" Il n'y a pas de nature, il n'y a pas de culture, il y a le monde. On l'améliore par l'art, dont les gestes sont parfois un fragment. "
Charles DANTZIG
Le Traité des gestes
Paris, Grasset, 2017
repris de Adrien GOETZ
Gestes du Louvre, gestes de tous
dans Grande Galerie. Le Journal du Louvre n° 42
Paris, 2017, p. 29
Voilà : il a pris l'avion ! Il s'en est allé au devant d'une nouvelle et exaltante aventure : quitter les quais de Seine en jetant un regard discret sur la coupole de l'Académie française sous laquelle Jean d'Ormesson, le dernier grand thuriféraire de notre si belle langue, ne siégera plus ; passer "D'un Louvre à l'autre" et rejoindre un temps, exactement du 21 décembre prochain jusqu'au 7 avril 2018, une autre coupole, étoilée, spectaculaire, de 180 mètres de diamètre recouvrant les cinquante-cinq bâtiments de cette nouvellement inaugurée médina de la Culture, à Abu Dhabi, où il escompte bien se donner à connaître, lui le haut fonctionnaire aulique remarqué par Psammétique II, souverain de la XXVIème dynastie égyptienne, en représentant son pays à la première exposition temporaire qui y est organisée, tout à côté qu'il sera d'un Moaï kavakava de l'Île de Pâques qui, pour sa part, a aussi quitté un musée parisien, celui du quai Branly, et avec lequel il essaiera vraisemblablement de converser ...
Maintenant seul avec vous, amis visiteurs, dans la salle 2 du Département des Antiquités égyptiennes après que Nakht-Hor-Heb, - car c'est bien de lui qu'il s'agit à nouveau, vous l'aurez reconnu, qui, plusieurs semaines durant, nous a expliqué qui il fut et ce qu'il fut -, s'est envolé vers des cieux bien plus bleus, je souhaiterais, avant de nous diriger de conserve vers la salle 3 en janvier prochain, répondre, lors des deux derniers rendez-vous que j'ai programmés en cette fin d'année, à certaines questions qui me furent posées durant la semaine écoulée et, notamment, évoquer la notion si importante en Égypte antique de "formule d'offrande".
La sienne, il nous l'a précisé, mettant très fortement l'accent sur ses titres et qualités, se déployait à même les faces du socle qui l'accueillit, agenouillé, hiératique, les mains posées à plat sur les cuisses, geste "fragment de l'art", retenu par les Égyptiens de l'époque pour symboliser la prière,
pour manifester le respect, la déférence d'un particulier vis-à-vis d'un roi et de la, - ou des -, divinité(s) qu'il sollicite, aux fins d'assurer son éternité dans l'Au-delà grâce précisément à ce type d'incantation.
Profitant de l'opportunité qui m'est donnée par la concision des formulations lues sur ses différents monuments, j'aimerais proposer à tous mes visiteurs de Facebook d'en découvrir ce matin une autre, bien plus prolixe celle-là, - ceux des fidèles lecteurs de mon blog s'en souviendront certainement -, ayant été gravée sur un linteau de la porte de la chapelle funéraire d'un certain Kaâper, pas le plus que célèbre Cheik el-Beled du Musée du Caire, mais un homonyme, celui dont nous avions entrevu la partie supérieure de la tombe à Abousir, en mai 2010 ; celui dont plusieurs reliefs issus de pillages avaient été achetés par divers musées dans le monde et dont l'un d'entre eux fait actuellement partie des Aegyptiaca qui assoient durablement la richesse et la renommée de la Fondation Martin Bodmer - Bibliotheca Bodmeriana - à Cologny, près de Genève.
J'ai la chance et le plaisir de virtuellement connaître plusieurs personnes passionnées d'égyptologie qui ont visité ce Musée, notamment Corinne , une "voisine" liégeoise qui m'a permis de lui emprunter ce cliché de l'intégralité du monument réalisé avec le recul nécessaire de manière qu'il nous apparaisse sur toute la longueur de ses quelque trois mètres, - pour seulement 22,5 centimètres de hauteur et de 3,5 à 5 cm de profondeur ;
et, bien évidemment, mon amie genevoise qui m'a offert tous les autres clichés qu'elle a pris de ce relief et qui émailleront notre présent rendez-vous, ainsi que celui de la semaine prochaine, l'ultime avant de prendre congé de vous et de 2017.
