaines à mieux connaître.
 
     Il vous faut d'emblée comprendre qu'au sein de la mythologie liée à la création du monde, les marécages symbolisaient l'image sublimée des origines, le Noun, cette eau préexistante grosse de toutes les formes de vie future, en ce compris celle du démiurge lui-même. Et, selon les Égyptiens de l'Antiquité, à partir de cette masse liquide primordiale et inorganisée naquit la Civilisation ; de ce véritable athanor purent sourdre absolument tous les éléments de la Création.

     Ces marais grouillaient tout à la fois d'animaux dangereux et malfaisants - l'hippopotame mâle et le crocodile en étant certainement les deux principaux acteurs, mais aussi d'autres, en réalité parfaitement inoffensifs, ceux-là : dans les premiers, les habitants des rives du Nil voulurent voir la métaphore
 patente des puissances négatives originelles, d'où la nécessité obvie de les éliminer qu'illustrent à souhait les scènes de chasse et de pêche que nous avons tout récemment découvertes, précisément représentées de part et d'autre de ce gros bosquet végétal.
 
     Mais,
 vous vous en doutez, cette luxuriance de la flore et de la faune ne constituait pas qu'un simple élément esthétique peint sur les murs de maintes chapelles funéraires, - l'art égyptien n'eut d'ailleurs jamais de finalité purement et gratuitement décorative - : non, cette profusion de vies matérialisait en réalité un monde en devenir dans lequel s'affrontaient de multiples pulsions de mort.

     La figuration de semblables fourrés dans une tombe n'étant évidemment pas le fruit d'une dilection toute personnelle d'un artiste plus particulièrement porté à croquer végétaux et animaux aquatiques, il vous faut être conscients que c'est précisément dans cet espace-là que tout défunt, désirant s'assurer un survie idéale, se portera protagoniste de sa propre renaissance, se voudra le seul à régler son propre devenir post-mortem.

     De sorte qu'il est absolument nécessaire de maintenant considérer cette partie précise des scènes de chasse et de pêche non pas en tant qu'élément esseulé, même si c'est sur elle que je porterai l'éclairage aujourd'hui, mais comme s'intégrant parfaitement dans cet ensemble que nous avons successivement analysé lors de nos derniers rendez-vous : en effet, si parfois ces plantes servirent de toile de fond aux scènes cynégétiques, elles furent bien plus souvent comme ici représentées au centre même d'une composition antithétique dans laquelle étaient affrontées la scène de chasse au bâton de jet et celle de pêche au harpon.
 

 

Cailliaud - Tombe Néferhotep-1

 

     L'on pourrait presque comparer ce haut complexe végétal à un miroir sans tain de chaque côté duquel s'animerait la même image du défunt, occupé à une tâche toutefois physiquement différente mais, - et c'est sur ce point que je voudrais insister -, symboliquement identique : se donner les moyens de garantir la régénération nécessaire, attendue, espérée ...

     Cette végétation spécifique, même si elle était susceptible de se développer en plusieurs endroits des rives du Nil, faisait essentiellement référence aux zones les plus marécageuses du Delta qui, sur le plan métaphorique à nouveau, évoquaient les régions chtoniennes, - entendez : le monde souterrain -, d'où, par définition, était absente la lumière solaire et dans lesquelles immédiatement après son trépas se mouvait tout impétrant à une vie future ;  privées de luminosité, et surtout balisées d'obstacles à  nécessairement franchir, écarter. 
 
    Il vous faut enfin vous souvenir après la brève narration que je vous avais faite la semaine dernière du mythe osirien, - et ceci constitue une raison supplémentaire de l'intérêt d'évoquer picturalement ces marais impénétrables du Delta peints sur les parois murales des chambres funéraires de maintes sépultures privées depuis l'Ancien Empire -, que c'est dans leurs fourrés de papyrus, à Chemnis pour être plus précis, qu'en secret, Isis, après son accouchement, dissimula et éleva le jeune Horus enfant aux fins de lui éviter d'être physiquement agressé par Seth, son oncle, assassin de son père, et d'ainsi être à même un jour de partir reconquérir le trône qu'il lui revenait de briguer en tant que fils héritier d'Osiris.    
 

     Ces plantes de papyrus à l'ombelle constituée d'une profusion de souples fibres verdâtres représentaient également une sorte d'allégorie de la fraîcheur, de la verdeur physique, partant, de la jeunesse éternelle ; celle, précisément, recherchée par tout défunt aspirant à l'éternité. De sorte que, conséquemment, leur présence dans cette scène ne pouvait qu'obligatoirement, par la magie de l'image une nouvelle fois, assurer au propriétaire de la sépulture sa propre résurrection dans l'Au-delà.

    
     Par parenthèse, j'observe et aime assez que ces deux termes, - image et magie -, forment une parfaite anagramme : hasard heureux de notre langue, ils constituent comme une comme une carte de visite de l'art égyptien pour lequel une représentation n'est pas une fin en soi mais un moyen, d'initiation, d'envoûtement, de défense, de guérison aussi parfois ...

     De sorte qu'il ne vous faut jamais perdre de vue que l'image égyptienne est utilitaire : incorporant tout être à la hiérarchie cosmique, elle se veut donc instrument de survie.
    
     Mais revenons à notre végétation palustre.
    
     Vous imaginez bien que telle qu'ici stylisée, si remarquablement arrondie en son sommet, jamais elle ne se présentait ainsi dans la Nature : les tiges, aussi figées, aussi statiques, tellement droites, tellement bien rangées côte à côte, ne pouvaient qu'être agitées par le vent. Et se balançant, se frottant immanquablement les unes contre les autres, elles développaient un certain bruissement qui, disent les textes, suggérait les sons émis par un sistre, l'instrument de musique que traditionnellement jouait la déesse Hathor, - dont, soit dit en passant, le fourré de papyrus matérialisait le royaume ; Hathor, symbole de charme, de grâce et de séduction féminine, partant, personnification de l'Amour, cet amour absolument nécessaire à tout défunt pour accomplir son obligatoire régénération d'après trépas.

     N'en déplaise peut-être à d'aucuns, la connotation sexuelle est donc à nouveau ici flagrante !
 
 

     Au terme de ces quelques rencontres qui m'ont permis de décoder pour vous la célébrissime scène de chasse et de pêche dans les marais, autorisez-moi, amis visiteurs, de derechef énumérer les différents niveaux de lecture, les différents sens celés dans cette image égyptienne :

 

     1. Le sens mythique grâce à la réminiscence des combats victorieux des souverains des premières dynasties contre les ennemis du pays. Il est donc ici question, mutatis mutandis, d’une victoire du défunt contre sa propre mort.

 

     2. Le sens apotropaïque de la protection du trépassé face aux forces maléfiques dans son parcours personnel vers la régénération souhaitée dans l'Au-delà. 

 

     3. Et enfin le sens érotique qu'entend symboliser la nécessité de rapports sexuels préalables à cette renaissance, stimulés grâce à divers détails présents dans ces scènes, dont la perruque, les vêtements luxueux et transparents, l'éternelle jeunesse de ces femmes, le port de bijoux, le lotus arboré ou humé ne constituent pas la moindre des preuves ...

 

 

     Bien avant Épicure, le Grec, bien avant Lucrèce, le Romain, des artistes et des penseurs égyptiens avaient à leur manière déjà théorisé le plaisir des sens !

 

     Heureusement car bientôt, à l'horizon de la chair, du désir, des passions et des pulsions, viendra le judéo-christianisme et son "Enfer" qui, deux mille ans durant, tentera de juguler, voire de réprimer les corps et les esprits ...

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

ALTENMÜLLER  Hartwig, Le maître du tombeau en tant qu'Horus, fils d'Osiris - Réflexion sur le sens de la décoration murale des tombeaux de l'Ancien Empire en Égypte (2500-2100 av. J.-C.), dans Revue Ankh, n° 4/5, 1995-1996, pp. 196-213.

 

 

DEBRAY  RégisVie et mort de l'image, Paris, Gallimard, 1992, p. 31. 

