Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d'usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Joachim DU BELLAY
Les Regrets
dans Kanters/Nadeau, Anthologie de la poésie française,
Le XVIème Siècle, Tome I,
Lausanne, Éditions Rencontre, 1966,
p. 335
Sans aucun critère de choix autre que celui, très confortable, de la stricte chronologie, je souhaiterais commencer par évoquer avec vous aujourd'hui, amis visiteurs, un conte datant du Moyen Empire, très vraisemblablement du début de la XIIème dynastie, qui ne nous est connu que par un seul exemplaire, ce qui le différencie d'autres textes de cette époque parvenus jusqu'à nous, intégralement ou parcellairement recopiés sous la dictée de leur maître, au Nouvel Empire, donc trois siècles après, par des élèves apprentis scribes, soit sur papyrus, (mais rarement car, onéreux, ceux-ci étaient plutôt réservés aux scribes déjà pourvus d'un don certain de calligraphie) ; soit sur tablettes de bois préalablement recouvertes de stuc, présentant l'incontestable avantage de pouvoir être lavées, puis réutilisées pour un autre exercice de copie ; soit, le plus souvent, sur ostraca, c'est-à-dire des éclats de calcaire dont il suffisait de se baisser pour les ramasser par poignées.
Loin de moi la volonté de lourdement insister sur un sujet qui pourtant m'a toujours tenu particulièrement à cœur en tant qu'Enseignant, mais il me faut vous concéder qu'au sein des travaux d'apprentissage de ces futurs lettrés égyptiens antiques se nichaient, - eh oui, déjà ! -, bien des fautes d'orthographe, bien des altérations diverses rendant parfois inintelligibles certains mots, partant, le sens de certaines de ces phrases qu'ils apprenaient à retranscrire.
Présentant la particularité relativement rare d'être complet et dans un remarquable état de conservation, hormis l'un ou l'autre terme effacé, le papyrus de 3,80 mètres dont j'aurai plaisir à vous proposer des extraits ce matin se compose de 189 lignes rédigées en écriture hiératique.
Par hiératique, comprenez une graphie rapide simplifiant le dessin des hiéroglyphes eux-mêmes. L'ensemble du texte se déploie verticalement : 123 colonnes (dont vous pouvez découvrir le fac similé des onze premières grâce à ce lien), auxquelles succèdent horizontalement 53 lignes, avant de se terminer à nouveau verticalement par 13 dernières colonnes ; le tout se lisant de haut en bas et de droite à gauche.
Ce document exceptionnel appartient aux collections du Musée de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg où il y est référencé sous le numéro 1115. Les différents égyptologues qui l'étudièrent et le traduisirent le désignèrent soit sous l'appellation "P. Ermitage 1115", soit "P. Léningrad 1115", voire parfois "P. hiératique Golénischeff 1115", simplement parce qu'il fut incidemment retrouvé aux environs de 1880 au fond d'un tiroir où il avait été relégué par on ne sait qui, on ne sait quand, et provenant d'on ne sait où, avant que le grand égyptologue russe que fut Vladimir Golénischeff s'y intéressât.
Et rien depuis n'est venu apporter la moindre once de renseignement permettant d'éliminer toutes ces interrogations quant à ses origines ...
Parce que monochrome, vous ne distinguerez évidemment pas au niveau du cliché ci-dessus, que les premiers signes hiératiques ont été inscrits en rouge : c'est, emprunté à rubrica latin, signifiant "terre rouge", ce qu'il est convenu d'appeler une rubrique, soit, dans ce cas, le début de la première section du texte, qui en tout en comporte dix-neuf.
Hormis la littérature gnomique, - parfois aussi appelée sapientiale -, c'est-à-dire les ouvrages de maximes, de sentences, de sagesses au sein de laquelle sont généralement nommés ceux qui les ont composées, les "belles lettres" égyptiennes, tout comme les œuvres d'art d'ailleurs, dans la plus grande majorité des cas, ignorent superbement l'identité de ceux qui les ont créées.