(Grand merci à toi aussi, qui te reconnaîtras.)
Offrande que donne le roi et (que donne) Anubis qui préside à la chapelle divine et à la nécropole : qu'il soit enterré dans la nécropole en tant que détenteur de privilèges, qu'il atteigne une très belle vieillesse auprès du grand dieu et que l'on invoque pour lui (des offrandes consistant en) pain, bière, viande, volaille (lors de) la fête de Thot, le premier de l'an, le nouvel an, la sortie de Min, la fête du feu, le premier du mois, chaque fête, chaque jour, (pour) le chambellan royal, le prêtre d'Heqet, le magistrat et administrateur, Kaâper.
Voici donc, traduite par les égyptologues suisses Sandrine Vuilleumier et Jean-Luc Chappaz référencés dans ma bibliographie infrapaginale, l'intégralité de la formule d'offrande de Kaâper dont, parallèlement aux explications que je vous donnerai aujourd'hui, je vous invite à d'ores et déjà admirer dans l'incipit par lequel nous allons commencer le soin apporté par le lapicide à la graver en léger relief de beaux et fins hiéroglyphes
En guise de simple introduction, permettez-moi de préciser que ce Kaâper fut lui aussi, quelque deux mille ans avant Nakht-Hor-Heb, un important fonctionnaire royal auréolé de nombreux titres tels que, notamment, scribe des terres de pâturage du bétail tacheté ; scribe, puis inspecteur des scribes du département des documents royaux se rapportant à l'armée de plusieurs forteresses des zones frontalières ; surveillant de tous les travaux du roi, puis architecte en chef responsable des bâtiments royaux sur tout le territoire égyptien ...
Mais qu'est-ce donc qu'une "formule d'offrande" ??
Il s'agit d'un texte invocatoire qui, dès l'Ancien Empire, comporta cinq éléments se déclinant dans un ordre bien défini : l'en-tête, invariable (Offrande que donne le roi) ; le nom de l'un ou l'autre dieu, essentiellement à connotation funéraire ; le verbe d'action, lui aussi immuable (donner) ; l'énoncé d'une succession de produits alimentaires et se terminant par le prénom du défunt auquel cette "prière" s'adressait, souvent assorti de ses titres et qualités, parfois de l'une ou l'autre spécification d'ordre généalogique.
Pour diverses raisons politiques et/ou religieuses, le texte un temps figé, évolua suivant les époques, tant au niveau de la forme, - quelques graphies nouvelles apparurent -, que du fond : aux denrées de base, pain, bière, viande, volaille, vinrent s'en ajouter d'autres comme le vin ou le lait, différents biens comme des tissus ou des ustensiles de vaisselle mais aussi, parfois, l'un ou l'autre souhait personnel du défunt.
Abordons à présent, voulez-vous, le linteau si élégamment gravé du mastaba de Kaâper que vous lirez, comme de tradition, en partant de la droite et en vous dirigeant vers la gauche ; et voyons si, in fine, le texte respecte la formulation classique que je viens de brièvement vous définir.
Offrande que donne le roi et (que donne) Anubis
Avec "Htp di nsw.t" - prononcez "hétep di nésout" -, Offrande que donne le roi, nous sommes donc bien en présence de l'incipit obligé de cette formulation. Les deux premiers hiéroglyphes, le roseau des marais (1) et la galette de pain en dessous (2), symbolisent le roi de Haute-Égypte : ensemble, ils se traduisent littéralement par : "Celui qui appartient au roseau", dans la mesure où cette plante figure l’emblème du sud du pays, comprenez : la Haute-Égypte.
Le troisième signe, un pain sur une natte concrétise le concept de l'offrande ; et le quatrième, le triangle, correspond à une des formes conjuguées du verbe "donner".
En toute logique, respectant ma numérotation, au lieu de "Offrande que donne le roi" que je viens de vous dire, je devrais donc traduire cette suite de pictogrammes par : " Le roi (1-2) offrande (3) donne (4) ", ce qui, convenez-en ne respecte guère notre langue française mais respecterait mieux la langue égyptienne car la première place qu'occupent ici les hiéroglyphes symbolisant le roi constitue ce que les égyptologues sont convenus d’appeler soit une métathèse de respect, soit une antéposition honorifique, c'est-à-dire une inversion sémantique par rapport à la logique de manière à mettre la personne royale en exergue, de manière à porter sur elle l'éclairage, avant n'importe quelle autre indication.