 

 

DERCHAIN  PhilippeHathor Quadrifrons - Recherches sur la syntaxe d'un mythe égyptien, Istanbul, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut in het Nabije Oosten, passim.

 

 

DESROCHES NOBLECOURT  Christiane, Lorsque la Nature parlait aux Égyptiens, Paris, Editions Ph. Rey, 2003, 27-50.

 

 

GERMOND  Philippe, Bestiaire égyptien, Paris, Citadelles et Mazenod, 2001, p. 100..

 

 

GERMOND  Philippe, De l'observation naturaliste à la représentation imagée : les deux "poissons de la renaissance", symboles de vie et de régénération, Genève, BSEG 26, 2004, p. 27.

 

 

GERMOND Philippe, En marge du décor des tombes thébaines du Nouvel Empire. Quelques exemples du jeu symbolique des marqueurs imagés de la renaissance, dans Hommages à Jean-Claude Goyon, BdE 143, Le Caire, IFAO, p. 218.

 

 

ONFRAY  Michel, Décadence, Paris, Flammarion, 2017, pp. 323-36.

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2 mai 2017 2 02 /05 /mai /2017 00:00

 

     Observateur attentif des grands mouvements cosmiques (course solaire, alternance du jour et de la nuit ...) et des phénomènes géographiques locaux, tel le retour périodique de la crue dispensatrice de vie,  l'Égyptien allait progressivement construire une vision originale des débuts du monde et de son fonctionnement.  Le soleil apparaît comme le démiurge par excellence, organisateur d'un univers équilibré où chaque élément trouve "sa place en son temps". Le roi, héritier légitime et continuateur de l'oeuvre divine, a pour tâche essentielle le maintien de cette harmonie grâce au culte quotidien. Chaque individu, du paysan le plus modeste au puissant vizir, a sa place bien définie dans une société idéalement hiérarchisée.

 

     Or, ce monde, en équilibre parfait, reste cependant sous la menace d'une manifestation toujours possible des forces hostiles qui, maintenues à distance par les rites religieux et magiques, se tiennent en embuscade sur le pourtour du monde organisé, prêtes à se déchaîner dans les moments critiques de passages : alternance du jour et de la nuit, changement de saisons, d'année ou de règne. C'est en ces circonstances que l'équilibre universel est provisoirement rompu.

 

     Religion et magie ne s'opposent pas dans la pensée égyptienne, mais au contraire se complètent pour aider efficacement à la bonne marche du monde.

 

 

 

 

 

Philippe  GERMOND

Le monde symbolique des amulettes égyptiennes

de la collection Jacques-Édouard Berger

 

Milan, 5 Continents Éditions, 2005, p. 13

 

 

 

 

     Après le petit excursus de la semaine dernière dans le domaine de la littérature qui vint, je pense, bien à propos pour, si besoin en était encore dans le chef de certains, corroborer mes assertions exposées dans le premier des articles que j'escompte consacrer au décryptage d'une peinture murale récurrente au sein des chapelles funéraires, la scène de chasse et de pêche dans les marais nilotiques, et à mettre en lumière la symbolique érotique qui sous-tend plus spécifiquement celles du Nouvel Empire égyptien, - article applaudi par beaucoup qui, s'il ne déplut toutefois ouvertement qu'à un seul de mes lecteurs, entraîna non seulement le silence de maints autres d'habitude plus prolixes à manifester leur enthousiasme mais aussi, dernière "prise de position", la défection sur la pointe des pieds de quatre ou cinq d'entre eux qui se désabonnèrent d'ÉgyptoMusée -, vous étonnera-t-il, amis visiteurs, que j'aie évidemment choisi ce mardi, fidèle au projet que je m'étais promis de développer, de poursuivre avec vous ce décodage jugé par d'aucuns politiquement incorrect ?
 
     Portons donc l'éclairage sur la portion de droite de ce célèbre tableau : la partie de pêche que, dans un premier temps, j'ai pour l'illustrer jugé opportun de vous permettre de revoir grâce à celle peinte dans l'hypogée de Nakht, scribe et prêtre d'Amon à l'époque de Thoutmosis IV, proposée sur l'excellent site OsirisNet.
(À nouveau, merci Thierry) 
 
 
DE LA CONNOTATION ÉROTIQUE DE CERTAINES PEINTURES PARIÉTALES ÉGYPTIENNES : 3. LA SCÈNE DE PÊCHE DANS LES MARAIS

 

     Pas plus ici, vous en conviendrez après un regard attentif, que dans la scène de chasse qui lui est antithétique évoquée précédemment, et pour les mêmes raisons : vêtements de luxe, bijoux, perruques féminines, fleurs de lotus, frêle esquif , cette pêche dans les marais n'est en rien emblématique d'une stricte réalité issue du quotidien.

 

     Petit détail au passage : vous remarquerez que, interprétation personnelle de l'artiste, nous n'avons plus chez Nakht un bosquet central de papyrus à l'image de celui présent chez Neferhotep, mais plutôt un décor de fond, linéaire, constitué toutefois des mêmes plantes et des mêmes volatiles s'y ébattant. Si l'esprit de l'ensemble est resté parfaitement identique, vous admettrez que la figuration des marais a quelque peu changé. Ce qui, une nouvelle fois, me permet de mettre l'accent sur le fait que l'art égyptien n'est pas aussi immuable qu'il y paraît quand on veut bien se donner la peine de voir, et non de simplement , - oserais-je dire "bêtement" ? -, regarder ... 

 

     Concentrons-nous à présent, voulez-vous, sur la seule représentation de la pêche elle-même.

 

     Empruntant la dénomination à la langue allemande, les égyptologues ont coutume d'appeler "Wasserberg" (montagne d'eau), cette sorte d’excroissance verticale arrondie tout à fait incongrue d'apparence et qui symbolise une vague, - chez Nakht, bleue très foncée -,  dans laquelle seuls deux poissons différents sont harponnés ensemble par le défunt.

 

     Que signifie exactement cette métaphore ?

 

     Partant du principe qu'à l'instar de la chasse,  la pêche constituait une activité ressortissant au domaine du sacré, elle avait également un rôle à l’évidence apotropaïque : les proies, que ce soient volatiles ou poissons, figurant les ennemis de l’Égypte, il était primordial au défunt de les anéantir, puisque associées au chaos. Ainsi représenté en pleine action prédatrice, il apportait son concours pour éliminer "Isefet", les forces du mal.

 

     Mais vous devez aussi avoir à l’esprit que ce type même d’action fut, dès les premiers temps de l’histoire égyptienne, l’apanage des seuls souverains et qu'ainsi uniques intermédiaires entre les dieux et les hommes, ils accomplissaient de la sorte un rituel d’importance : le combat symbolique contre tout ce qui pouvait perturber la "Maât", cette notion parfois quelque peu abstraite à nos yeux mais si importante au pays des Deux-Terres, dans la mesure où elle permettait d'y maintenir l’ordre.

 

     Aussi vous faut-il mettre ces scènes en parallèle avec le mythe bien connu d'Osiris, tué par son frère Seth ; Osiris qui, grâce à son épouse Isis, a un instant recouvré ses facultés d'engendrer et la féconde afin qu'elle puisse donner naissance au futur Horus ; Horus qu'elle élèvera en des lieux tenus secrets pour éviter la vengeance de Seth menacé, par la présence de ce soudain héritier légitime, de voir lui échapper le trône et le pouvoir qu'il briguait ; lieux secrets qui, selon plusieurs passages des célèbres Textes des Pyramides, ne sont autres, précisément, que les fourrés de papyrus qui se développèrent en abondance dans les marécages égyptiens et  que vous retrouvez représentés dans les chapelles funéraires.

     J'y reviendrai la semaine prochaine,

 

 

     Le mythe osirien, s'il a commencé avec le meurtre du dieu, entraînant conséquemment la fin d'un règne, donc le désordre ("Isefet") toujours susceptible de menacer l'ordre établi, ("Maât"), s'achève en quelque sorte par la résurrection du dieu grâce à sa réincarnation dans son fils Horus : tout redeviendra "normal" puisque, la végétation nilotique constitua la cachette idéale de laquelle, jeune adulte, il s'en ira  reprendre le pouvoir qui lui revenait de droit.