Différemment que sous l'angle de nos lois drastiques de propriété intellectuelle ou artistique, de plagiats et de peines qui en découlent inévitablement, il vous faut concevoir qu'en Égypte ancienne, s'approprier une oeuvre n'avait rien de délictueux : ainsi, au-delà de souverains qui, sans scrupule notoire, usurpèrent qui un monument, qui une statue, - souvenez-vous du Sphinx A 23 de la crypte du Louvre avec lequel vous avez pris connaissance en septembre dernier -, en y faisant simplement graver leur propre nom en lieu et place du cartouche de celui à qui l'œuvre avait originellement appartenu, certains scribes signèrent de leur patronyme des textes anciens qu'ils n'avaient pas hésité à plagier : probablement parce que peu de personnes étaient capables de lire, les Égyptiens n'accordaient-ils pas les mêmes valeurs que nous actuellement à l'incontournable "PLA", la propriété littéraire et artistique.
Ceci posé, même si n'y apparaît pas nécessairement le nom de l'auteur d'origine, de maigres indications terminent les papyri littéraires : c'est ce qu'il est convenu d'appeler le colophon.
Par exemple, celui qui clôture le P. Ermitage 1115 qui nous occupera aujourd'hui, indique :
" C'est (ainsi) qu'il doit aller (= le texte proprement dit) du début à la fin, comme cela a été trouvé écrit de l'écriture du scribe excellent de ses doigts, le fils d'Amény, Aménâa, - vie, intégrité, santé.
D'après cette note finale, il appert donc que le document soit la copie du manuscrit original du "Conte du Naufragé", - de l'édition princeps, est-il coutume de dire en bibliophilie -, rédigé par un certain Aménâa, vraisemblablement un personnage important de la XIIème dynastie dans la mesure où son nom est suivi d'une expression systématique destinée à honorer la mémoire d'une personnalité qui en est digne et que les égyptologues nomment "formule d'eulogie", à savoir : une phrase exclamative se déployant en trois souhaits valant pour son avenir post mortem.
Souvent abrégés en trois hiéroglyphes,
[ankh, oudja, seneb], ces vœux peuvent aussi être traduits, - je pense notamment à une des leçons des cours de Pierre Grandet et Bernard Mathieu référencés en note infrapaginale -, par cette proposition optative : puisse-t-il être vivant, intact et en bonne santé !
Après ces quelques propos introductifs, je crois qu'il est temps pour moi maintenant, amis visiteurs, d'enfin vous offrir les quelques passages promis de ce conte pour lequel, quant à sa forme, il me plaît encore de préciser qu'il est construit en abyme, comprenez qu'à l'instar des poupées russes s'emboîtant les unes dans les autres, trois récits autobiographiques, plus improbables, plus problématiques, plus antagoniques au fur et à mesure de leur énoncé, s'entremêlent ici. Mais, et voici là une autre particularité de l'œuvre : à la différence par exemple d'un autre immense classique littéraire de la même époque que nous aborderons la semaine prochaine, le roman de Sinouhé, aucun des trois intervenants n'est ici nominativement précisé, défini. Règne l'anonymat le plus complet que seule la fonction sociale de chacun d'eux vient quelque peu tempérer : un homme d'équipage égyptien, le maître d'une île lointaine et un roi d'Égypte narrent une situation dont le catastrophisme le dispute à la raison.
Les morceaux que j'ai choisis à votre intention illustrant la thématique de la navigation si chère à tout Égyptien relatent les aventures d'un marin engagé sur un bateau mandé pour rallier une région minière mais qui, malheureusement, fait naufrage lors d'une tempête, puis échoue en terre inconnue administrée par un imposant serpent divin, au corps d'or, chair des dieux, et doté de langage humain.
Ce dernier reçoit cordialement le naufragé, l'héberge quelques mois avant de lui permettre de rentrer chez lui, chargé de riches présents originaires de son île. De retour au pays, le marin égyptien est accueilli par son souverain auquel il offre les produits acceptés et entreposés sur le bateau venu le chercher.