Quant au cinquième élément dessin gravé, ce superbe chacal assis, il concrétise le fait qu'aux premiers temps - à tout le moins au début de la Vème dynastie -, ces souhaits étaient subordonnés aux consentements conjoints du souverain, "patron" séculier de la nécropole et d'un dieu, Anubis ici en l'occurrence, divinité protectrice de cette même nécropole qui, comme l'indique la suite du texte sur le linteau :
préside à la chapelle divine et à la nécropole.
Parfois, ce seront d'autres divinités à connotation funéraire, Osiris, ou Ptah, ou Min ..., voire l'une ou l'autre ensemble, qui seront également convoquées par le défunt.
Roi et dieu(x) accordaient donc de conserve plusieurs avantages aux privilégiés à récompenser, dont pourvoir à son alimentation n'était évidemment pas le moindre.
Par la suite, la formule se modifia dans la mesure où le roi, initiateur des offrandes, faisait oblation au dieu, devenu ainsi bénéficiaire premier, pour qu'il les rétrocède à un défunt, "allocataire" final : Offrande que donne le roi à Anubis, pourriez-vous lire dans ce cas.
Les nombreuses variantes rencontrées au cours des temps dans le libellé des formules d'offrandes, notamment aux XIIème et XIIIème dynasties (Moyen Empire/Deuxième Période Intermédiaire) - sur lesquelles il serait fastidieux et trop pointu d'insister aujourd'hui -, constituent d'évidence, vous l'aurez compris amis visiteurs, autant de critères stylistiques permettant aux égyptologues de dater avec une certaine précision le monument sur lequel elles figurent.
Avant de poursuivre, qu'il me soit également permis un nouvel excursus pour simplement mentionner, sans là aussi entrer dans de trop lourdes considérations lexicologiques, que certains égyptologues contemporains ont choisi de ne plus entériner la traduction classique de leurs pairs, Offrande que donne le roi, et de voir en ces termes des sens grammaticaux différents - verbe ou substantif ? ; formule descriptive ou optative ? Ils préfèrent alors traduire par Daigne le roi accorder une offrande à ... ou Puisse le roi ... ou Veuille le roi ... ou encore Qu'il (le roi) daigne accorder ...
Mais tout ceci, que je ne fais que citer par simple souci d'exhaustivité, mériterait évidemment d'être développé au sein d'un vrai cours d'apprentissage de la langue égyptienne, ce que mon modeste blog n'a nullement la prétention d'être ...
L'incipit terminé, l'invocation proprement dite peut commencer avec d'abord le vœu que Kaâper soit enterré dans la nécropole en tant que détenteur de privilèges.
Ensuite, qu'il atteigne une très belle vieillesse auprès du grand dieu.
Comment ne pas songer, en lisant semblables souhaits, à ce passage que nous avons jadis rencontré dans les Maximes de Ptahhotep, précédant immédiatement le colophon :
J'ai obtenu cent dix ans de vie,
que m'a accordés le roi,
(...) pour avoir pratiqué la maât pour le roi,
jusqu'à la place de la vénération (comprenez : le tombeau).
Sur le linteau de Kaâper vont ensuite être énumérées les offrandes alimentaires proprement dites : c'est, si vous y consentez, amis visiteurs, ce que nous découvrirons ensemble mardi prochain, 19 décembre, avant que je vous octroie le congé scolaire de fin d'année auquel, très probablement, vous aspirez grandement ...
BIBLIOGRAPHIE
BARTA Windfried, Aufbau und Bedeutung der altägyptischen Opferformel, Glückstadt, ÄgForsch 24, 1968, passim
MASPERO Gaston, La table d'offrandes des tombeaux égyptiens, Études de mythologie et d'archéologie égyptiennes, Tome 6, Paris, Leroux, 1912, pp. 365-9.
SAINTE FARE GARNOT Jean, Religions de l'Égypte, dans École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses, Annuaire 1948-1949, pp. 35-8.
(Site "Persée")
VUILLEUMIER Sandrine, CHAPPAZ Jean-Luc, Une offrande que donne le roi, dans "Sortir au jour" - Les aegyptiaca de la Fondation Martin Bodmer, Genève, Édition Fondation Martin Bodmer Cologny et Société d'égyptologie Genève, 2002, pp. 71-5.