 

     Et ainsi chaque souverain sera un nouvel Horus ; et ainsi chaque défunt qui se faisait représenter dans sa tombe chassant ou pêchant se trouvait par là même assimilé à la personne royale. Aussi se devait-il, la magie de l'image aidant, de mettre tout en oeuvre pour repousser définitivement les puissances négatives, quelles qu'elles fussent, susceptibles soit d'entraver, soit d'irrémédiablement perturber sa propre destinée dans l’Au-delà.

 

     Toutefois, dépassant la simple représentation d’un rituel ancestral permettant de personnellement triompher des dangers éventuels, cette scène de pêche porte elle aussi en elle une connotation érotique à envisager sous l'angle d'une régénération, d'une renaissance des trépassés. 

 

 

Neferhotep harponne - Croquis d'après Cailliaud

 

 

 

     Développons cette assertion en nous penchant à nouveau sur la figuration de cette scène de pêche relevée, souvenez-vous, dans l'hypogée aujourd'hui perdu de Neferhotep haut fonctionnaire palatial à l'époque de Thoutmosis III et de son fils Amenhotep II, - XVIIIème dynastie, donc -, par Frédéric Cailliaud : avez-vous remarqué, amis visiteurs que le harpon enfourche bizarrement deux poissons différents en même temps, placés ici l'un au-dessus de l'autre ? Le dessin est tellement net et précis que les ichtyologistes ont pu déterminer sans peine qu'il s'agissait d'un lates et d'une tilapia nilotica.

 

     Depuis un article du 3 juin 2008, vous n'ignorez plus je pense, que si le lates symbolisait le sacré, la tilapia, quant à elle, était synonyme de renaissance : les Égyptiens, très soucieux des phénomènes que la nature leur offrait, s'étaient en effet aperçu que cette espèce présentait la particularité d’incuber ses petits dans la gueule, juste après la ponte, les mettant ainsi bien à l’abri, et de recracher les alevins dès leur éclosion. C’est la raison pour laquelle ils admirent que ce poisson symbolisait la régénération.

 

     Dès lors, le défunt propriétaire du tombeau dans lequel figure cette "Wasserberg" s’appropriait, toujours par la magie de l’image, les vertus inhérentes aux deux poissons, à savoir essentiellement, pour ce qui le concerne au premier chef, l'indispensable devenir post-mortem, la régénérescence.

 

     L'égyptologue belge Philippe Derchain pense même que dans un contexte essentiellement funéraire, en plus d'être une métaphore de la fécondité, la tilapia en serait une de la jouissance. J'ajouterai, et ce détail est loin d’être mineur à mes yeux, que la langue égyptienne se servait du même verbe (setchet) pour signifier "transpercer à l’aide d’un harpon", mais aussi "s’accoupler", "éjaculer". 

 

     Il est dès lors avéré que nous sommes en présence ici d’une régénération métaphorique : pour renaître dans l’Au-delà, pour y poursuivre la vie qu'il avait connue ici-bas, le défunt avait besoin de surmonter les dangers, de les affronter pour mieux en triompher. Et pour ce faire, l'acte sexuel lui était nécessaire.

 

     Dès lors, comment mettre tout en oeuvre pour qu'il soit possible ?

 

     C'est là que nous retrouvons les symboles érotiques forts que sont les vêtements de lin fin, et leur transparence suggestive, les bijoux, les fleurs de lotus et, surtout, le port de la perruque auxquels j'ai déjà fait allusion en décryptant pour vous la scène de chasse au bâton de jet : nul besoin pour moi d'y revenir dans le détail aujourd'hui.

 

     Admirez une fois encore la représentation de la pêche dans la tombe de Nakht, la première que je vous ai proposée ci-avant : le défunt debout, superbement vêtu, est censé harponner les deux poissons. Derrière lui, son épouse, une fleur de lotus à la main ; et entre ses jambes, l'agrippant au mollet, une de ses filles : pensez-vous vraiment, amis lecteurs, que s’ils n’avaient pas indéniablement valeur érotique, tous ces détails vestimentaires seraient ainsi mis en évidence ? Pensez-vous vraiment que semblables tenues soient celles de pêcheurs dans les marais boueux ? Pensez-vous enfin que toute cette coquetterie déployée s’impose, convienne à ce type d’activité dans les régions palustres ?

 

     Il est indiscutable - et Ph. Derchain l'a définitivement démontré - que tout ceci constitue une allusion relativement discrète à la vie sensuelle, érotique des défunts.

 

     Aux fins de corroborer mes propos quant à la symbolique particulière qu'il faut attacher à certains animaux, je terminerai à nouveau par un petit détour dans la poésie amoureuse du Nouvel Empire, avec ce très court extrait libellé sur deux ostraca de Deir el-Médineh (numérotés 1635 et 1636) ; l'amante s'exprime  à propos de celui qu'elle aime :

 

     "... mon coeur défaille. Il a donné pour être caché que je passe le jour à le piéger comme des oiseaux et le pêcher comme des poissons ..." 

 

 

     Thématique récurrente donc, vous en conviendrez, amis visiteurs, que vous trouverez peinte ou gravée sur les parois de chapelles funéraires et qui fit aussi florès dans la poésie amoureuse du Nouvel Empire.

 

 

     En conclusion, et c’est bien là toute la pertinence d’une herméneutique portant sur l’image égyptienne, c’est bien là l’intérêt de suivre les dernières recherches en date des égyptologues comme celles des philologues qui se sont succédé depuis un siècle pour les analyser, je me dois d'ajouter que ces scènes recèlent à l’évidence plusieurs niveaux sémantiques, du littéral au symbolique, qui, si on peut leur trouver une indéniable indépendance, convergent néanmoins tous en définitive vers une seule et unique intention : après son trépas ici-bas, permettre la survie du défunt et sa renaissance dans l’Au-delà.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

ALTENMÜLLER Hartwig, Le maître du tombeau en tant qu'Horus, fils d'Osiris - Réflexion sur le sens de la décoration murale des tombeaux de l'Ancien Empire en Égypte (2500-2100 av. J.-C.), dans Revue Ankh, n° 4/5, 1995-1996, pp. 196-213.

 

 

ANGENOT  Valérie, Pour une herméneutique de l'image égyptienne, CdE 80, Fasc. 159-60, Bruxelles, A.E.R.E., 2005, pp. 11-35.

 

 

DE KEYSER  E., Scènes de chasse et pêche, CdE 43, Bruxelles, F.E.R.E., 1947. pp. 42-9.
 

 

DERCHAIN  PhilippeLe lotus, la mandragore et le perséa, CdE 50, n° 99-100, Bruxelles, F.E.R.E., 1975, passim.

 

 

ID.La perruque et le cristal, SAK 2, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 1975, passim.

 

 

ID. Pour l'érotisme, CdE 74, n° 148, Bruxelles, F.E.R.E., 1999, p. 265.

 

 

ID.La belle oiseleuse, CdE 77, n° 153-154, Bruxelles, F.E.R.E., 2002, p. 75.

 

 

LABOURY Dimitri, Une relecture de la tombe de Nakht, dans Tefnin R. (s/d) La peinture égyptienne ancienne. Un monde de signes à préserver, Monumenta Aegyptiaca 7, (Imago 1), Bruxelles, F.E.R.E., 1997, pp. 49-81. 

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25 avril 2017 2 25 /04 /avril /2017 00:00

 

 
     Parmi les nombreuses appréciations positives reçues à la suite de la publication de mon article de la semaine dernière dédié au décodage de la récurrente scène de chasse dans les marais nilotiques dans lequel j'avais "osé" mettre en évidence la symbolique érotique qui la sous-tend, j'en reçus un, unique, à charge : c'était le 19 avril dernier sur un des sites Facebook qui me font l'honneur d'accepter mes publications.
 