En une sorte de contre-don, pratique cultuelle coutumière en Égypte ancienne, - et que pour les sociétés archaïques l'anthropologue français Marcel Mauss, j'eus déjà l'opportunité de le souligner précédemment, mit remarquablement en lumière dans son oeuvre maîtresse publiée en 1924, Essai sur le don -, le roi promeut le naufragé favorisé des dieux à grade supérieur et lui alloue un nombre signifiant de serviteurs pour le reste de ses jours.
De ces pénétrants extraits, je vous souhaite une excellente lecture.
Que ton cœur se rassérène, prince. Vois, nous avons atteint la Résidence. Le maillet a été saisi, le piquet d'amarrage a été frappé, l'amarre de proue a été posée sur le sol, une action de grâce a été rendue. Le dieu a été adoré. Chacun embrasse son semblable.
(...)
Je vais donc te raconter une chose qui m'est arrivée à moi-même étant sorti vers la mine du souverain [1] et étant descendu sur la mer [2] dans un bateau de cent vingt coudées de long, quarante coudées de large et où se trouvaient cent vingt marins, de l'élite de l'Égypte. Quand ils regardaient le ciel (ou) quand ils regardaient la terre, leur cœur était plus brave que (celui) des lions. C'est avant qu'elle ne fût venue qu'ils prédisaient la tempête et avant qu'il ne fût advenu,(qu'ils prédisaient) l'orage.
Une tempête se leva alors que nous étions en mer, et avant que nous eussions atteint la terre qu'on eût levé la voile, faisant un mugissement, une vague de huit coudées s'y trouvant. C'est un espar qui le brisa pour moi. Alors le bateau sombra, et ceux qui étaient dedans, aucun ne survécut. Je fus déposé sur une île par une vague de la mer, et je passai trois jours, étant seul, mon cœur étant mon (unique) compagnon.
(...)
Alors j'entendis un bruit de tonnerre et je pensai que c'était une vague de la mer. Les arbres se mirent à craquer, la terre à trembler. Je découvris mon visage et je m'aperçus que c'était un serpent qui venait. Il faisait trente coudées, sa barbe dépassait deux coudées, son corps était recouvert d'or, ses sourcils étaient en lapis-lazuli véritable, il était recourbé vers l'avant..
(...)
Alors il me mit dans sa bouche et m'emmena vers la place où il résidait. Il me déposa sans me faire du mal, me retrouvant intact sans m'avoir mutilé. Il ouvrit sa bouche vers moi alors que j'étais sur mon ventre devant lui. Alors, il me dit : "Qui t'a amené, qui t'a amené, homme (du commun) ? Qui t'a amené vers cette île de la mer dont les rivages sont les flots ?"
(...)
Alors il me dit : " N'aie pas peur, n'aie pas peur, homme (du commun). Que ton visage ne pâlisse pas (alors que) tu es arrivé à moi. (...) Vois, tu passeras mois après mois jusqu'à ce que tu aies fini de passer quatre mois dans cette île. Un bateau viendra de la Résidence, à son bord, des marins que tu connais. Tu retourneras avec eux à la Résidence et tu mourras dans ta ville. Combien est réjoui celui qui raconte ce qu'il a éprouvé après que les choses douloureuses sont passées.
(...)
Alors ce bateau-là vint comme ce qu'il avait prédit auparavant (...) Alors il me dit : "En bonne santé, en bonne santé, homme (du commun), vers ta maison. Tu reverras tes enfants, fais que mon renom soit bon dans ta ville. Vois, c'est ce dont je te charge."
Alors je me plaçai sur mon ventre, les bras courbés devant lui. Il me donna un chargement de myrrhe, d'huile-hekenou, de gomme aromatique, de baume, de galène, de queues de girafe, de grands morceaux d'encens, de défenses d'éléphant de chiens, de cercopithèques, de babouins, de toutes sortes de belles choses.
Alors je chargeai cela sur ce bateau. Il arriva que je me mette sur mon ventre pour adorer le dieu en sa faveur. Alors il me dit : "Vois, tu atteindras la Résidence dans deux mois. Tu serreras tes enfants dans tes bras et tu redeviendras vigoureux à la Résidence, tu seras inhumé".