     Ce lecteur qui ne s'était auparavant jamais manifesté, m'écrivait :
 
 
     "ridicule"
     "juste consternant"
    "reflet tout a fait non démontrable d'une époque centré sur la sexualite brandie comme étendard et voulant s'immicer partout , je repette , affligeant"  
 

(Seuls les italiques et les guillemets constituent un ajout qui m'est personnel)

 

 

***
 
 
     Il est évident que feu les égyptologues belges que j'ai appelés à la barre n'étaient en rien des excités du bulbe, ni des pervers pépères gotlib...idineux. Et que leurs recherches en la matière, - que j'ai voulu synthétiser pour vous, - étaient étayées par une iconographie bien présente dans le corpus des peintures et des sculptures ; mais aussi par des textes consignés dans la papyrologie égyptienne ; ce domaine précis faisant l'objet de notre rencontre de ce matin, avant que je reprenne la semaine prochaine seulement le fil de mes projets originels : vous initier à la symbolique celée dans les scènes de pêche.
 
     Cet excursus imprévu me semble s'imposer aujourd'hui, -  digression incontestable celle-là, je présume -, qui vous emmènera au sein même de la littérature "classique" des rives du Nil antique avec, dans un premier temps, un extrait significatif du célèbre Conte des Deux  Frères", datant du Nouvel Empire, de la XIXème dynastie exactement ; puis, dans un second temps, avec quelques vers d'un poème d'amour, deux oeuvres que, dans un très vieil article, - 15 août 2008, cinq mois après la création de mon blog -, j'avais proposées à mes lecteurs d'alors aux fins de les persuader du sens, évidemment caché, qu'exprime la coiffure des dames dans le domaine de l'érotisme.
 
DE LA CONNOTATION ÉROTIQUE DE CERTAINES PEINTURES PARIÉTALES ÉGYPTIENNES : 2. PARENTHÈSE LITTÉRAIRE

 


     Mon premier exemple reprend donc un passage d’un conte à portée psychologique, oeuvre majeure dans le corpus littéraire égyptien, mettant en scène une femme mariée amoureuse du jeune frère de son époux, - rien que de très banal, parfois -, qui, dépitée par le fait qu’il dédaigne ses avances, décide de bassement le calomnier aux yeux de son mari.


     Certains d’entre vous reconnaîtront peut-être dans cette trame, à des degrés divers, autant l’épisode de Joseph et de l’épouse de Putiphar dans la Bible (Genèse) que l’histoire de Bellérophon et d’Anteia chez Homère (Iliade), ou celle de la relation entre Hippolyte et sa belle-mère Phèdre, narrée par Euripide.


     En égyptologie, il est convenu, je viens de le souligner, de donner à ce texte le titre de Conte des deux frères.


     L'histoire, dans la première partie tout au moins, se révèle finalement très simple : Anoupou, - que les Grecs, plus tard, traduiront par Anubis -, est ici un paysan propriétaire de sa terre. Il est marié. Le couple héberge Bata, jeune frère d’Anoupou. Nourri et logé, Bata aide vigoureusement son frère aîné dans les travaux des champs, tout en s'occupant également de conduire les bêtes au pâturage et, à l’occasion, de tisser des étoffes.


     Par ses désirs d’adultère inassouvis débouchant sur d’éhontés mensonges, l’épouse insatisfaite provoque l’inévitable discorde entre les deux hommes. A la fin de la première partie du conte, la vérité étant rétablie, elle sera tuée par son époux et jetée aux chiens.


     C’est sur un papyrus de 19 pages, rédigé en écriture hiératique, que l’on trouve la version la plus complète de ce Conte des deux frères : il est désormais convenu de le nommer "Papyrus Orbiney", en référence à Madame Elisabeth Orbiney, riche Londonienne qui, avec d’autres pièces, l'acquit lors d’un voyage en Égypte ; puis décida de le mettre en vente. Le Musée du Louvre se déclarant incapable de l'acquérir, - dans la mesure où le prix demandé dépassait ses ressources de l’époque -, le document devint en 1857 la propriété du British Museum où il est désormais consigné sous le numéro d’inventaire BM 10 183.

(Pour une version hiéroglyphique de ce papyrus, accompagnée de la traduction française de la première partie du conte, je convie mes amis intéressés à consulter le lien suivant : 
http://egycontes.free.fr/2freres.pdf).

  

     Découvrons à présent l’extrait visant à étayer la thèse défendue par feu l’égyptologue belge Philippe Derchain à laquelle je faisais allusion mardi dernier, à savoir : la connotation érotique accordée par les Égyptiens à la chevelure, ainsi qu'au port de la perruque.

 

 
     
Or quelques jours plus tard, alors qu’ils étaient au champ et qu’ils manquaient de semences, l’aîné envoya son jeune frère en lui disant : " Va vite, et rapporte-nous des semences de la ferme". Il trouva la femme de son frère aîné en train de se faire coiffer et lui dit : "Lève-toi et donne-moi des semences. Je dois vite retourner au champ car mon frère m’attend. Ne traîne pas".

     Elle lui répondit : "Vas-y toi-même; ouvre le grenier et prends ce que tu veux. Ne sois pas cause que ma coiffure reste en plan".

     Le jeune homme entra donc dans son étable pour y prendre une grande jarre car il voulait emporter beaucoup de semences. Il l’emplit d’orge et de blé et sortit avec sa charge. Elle lui demanda : " Quel est le poids de ce que tu as sur les épaules ?" Il répondit : " Trois sacs de froment, deux d’orge, en tout cinq sacs."  (1) Voilà ce que j’ai sur les épaules". (...) 

     Ce qui fit dire à la dame : " Que de force il y a en toi ! Chaque jour j’admire ta vigueur." Elle eut envie de le connaître comme on connaît un homme, se leva, le saisit et lui dit : " Viens, allons passer une heure au lit. Ce te sera profitable, car je te ferai de beaux vêtements."

     Alors le jeune homme devint comme un léopard qui entre en rage, à cause des vilains propos qu’elle lui avait tenus


     Dans la version qu’elle donne de la scène à son époux, la dame affirme :  


     "Lorsque ton frère est venu chercher des semences, il m’a trouvée seule et m’a dit : "Allons passer une heure au lit. Mets ta perruque."

 


(1) Ce que les égyptologues traduisent par "sac" était à l'époque une mesure de capacité  qui équivalait à plus ou moins 56 kilogrammes. Bata, si l'on en croit le texte, porterait donc ici une charge de quelque 280 kilogrammes sur ses épaules. Détail supplémentaire de force qui naturellement émoustille les sens de la dame disposée à être infidèle. 


     Pour mieux comprendre encore la connotation érotique qui se cache derrière le port de la perruque, je vous invite à maintenant découvrir, amis visiteurs, un second texte, un chant d’amour extrait du Papyrus Harris 500,
datant lui aussi de la XIXème dynastie.

 

     Pour la petite histoire, je préciserai simplement que ce papyrus fait partie de la collection que détenait l’amateur et marchand d’antiquités anglais Anthony Charles Harris (1790-1869) et que sa fille adoptive mit en vente en 1871. Ce fut le Bristish Museum qui en acquit l’ensemble, contenant ce que les égyptologues appellent le Papyrus Harris I (ou Grand Papyrus Harris); le Papyrus Harris II; le Papyrus Harris 500 qui contient deux contes et de la poésie ; et le Papyrus Harris 501 sur lequel a été copié un texte magique.

 

     "Écoutons" à présent la voix de l’Aimée ...

 

Mon coeur est une fois de plus envahi de ton amour
Alors que la moitié de la tempe seulement est tressée.
Je cours te retrouver.
Hélas, je suis dénouée.
Bah ! Je vais mettre une perruque et serai prête à tout moment.

 

 

     Il est aussi indéniable, à la lecture de ce très court poème que si la coiffure parfaite représente un véritable moyen de séduction, la perruque, toujours prête en cas de besoin, constitue le signe de l’amplification des désirs et de la totale et immédiate disponibilité amoureuse.


     On comprend par ces quelques vers que la jeune femme, prise d’un violent désir amoureux, ne peut en aucun cas se présenter à son amant, ses soins de coiffure non terminés. Fougueuse, elle n’hésite donc pas à se parer d’une perruque.

 


     Voilà bien la preuve, si besoin en était encore ce matin, qu’une coiffure impeccable, voire une perruque soignée, font également partie de la toilette d’une amante qui font manifestement office de signes de connivence : ils constituent un code invitant à l’amour. Ce sont donc, comme le port de certains vêtements et/ou de certains bijoux, tels que nous l'avons ensemble vu la semaine dernière, amis visiteurs, des détails à connotation érotique d'importance non négligeable.

 

 

 

ADDENDUM

(14, 45 H. )

 

 

     Il m'est plus qu'agréable, amis visiteurs, de vous donner à découvrir ce mardi après-midi, une version bien plus poétique que la traduction littérale que je m'étais contenté de proposer de l'extrait du poème égyptien qui clôturait mes propos de ce matin.

 

     Au sein d'échanges de commentaires que vous pourrez lire ci-dessous tout à l'heure, elle m'est, - elle vous est -, offerte par un très ancien et fidèle lecteur, Alain Yvars, l'auteur de l'excellent blog "Si l'art m'était conté".

 

     La voici :

 

 

Que faire ! Seule la moitié de ma tempe est tressée. 
Une fois de plus, mon coeur est envahi de ton amour.
Je cours te retrouver. Hélas ! je suis dénouée.
Bah ! Je vais mettre une perruque et serai à toi pour toujours.

 

 

Merci Alain.

Ton cadeau m'honore.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 


DERCHAIN Philippe, La perruque et le cristal, SAK 2, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 1975, passim. 

 

 

LEFEBVRE Gustave, Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris, Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonnneuve, 1988, pp. 144-6.

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18 avril 2017 2 18 /04 /avril /2017 00:00

 

     " C'est peu dire que l'image fut, durant plus de 3000 ans, au centre de la civilisation pharaonique, non seulement de son art mais aussi de toute sa pensée, puisqu'on peut considérer que, servant à construire, à animer et à écrire les idées les plus abstraites, elle fut le moteur de toute réflexion religieuse ou philosophique. On la rencontre partout, sur les parois des temples, sur les surfaces construites ou creusées des chapelles funéraires, sur les objets rituels ou d'usage profane, sur tous les éléments du mobilier et, fait exceptionnel, dans toutes les composantes du système de l'écriture.  (...)

 

     Sans doute, un ébéniste est-il un ébéniste, un maçon un maçon et un orfèvre un orfèvre, chacun maniant ses outils propres, de même qu'un agriculteur ou un puiseur d'eau. Il est clair qu'une part importante de cette décoration représente un spectacle de vie offert à la contemplation du défunt, destiné à éterniser certaines activités terrestres. Mais les progrès de l'égyptologie durant les dernières décennies, en matière de sémiologie notamment, ont démontré de manière irréfutable qu'une lecture au premier degré ne peut s'appliquer à toutes les images. Lire les scènes de "chasse et de pêche dans les marais" ou de "banquet" comme de simples divertissements familiaux, relevant donc du catalogue des scènes de la "vie quotidienne" consiste à ignorer tranquillement les travaux des égyptologues qui ont su en découvrir la polysémie et la profondeur symbolique. On ne saurait être trop clair : la lecture exclusivement documentaire des images égyptiennes mène à l'impasse et doit être abandonnée, cela quel que soit le type de public auquel on s'adresse."  

 

 

 

 

 

Roland TEFNIN

Recension de l'ouvrage de Aude GROS DE BELER,

Vivre en Égypte au temps de Pharaon.

Le message de la peinture égyptienne

 

dans CdE LXXX, Fascicule 159-160

Bruxelles, A.E.R.E., 2005,

pp. 175-6.

 

 

 

     Quelques mois avant de brusquement décéder, l'égyptologue belge Roland Tefnin stigmatisait une nouvelle fois, vous l'aurez compris en découvrant l'exergue que j'ai ce matin choisi pour vous, amis visiteurs, la lecture basiquement descriptive que d'aucuns persistaient, - et persistent encore -, à entreprendre des peintures pariétales des tombes de notables égyptiens de l'Antiquité.

 

     Accordant tout crédit à cette théorie, et dans le droit fil de ce que j'évoquai avant de prendre congé de vous, le 28 mars dernier, à savoir : la présence d'un évident érotisme au sein de l'art de la terre cuite dans l'Alexandrie de l'époque gréco-romaine, notamment avec des statuettes de harpistes ou de singes musiciens ithyphalliques, j'aimerais aujourd'hui entamer à nouveaux frais un programme de "lecture" approfondie, en trois parties successives, des célèbres et récurrentes scènes de chasse et de pêche dans les marais que citait le Professeur Tefnin ; et cela, aux fins d'entre autres y déceler ensemble la symbolique sexuelle qu'elles recelaient, au Nouvel Empire déjà, prouvant par là-même que les Gréco-Romains vivant en Égypte au IIème siècle de notre ère n'ont en la matière strictement rien innové.

     La plus connue de ces scènes de chasse et de pêche dans les marais, la plus souvent proposée sur le Net étant sans conteste celle figurant sur le mur ouest, dans la portion de droite du registre supérieur de la chapelle funéraire de Nakht (TT 52), qu'offre à notre admiration l'excellent site OsirisNet de Thierry Benderitter.  (Merci Thierry)

 

 

DE LA CONNOTATION ÉROTIQUE DE CERTAINES PEINTURES PARIÉTALES ÉGYPTIENNES : 1. LA SCÈNE DE CHASSE DANS LES MARAIS

 

     Ces prémisses posées, c'est, pour ce qui me concerne, d'une représentation similaire dans un autre hypogée, nettement moins connu, celui d'un certain Neferhotep, Directeur du Grenier sous Thoutmosis III et son fils Amenhotep II, qu'il me siérait de vous entretenir.

     "Nettement moins connu" constitue en réalité un euphémisme de ma part dans la mesure où, après qu'il eut été visité au XIXème siècle par l'archéologue nantais Frédéric Cailliaud, il a été totalement "oublié", s'est progressivement réensablé et, pour l'heure, n'a toujours pas été localisé.

     Indépendamment du fait donc que Cailliaud ne crut pas nécessaire d'en consigner l'emplacement exact, il a néanmoins laissé à la postérité des écrits et, surtout, des dessins qui, judicieusement, nous fournissent quelques détails du programme iconographique de la chapelle funéraire de ce Neferhotep ; sans oublier, vous allez la découvrir ci-après, une des gravures d'après les originaux de Cailliaud qu'en réalisa Bigant, un des artistes accompagnant Bonaparte lors de sa Campagne d'Égypte.

 

Cailliaud - Tombe Néferhotep-1

 

     Je le rappelai à l'entame de notre présent entretien, Roland Tefnin a parfaitement démontré qu'existaient deux, voire plusieurs niveaux de lecture, plusieurs approches épistémologiques d'une peinture égyptienne, réflexion à laquelle j'ajouterai qu'il serait tout à fait réducteur et erroné de considérer qu'elle se revendique d'une fonctionnalité uniquement esthétique : tel l'art tout entier de ce pays d'ailleurs, elle visait une autre finalité, - l'utilité -, dans laquelle la prépotence magique joua un rôle de premier plan.

 

     Penchons-nous donc à présent sur la scène de chasse au bâton de jet (ou au boomerang) dessinée par Cailliaud qui, chez Nakht comme aussi chez Neferhotep, se déploie sur la gauche du tableau.

(Ce qui n'est pas toujours le cas ...)    


Neferhotep - Scène de chasse au boomerang

 

     Qu'observez-vous, amis visiteurs  ?