Alors je descendis jusqu'au rivage près de ce bateau. Je me mis à appeler l'équipage qui était dans ce bateau, et je rendis des louanges, sur le rivage, au seigneur de cette île, et ceux qui étaient dedans firent de même.
Et nous voyageâmes en direction du nord jusqu'à la Résidence du souverain. C'est après deux mois que nous atteignîmes la Résidence, conformément à tout ce qu'il avait dit. Alors j'entrai vers le souverain. Je lui offris ces cadeaux que j'avais rapportés de l'intérieur de cette île.
Alors il adora le dieu en ma faveur devant le Conseil et le pays tout entier. Je fus promu Compagnon, je fus pourvu de deux cents serviteurs.
Notes
1. Probablement les mines de cuivre du Sinaï, selon Gustave Lefebvre. Et, suite à un échange sur le sujet la semaine dernière avec Thierry Benderitter, d'Osirisnet, j'ajouterai une précision : vraisemblablement celles de Serabit el-Khadim. (Merci Thierry.)
2. La mer Rouge.
* * *
Il m'est agréable d'adresser ici et maintenant mes remerciements les plus appuyés à Michel Dessoudeix, bien connu du Forum égyptologique qu'il m'arrive de fréquenter et des Toulousains auxquels il enseigne les arcanes de l'écriture hiéroglyphique qui, avec l'amabilité dont il a toujours fait preuve lors de nos échanges sur mon blog, a immédiatement accepté que je lui emprunte la traduction qu'il a proposée de ce texte dans son dernier opus en date consacré aux belles "Lettres égyptiennes" (référence ci-après) ; troisième volume d'une intéressante et passionnante anthologie constituant LA série que tout amateur de littérature égyptienne se doit impérativement de posséder en sa bibliothèque.
Merci Monsieur Dessoudeix pour les extraits ci-dessus que vous m'avez si généreusement permis d'insérer dans mon présent article ; mais également pour la remarquable somme que constituent vos trois ouvrages parus chez Actes Sud en 2010, 2012 et 2016, sans oublier l'indispensable et incontournable "Chronique de l'Égypte ancienne", chez le même éditeur, en 2008.
BIBLIOGRAPHIE
DESSOUDEIX Michel, Le conte du Naufragé, dans Lettres égyptiennes, Volume III, La littérature du Moyen Empire, Arles, Actes Sud, 2016, pp. 10-47.
GOLÉNISCHEFF Vladimir, Le papyrus n° 1115 de l'Ermitage impérial de Saint-Pétersbourg, dans Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes pour servir de bulletin à la mission française du Caire, publié sous la direction de G. MASPERO, Volume XXIII, Paris, Librairie Honoré Champion éditeur, 1906, pp. 73-112.
GRANDET Pierre/MATHIEU Bernard, Cours d'égyptien hiéroglyphique, Volume I, Paris, Éditions Khéops, 1990, p. 146.
LEFEBVRE Gustave, Le conte de Naufragé, dans Romans et contes égyptiens de l'époque pharaonique, Paris, Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, 1988, pp. 29-40.
MASPERO Gaston, Conte de Sinouhé, dans Les Contes populaires de l'Égypte ancienne, Paris, Libella, 2016, pp. 223-35.
ID. , Notes sur le Conte du Naufragé, dans Recueil de travaux relatifs à la philologie et à l'archéologie égyptiennes et assyriennes pour servir de bulletin à la mission française du Caire, publié sous la direction de G. MASPERO, Volume XXIX, Paris, Librairie Honoré Champion éditeur, 1907, pp. 106-9.
MATHIEU Bernard, L'Enseignement de Ptahhotep, dans Visions d'Égypte - Émile Prisse d'Avennes (1807-1879), Catalogue d'exposition, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2011, p. 84.
VAN DE WALLE Baudouin, La transmission des textes littéraires égyptiens, Bruxelles, Édition de la Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, 1948, pp. 5-39.