 

     Le défunt, - la petite barbe très courte atteste ce statut -, dont le nom, Neferhotep, est inscrit dans la colonne au-dessus du visage, debout, en taille héroïque, jambes gauche en avant et droite posant sur les doigts du pied, en parfait équilibre sur cette pourtant bien frêle embarcation, accompagné de trois jeunes femmes, tout en maintenant un canard dans une main s'apprête, de l'autre, à lancer son bâton sur des oiseaux, - des canards essentiellement -, qui volent au-dessus du fourré de papyrus central : cela donne l'impression première qu'il chasserait quelque volatile de façon à assurer sa subsistance et celle des siens.
      Que voilà une délicate scène bucolique, tout empreinte d'une sérénité apollinienne, on ne peut plus réaliste !

     Réaliste ? Vous avez dit "réaliste" ?

 

     Réaliste l'esquif façonné à partir de tiges de papyrus voguant sans être dirigé par qui que ce soit ?  Et qui, nonobstant sa fragilité évidente, supporte quatre personnes dont l'une, tôt ou tard, sera peut-être amenée à poser un geste brusque, déséquilibrant l'embarcation ?

     Réaliste le fait que pour une partie de chasse dans des marécages forcément boueux, tout ce petit monde se présente ainsi en beaux et riches atours ? L'épouse et la fille du défunt ne rivalisent-elles pas de coquetterie dans leur robe moulante de lin fin, agréablement décolletée, le sein peu ou pas dénudé et dont un collier à plusieurs rangs de perles vient  harmonieusement parer la gorge, coiffées qu'elles sont en outre de leur lourde perruque tripartite ornée d'une fleur de lotus enchâssée dans un serre-tête noué à l'arrière ?

     Réaliste en ce lieu la mise de ce haut fonctionnaire palatial brandissant son arme de jet, portant lui aussi collier et bracelet(s), perruque arrondie et pagne court, - appelé "chendjit", vêtement  caractéristique de la garde-robe royale -, que recouvre une jupe transparente mi-longue s'arrêtant aux mollets ?

     Réaliste le geste de ces dames qui, s'agrippant l'une au torse, l'autre à la jambe du "chasseur", risquent  immanquablement d'entraver ses mouvements  ?

     Réaliste leur taille, par rapport à celle de Neferhotep ?

     Réalistes, les deux personnages masculins posés ainsi l'un au-dessus de l'autre à l'arrière de la scène et semblant se mouvoir dans l'apesanteur, dont l'un - (et probablement les deux) - avec un canard dans chaque main ?


     Au-delà de cette longue anaphore, l'énumération de tous ces détails scrupuleusement notés par l'artiste, détails pour le moins insolites, vous conviendrez sans peine que ce genre de représentation, superbe au demeurant, ne peut pas argumenter en faveur d'un quelconque réalisme de situation.
 

     Partant, puisque selon la théorie de Roland Tefnin approchée tout à l'heure, l'image égyptienne ne s'épuise pas à la saisie de son sens immédiat, premier, superficiel, il est temps à présent que nous débusquions vous et moi les symboles "cachés" au sein de cette célèbre scène de chasse dans les marais nilotiques.

     Quatre signifiants sont en fait à épingler : les canards maîtrisés par le défunt et celui encore visible des deux personnages masculins qui l'accompagnent à l'arrière de la scène, - en réalité, et selon les conventions de l'art égyptien, ce couple de serviteurs de Neferhotep évolue sur la rive du marais - ; les jeunes femmes à bord du même esquif que lui ; les fleurs de lotus qui les parent et, enfin, la perruque qu'elles arborent.

     Feu un autre égyptologue belge, Philippe Derchain, - définitivement suivi par l'ensemble de la profession -,  a magistralement démontré que chacun de ces détails, pris séparément, - (canard, jeune femme,  perruque, lotus ...) -, ressortissait au domaine de la symbolique érotique et, en outre,
 que leur présence conjointe matérialisait la volonté de renaissance, de renouvellement de vie que manifestait tout défunt. 

     Parce que la pensée égyptienne est ainsi duelle qu'elle peut indistinctement considérer un animal comme profitable et nuisible, - ainsi en est-il, par exemple, de l'hippopotame ou de certains félidés -, le canard constitue tout à la fois
 une promesse de sereine éternité, 
un élément important dans le processus de régénération et, conjointement, l'image de l'ennemi  potentiel à combattre : c'est la raison pour laquelle, au centre des deux scènes palustres que je vous ai montrées aujourd'hui, ceux qui voltigent au-dessus du bosquet de papyrus font l'objet d'une chasse de la part de propriétaire de la tombe : dans la mesure où ils sont aussi censés personnifier les forces maléfiques, ces volatiles palmipèdes pourraient considérablement entraver son avancée sur le chemin de sa propre renaissance, entraver son accession à la survie, entraver son éternité dans l'Au-delà ...  

      Cette chasse et, ne l'oublions pas, la pêche qui lui fait pendant à laquelle je vous initierai la semaine prochaine, 
apparaissent dès lors comme des gestes rituels posés par le trépassé de manière à canaliser toute éventuelle hostilité l'empêchant de légitimement prétendre à un devenir post-mortem.  

     Ces scènes ne nous donnent nullement à voir, vous l'aurez compris, l'une ou l'autre méthode d'acquisition de nourriture.

     Déprenons-nous définitivement de l'a priori selon lequel ces tableaux figureraient une chasse réelle :
 ils ont vocation prophylactique, dans la mesure où il s'agit, pour le défunt, de se protéger d'un danger éventuel. 

     Mais aussi mythique : en effet, ces deux activités cynégétiques furent, aux tout premiers temps de l'Égypte, réservées aux souverains : symboliquement, ils combattaient tout ce qui aurait pu être susceptible de perturber la Maât, de 
perturber le bon ordre ambiant, à commencer par les ennemis potentiels du pays des Deux-Terres.

     Neferhotep qui, je l'ai souligné tout à l'heure, porte ici le pagne royal et non pas un vêtement correspondant à son niveau social, désirant vraisemblablement être traité de pair à compagnon avec le roi, veut lui être assimilé pour,
 mutatis mutandis, vigoureusement repousser, par la magie de l'image, les forces hostiles, néfastes toujours susceptibles de dangereusement désorganiser sa propre seconde vie, dans l'Au-delà. 

     Évoquons à présent la coiffure, cette perruque tripartite portée ici par les jeunes femmes, l'épouse et la fille de Neferhotep, était celle qui caractérisait les divinités de la fécondité et de la maternité. Prenez conscience qu'à cette fertilité était évidemment liée l'idée de naissance. Et que par la médiation de cette chasse - (et de cette pêche) - dans les marais, le défunt cherche rien moins qu'à pouvoir renaître après son trépas ici-bas ...   

      Quant au lotus, considéré comme revivificateur, qu'il soit placé à l'avant du serre-tête, simplement tenu en main ou approché des narines pour être humé, il est aussi censé favoriser la renaissance solaire du défunt. C'est ainsi qu'indépendamment des oeuvres en ronde-bosse, la littérature funéraire égyptienne, notamment le Livre pour sortir au jour (ce que par facilité certains nomment encore Livre des Morts), en atteste : au chapitre 81 B, celui qui désire prendre l'aspect d'une fleur de lotus pour renaître en tant que Nefertoum, lotus primordial à partir duquel le soleil apparut, se doit de réciter cette formule :

    
 Ô ce lotus, cette image de Nefertoum, je suis quelqu'un qui connaît ton nom ; et je connais vos noms, ô tous les dieux de l'empire des morts, car je suis l'un de vous. Faites que je voie les dieux, les guides de la Douat, et donnez-moi ma place qui est dans l'empire des morts, au côté des maîtres de l'Occident ; que j'occupe ma place dans le pays sacré (...)



     Terminons à présent cette démonstration par une note sémantique en évoquant le bâton de jet avec lequel Neferhotep s'apprête à capturer l'un ou l'autre canard volant au-dessus du bosquet de papyrus. C'est peut-être un détail, mais assurément pas anodin :  le hiéroglyphe représentant ce bâton peut, dans la langue égyptienne classique, servir de déterminatif au verbe qema qui, tout à la fois, signifie "lancer", mais aussi "procréer".



     A la suite de tous ces éléments énoncés, j'espère que, comme moi, amis visiteurs, vous estimerez incontestable le fait que cette partie de chasse ne constituait en rien une vraie scène cynégétique mais qu'elle avait métaphoriquement valeur de régénérescence pour le défunt propriétaire des lieux : pour renaître dans l'Au-delà, pour y poursuivre la vie qu'il avait menée sur terre dans les meilleures conditions qu'il soit possible, il avait besoin de surmonter des obstacles, de les affronter de manière à mieux en triompher.

     Oiseaux, et certains poissons, nous le constaterons bientôt, matérialisaient ces obstacles, ces forces malveillantes. Quelques grands temples ptolémaïques d'ailleurs l'attestent : ainsi dans celui d'Edfou, les textes précisent que les poissons font indubitablement référence aux ennemis réels ou potentiels du pays, tout en ajoutant que les oiseaux sont identifiés à l'âme même de ces hommes.   

     Oiseaux (et poissons) participent aussi symboliquement des connotations érotiques présentes dans la mesure où, l'acte sexuel étant nécessaire pour chaque (re)naissance, tout semble mis en oeuvre pour le favoriser : perruque, bijoux, transparence suggestive des vêtements, etc.


     En guise de conclusion, permettez-moi de simplement faire remarquer que nous nous sommes ici fortement éloignés d'un premier sens de lecture qui eût voulu nous donner à penser que Neferhotep pratiquait chasse et pêche dans l'espoir de nourrir sa famille.

     Départons-nous une fois pour toute de cette idée simpliste !

     Vous aurez également compris que l'acception longtemps véhiculée de
 "scène de la vie quotidienne", voire "de la vie privée" n'a plus aucune raison d'être : l'artiste n'entendait nullement reproduire un épisode de la  simple quotidienneté d'un vivant : aurait une vision bien étriquée de l'art égyptien celui qui, dorénavant, voudrait encore nous faire accroire une analyse aussi captieuse.

     Comme le suggère avec beaucoup d'humour Pascal Vernus dans son excellent Dictionnaire amoureux de l'Égypte ..., ne promouvons pas ce genre de scène en musée Grévin du passé pharaonique !



     Aussi, après un premier sens de lecture qui fut celui des plus grands égyptologues du passé pensant l'oeuvre comme représentative d'une réalité, nous pouvons fort heureusement à présent, grâce aux progrès de la science égyptologique, en envisager un deuxième, relevant du domaine du mythe par la réminiscence faite aux combats victorieux des premiers rois d'Égypte contre les ennemis du Double-Pays.

     Ou encore un troisième qui se voudrait apotropaïque, à savoir le désir qu'a tout défunt de conjurer le mauvais sort, de définitivement éloigner toutes les puissances maléfiques qui tenteraient d'entraver son parcours personnel vers la renaissance.

     Ou enfin un quatrième, à connotation érotique celui-là, à destination eschatologique aussi : mettre tout en oeuvre pour que rapports sexuels il y ait de manière à permettre cette naissance post-mortem souhaitée ...

     Oeuvres récurrentes des chapelles funéraires durant toute l'Histoire égyptienne, cette scène de chasse (et de pêche) dans les marais n'avait en définitive d'autre fonctionnalité que celle d'assurer pleinement un Au-delà "vivable" aux trépassés.

 

     Mais fallait-il encore que nous soyons capables d'en décoder le sens ...
    

    

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

 

BARGUET Paul, Le Livre des Morts des anciens Égyptiens, Paris, Editions du Cerf, 1997, pp. 119-20. 

 

 

CHAUVET  Michel, Les aventures d'un naturaliste en Égypte et au Soudan - 1815-1822, Saint-Sébastien, Ed. ACL-Crocus, 1989, pp. 310-1. 

 

 

DERCHAIN Philippe, Hathor Quadrifrons - Recherches sur la syntaxe d'un mythe égyptien, Istanbul, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut in het Nabije Oosten, 1972, pp. 12.

 

 

DERCHAIN PhilippeLe lotus, la mandragore et le perséa, CdE 50, n° 99-100, Bruxelles, F.E.R.E., 1975, passim.

 

 

DERCHAIN PhilippeLa perruque et le cristal, SAK 2, Hamburg, Helmut Buske Verlag, 1975, passim..

 

 

DESROCHES NOBLECOURT Christiane, Lorsque la Nature parlait aux Égyptiens, Paris, Editions Ph. Rey, 2003, 27-50.

 

 

GERMOND PhilippeEn marge du bestiaire égyptien : un drôle de canard, Genève, BSEG 25, 2002-3, pp. 75-94. 

 

 

KOENIG Yvan, Magie et magiciens dans l'Égypte ancienne, Paris, Pygmalion, 1994, 29 et 131-85.

 

 

LABOURY Dimitri, Une relecture de la tombe de Nakht, dans Tefnin R. (s/d) La peinture égyptienne ancienne. Un monde de signes à préserver, Monumenta Aegyptiaca 7, (Imago 1), Bruxelles, F.E.R.E., 1997, pp. 49-81. 

 

 

TEFNIN Roland, En guise d'introduction .., in Catalogue de l'exposition "La peinture égyptienne ancienne, un monde de signes à préserver", Bruxelles, Centre Ouserhat, U.L.B., 1994, 11.

 

 

VERNUS Pascal, Dictionnaire amoureux de l'Egypte pharaonique, Paris, Plon, 2009, p. 959..

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28 mars 2017 2 28 /03 /mars /2017 00:00

 

 

     Parce que du printemps à l'automne 2013, sur ce blog, je vous emmenai, amis visiteurs, aux confins du Delta occidental du Nil, en Alexandrie d'Égypte, dans le but d'abondamment rendre compte de l'exposition que, cette année-là, consacra le Musée royal de Mariemont à la ville créée ex nihilo à la fin du IVème siècle avant notre ère en bordure de la Méditerranée par le fils de Philippe II de Macédoine, Alexandre III, dit "le Grand", (356-323), conquérant grec devenu d'autorité souverain égyptien ; parce qu'à l'automne 2016, après avoir lu l'été l'excellent ouvrage de la romancière d'origine belge Marguerite Yourcenar, j'entamai une série d'articles dédiés à Antinoüs et à son mentor, Hadrien, empereur romain devenu d'autorité souverain égyptien, j'eus l'opportunité d'évoquer cette ville cosmopolite où cohabitèrent, pas toujours cordialement, Grecs, Judéo-chrétiens et Égyptiens d'origine, il m'agréerait ce matin de m'y promener à nouveau avec vous pour y rencontrer quelques musiciens à l'époque où précisément Alexandrie était romaine.

     Cela me permettra, avant les deux semaines de congés belges de Printemps qui se profilent à l'horizon d'ÉgyptoMusée, d'apposer le point final à ces quelques échanges que nous eûmes vous et moi, amis visiteurs, consacrés à la musique égyptienne en général, et à la harpe plus particulièrement.     

 

     Souvenez-vous, le mardi 14 février dernier, je vous avais proposé de découvrir les harpes angulaires, - trigones les nomme-t-on également -, à partir du superbe exemplaire (N 1411) de la première vitrine de la salle 10 du département des Antiquités égyptiennes du Louvre, proposé ici par Ch. Décamps, un des photographes officiels du musée,

 

 

HARPE TRIGONE - Louvre N 1411 (C. Décamps)

 

 

que le cartel date sans autre précision de "Basse Époque", - que je préfère nommer Époque tardive -, alors que les musicologues penchent plutôt pour l'époque gréco-romaine, et plus particulièrement au IIème siècle de notre ère. 

 

     Si à votre admiration je le soumets derechef aujourd'hui, c'est parce que, dans un premier temps, ce type d'instrument exceptionnellement bien conservé constitue une des sources servant de référence incontournable pour une meilleure compréhension de ce que représentait la musique égyptienne bien après que les pharaons autochtones se fussent éteints.

     Dans le même ordre d'idée, à l'encontre de l'abondance des peintures murales de l'Ancien et du Nouvel Empires qui nous ont souvent accompagnés lors de nos précédentes rencontres, peu de sources égyptiennes du Haut-Empire romain restent à notre disposition, hormis, et celles-là, d'autant, sont importantes, les figurines de terre cuite, catégorie dans laquelle, parmi d'autres figurations de musiciens et de musiciennes, les harpistes sont en nombre considérable. J'y reviendrai au terme de notre entretien.

     Et dans un second temps, c'est aussi parce qu'à la différence des harpes cintrées qui ne furent plus vraiment en faveur dans l'Égypte gréco-romaine, la harpe angulaire, pour sa part, non seulement perdura mais aussi conserva sa forme originelle, ainsi que ses mécanismes d'accord : toujours pas de chevilles mais plutôt des cordes et des lanières de tissu ou de papyrus mêlées, que le musicien resserre à son gré.

 

     En Égypte, principalement dans la ville hellénisée d'Alexandrie, réputée dans le monde antique pour abriter un public de passionnés dont la culture musicale était considérée hors du commun, - Dion Cassius dans son Histoire romaine ne rapporte-t-il pas (LXIII, 27) que l'extravagant Néron, craignant de perdre le pouvoir, avait conçu le dessein, lui qui pratiquait la cithare à un haut niveau de passion, de se retirer à Alexandrie pour y terminer sa vie, espérant vivre de son talent en y donnant des récitals ? -, et dont le jugement critique était redoutable, notamment pour ce qui concerne la cithare, c'est au sein des cultes gréco-égyptiens en vigueur à cette époque, - ce qu'il est convenu d'appeler "cultes isiaques" -, ou romains , - essentiellement, souvenez-vous, celui voué à Antinoüs, le favori prématurément mort noyé dans le Nil de l'empereur Hadrien -, que bon nombre de cordophones, harpes angulaires, luths, lyres et cithares, furent employés, entre autres par des confréries de musiciens-artistes de théâtre qui, soit processionnaient pour prester ça et là de petits concerts de rues, soit éprouvaient régulièrement leur virtuosité respective lors de concours.

 

     Et à l'instar des athlètes qui avaient brillé dans certains jeux, nombre d'artistes ayant remporté ces compétitions musicales bénéficièrent de privilèges particuliers, mais aussi d'avantages financiers, - eh oui, déjà en ces temps-là ! - ; ce qui les autorisait à s'exhiber non seulement à travers l'Égypte mais aussi dans maintes cités du monde romain.    

     Ainsi, évoquons à nouveau Hadrien pour épingler l'édit qu'il signa, au IIème siècle de notre ère donc, aux fins d'entériner et de garantir aux artistes de la confrérie de Dionysos celles des libéralités accordées déjà par ses prédécesseurs sur le trône impérial, telles que l'exemption du service militaire, la dispense des services publics obligatoires, l'exonération d'impôts de tous leurs gains aux concours et dans les autres spectacles, le droit de ne limiter leurs mouvements sous nulle autre contrainte, le droit de ne pas être passibles de la peine de mort ...  

(Voir référence BGU dans ma bibliographie infrapaginale.)

 

     Avant de clore cette première partie de notre entretien, j'ajouterai que d'autres documents papyrologiques font état de la perdurance de ces spectacles jusqu'au siècle suivant, ainsi que des largesses impériales qui furent encore prodiguées par Caracalla et les souverains de la famille des Sévères, Septime et Alexandre ...

 

     Terminons maintenant, voulez-vous, en nous tournant, comme promis tout à l'heure, vers l'art de la statuaire alexandrine en terre cuite, parodique et souvent érotique, les instruments à cordes étant évidemment mis à l'honneur en son sein.

 

     Que j'eusse aimé, pour illustrer mon propos, que le site internet du Musée du Louvre en montrât divers exemples. Malheureusement, - oubli, censure délibérée ou, plus vraisemblablement, absence de clichés parce que ces statuettes somnolent dans les réserves non accessibles au public ? -, il vous faudra vous contenter, amis visiteurs, de brèves descriptions de ma part que seule la documentation écrite en ma possession me permet.

 

     La littérature et l'art de la terre cuite de l'époque le confirment, il est de notoriété publique que la satire, l'ironie, l'invective cruelle, - souvenez-vous du "Harpiste dévoyé" -, le goût de la caricature aussi font viscéralement partie de l'idiosyncrasie des Alexandrins. Les temps gréco-romains n'échapperont pas à cette complexion, qui la reprendront à leur compte - combien de représentations de singes assis jouant de la harpe ou de la lyre les musées ne contiennent-ils pas ? -, mais qui l'exploiteront dans un sens plus spécifique encore, ressortissant nettement au domaine de l'érotisme.

 

     L'Alexandrie romaine fut donc friande de figurations de cinocéphales musiciens exhibant un sexe disproportionné en guise de médiator,  - que chez nous, en Belgique, l'on nomme "onglet" -, destiné à gratter les cordes de leur instrument de musique.

     Dans les collections du Département des Antiquités égyptiennes du Musée du Louvre existent une statuette en terre cuite d'un cithariste ithyphallique de 14,2 cm de hauteur, répertoriée sous le numéro d'inventaire E 20661 et une représentation d'une joueuse de cithare, de 9,8 cm, assise sur un énorme phallus (E 20668) : ces deux objets sont parmi tant d'autres répertoriés dans le Catalogue des terres cuites gréco-romaines d'Égypte que l'égyptologue française Françoise Dunand publia en 1990.

 

    Indépendamment de la référence quelque peu obscène de semblables statuettes, il nous faut remarquer, amis visiteurs, que toutes, - qu'elles représentent des humains ou des animaux auxquels un rôle d'humain fut prêté -, impliquent uniquement les instruments à cordes.

     Une explication à cela ? 

 

       Avancer que la culture gréco-romaine, à Alexandrie ou ailleurs, favorisa l'érotisme ?

     Que me répondriez-vous si je vous prouvais - et je le ferai après le congé de printemps, à la mi-avril -, que la sensualité, que la sexualité, qu'un érotisme latent est sous-jacent dans la civilisation égyptienne, et cela, dès le Nouvel Empire ? 

 

     Avancer que, très souvent la langue égyptienne se régalant de double sens et de jeux de mots, au contact de la langue latine apprécia grandement la même amphibologie mâtinée d'un brin de grivoiserie : ainsi si vous comprenez que "neruus" latin nomme la corde de boyau d'une harpe, d'une lyre ou d'une cithare mais aussi le sexe mâle ; si vous admettez aussi que semblable ambiguïté érotique se retrouve dans "tractare" latin, verbe qui définit la manière de toucher les cordes de ces mêmes instruments, que  me répondriez-vous si j'avançais comme début d'explication que les "terracotta" de l'Alexandrie gréco-romaine ne pouvaient, elles aussi, pour ne pas être en reste, que développer une connotation érotique ? Qui ne fut pas, soyez-en convaincus, amis visiteurs, pour  déplaire aux citoyens de l'époque ... 

 

 

     Au terme de ces quelques considérations que je souhaitais partager avec vous pour clore notre dossier dédié à la musique égyptienne, permettez-moi de vous souhaiter à tous d'excellentes vacances de Printemps et de d'ores et déjà vous fixer rendez-vous au mardi 18 avril prochain.

   

     

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

BGU = Berliner Griechische UrkundenPapyrus documentaires grecs des musées égyptiens de Berlin, (Berlin, Neues Museum, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung), BGU VII, 1074. 

 

LEWIS  NaphtaliLa mémoire des sables - La vie en Égypte sous la domination romaine, Paris, Armand Colin, 1988, pp. 146-7.

 

 

VANDRIES Christophe, Harpistes, luthistes et citharôdes dans l'Égypte romaine. Remarques sur quelques singularités musicales, dans Revue belge de philologie et d'histoire, Tome 80, Fascicule 1, 2002, Antiquité-Oudheid, pp. 171-98.

(Consultable sur le site "Persée")

 

 

ZIEGLER ChristianeLa musique égyptienne, Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1991, p. 16.

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